Qu'est-ce que Twin Peaks en 2017 ?
Difficile de l'ignorer : Twin Peaks est de retour. Sous la houlette de la chaîne Showtime, Mark Frost et David Lynch ont remis le couvert vingt-ans après la fin des aventures de l'agent Cooper pour livrer une troisième saison.
Difficile de l'ignorer : Twin Peaks est de retour. Sous la houlette de la chaîne Showtime, Mark Frost et David Lynch ont remis le couvert vingt-ans après la fin des aventures de l'agent Cooper pour livrer une troisième saison. Se posent alors deux questions : qu'est-ce que Twin Peaks en 2017, et surtout, que peut être Twin Peaks en 2017 ?
Voir Mark Frost et David Lynch ressusciter leur mythique série Twin Peaks plus de vingt-cinq ans après son annulation, au terme d'une seconde saison en demi-teinte, c'est un peu comme apprendre qu'un groupe de rock légendaire s'est reformé pour enregistrer un nouvel album. Sur le papier, c'est une bonne nouvelle. Dans les faits, on se rend bien vite compte que l'âge, le poids de l'héritage et l'évolution du contexte artistique produisent des œuvres bien souvent parfaitement oubliables : qui écoute encore les deux albums des Stooges sortis en 2007 et 2013, ou les trois (!!!) albums des New York Dolls sortis en 2006, 2009 et 2011 ?
Fondamentalement, les écueils potentiels sont les mêmes pour les deux co-auteurs de Twin Peaks. Malgré leur indéniable street-cred artistique (David Lynch est suffisamment reconnu pour qu'on puisse couramment employer l'adjectif "lynchien" et Mark Frost est une légende pour avoir créé la série qui allait donner ses lettres de noblesse à la fiction télévisuelle, Hill Street Blues), ils n'avaient rien produit pour le cinéma ou la télévision depuis une dizaine d'année pour Lynch et une quinzaine d'année pour Frost.
De plus, avec le temps, Twin Peaks a dépassé son simple statut de création par Frost et Lynch. Au fil des années, de nombreux auteurs se sont inspirés de Twin Peaks, offrant en creux leur propre vision de la série. Ce faisant, ils ont contribué à définir ce qu'est une série "à la Twin Peaks", et donc rétroactivement ce qu'était Twin Peaks. Sans compter que les expérimentations des co-créateurs et leurs rapports tendus avec la chaîne ABC avaient contribué à faire de la série une œuvre imparfaite à laquelle les fans eux-mêmes reconnaissent des défauts. Sur bien des points, les séries post-Twin Peaks ont eu l'opportunité de raffiner la "formule" élaborée par Lynch et Frost en gardant les aspects les plus efficaces et en se débarrassant de certaines expérimentations peu concluantes.
Enfin, le contexte télévisuel dans lequel Twin Peaks est apparue est bien différent de celui que nous connaissons actuellement. Premièrement, la fiction télévisuelle était à l'époque bien moins ambitieuse. S'il existait indéniablement d'excellentes séries (Dream On et Seinfeld ont débuté à peu près en même temps que Twin Peaks), le paysage télévisuel était loin de l'actuelle diversité désignée sous le terme peak TV. Là où la série de Frost et Lynch se démarquait immédiatement dans un contexte dominé par la sitcom et le soap opera, elle revient à un moment où des séries comme LOST, The Leftovers, True Detective, Fargo savent tout à la fois faire preuve d'audaces narratives et visuelles et s'attirer les faveurs du public et de la critique. Outre un pur effet de concurrence, cette évolution du paysage audiovisuel prive Twin Peaks d'une certaine assise référentielle. Lorsque Frost et Lynch ont commencé à travailler sur leur série à la fin des années 80, le public était imprégné de la culture du soap opera, le genre était quasiment incontournable à la télévision. Dès lors, ils avaient toute latitude pour parodier et détourner les codes d'un genre que le public maîtrisait à la perfection. C'est d'ailleurs en partie ce déraillement de la logique du soap opera qui a permis à la série de mettre en scène une galerie de personnages mémorables. Que faire alors, vingt-cinq ans plus tard, lorsque la diversité des offres et le téléchargement font que le public-cible de cette nouvelle saison de Twin Peaks n'a sans doute jamais vu un seul épisode de soap opera de sa vie ?
La solution qu'ont trouvé Lynch et Frost semble tout simplement d'avoir supprimé les références au soap pour se concentrer sur la mythologie de la Loge Noire et de ses habitants. Cette saison 3 reprend donc le cours des événements montrés à la fin de la saison 2 et dans le film Twin Peak Fire Walk With Me : l'agent spécial Cooper est piégé dans la Loge Noire alors que son doppelgänger créé par BOB est libre. Dans le double épisode qui fait office d'introduction à cette nouvelle saison, les enjeux sont d'ailleurs clairement posés. Après 25 ans à arpenter le monde physique, BOB doit retourner dans la Loge Noire. Alors qu'il s'y refuse, les autres esprits de la Loge, MIKE et The Man From Another Place, renvoie donc Cooper dans le monde physique pour arrêter BOB.
Même s'il est un peu injuste de juger une saison de 18 épisodes sur la teneur de ses 4 premières parties, le début de cette troisième saison apparaît donc comme assez sage. Son aspect le plus radical consiste surtout à considérer que les spectateurs ont une connaissance suffisamment développée de la série et de son univers. Pour le reste, malgré certains passages cryptiques, la série déroule le programme énoncé : Cooper est renvoyé sur Terre, BOB résiste à son retour dans la Loge Noire en créant un autre double. Même les autres lignes narratives peinent à surprendre : le double meurtre dans la petite ville de Buckhorn est selon toute évidence un affaire "Rose Bleue", c'est-à-dire mettant en cause des habitants de la Loge Noire. Le fait que le doppelgänger tue l'esprit vraisemblablement responsable du double meurtre n'est pas fondamentalement surprenant puisqu'on sait depuis la première série que les esprits de la Loge n'hésitent pas à s'affronter. La seule véritable nouveauté consiste dans cette boite en verre, conçue par un mystérieux commanditaire pour capturer les habitants de la Loge. Néanmoins, ce genre de mystère ne perturbera pas vraiment un public qui a déjà vu LOST.
Au terme des quatre premiers épisodes, bien plus que le retour de Twin Peaks, on a surtout l'impression de voir une série "à la Twin Peaks", traversée de séquences mystérieuses "à la David Lynch". Non seulement la focalisation autour de la Loge Noire (elle apparaît même dans le générique de cette nouvelle saison) se fait largement au détriment de la construction de nouveaux personnages et c'est en cela que, bien que son nom soit au générique de tous les épisodes, on peine à reconnaître la marque de Mark Frost. Mais, en plus, la relative clarté des enjeux tranche avec la narration de la première série où chaque élément était une fausse piste potentielle, tant pour le jeune agent Cooper que pour le spectateur. Ici, même les séquences les plus impénétrables apparaissent comme des étapes d'un récit globalement clair. On ne connaît pas tous les détails du fonctionnement des esprits de la Loge Noire mais on comprend leurs intentions et c'est suffisant pour suivre.
Encore une fois, juger de la totalité d'une saison de 18 épisodes sur la foi des quatre premiers est un exercice un peu injuste. Non seulement, cette troisième saison peut encore proposer des personnages aussi mémorables que ceux de la première série, mais ce changement peut avoir une raison diégétique. Alors que la première série se focaliser sur la ville de Twin Peaks et sur l'influence subtile qu'exerçait l'entrée de la Loge Noire dans la forêt de sycomores, le monde représenté dans cette troisième saison est celui où BOB et d'autres esprits de la Loge peuvent apparemment se déplacer facilement. Néanmoins, il faut espérer que les quatorze prochains épisodes sauront surprendre, quitte à malmener des décennies de commentaires et d'exégèses sur la nature de la Loge Noire et de ses habitants. Faute de quoi cette troisième saison de Twin Peaks risque bien d'apparaître comme un nouvel avatar, certes un peu plus "lynchien" que la moyenne, des séries à mystères qui sont apparues sur nos écrans. Verdict dans trois ou quatre mois, donc...
Aurélien NOYER