Le Manuel des Castors Juniors, ou notre vie dans les bois
Il y a ces objets fétiches que l’on conserve précieusement, qui ont le goût d’une madeleine de Proust et traînent derrière eux un parfum de poussière. Avec ses senteurs d’écorce et son côté pratique façon Guide du Routard, Le Manuel des Castors JuniIl y a ces objets fétiches que l’on conserve précieusement, qui ont le goût d’une madeleine de Proust et traînent derrière eux un parfum de poussière. Avec ses senteurs d’écorce et son côté pratique façon Guide du Routard, Le Manuel des Castors Juniors est de ceux-là, et tend à démontrer comme l’affirmait jadis Walt Disney qu’il y a « plus de trésors dans les livres que chez les pirates de L’île aux trésors ». Trio de castors oblige, cartographie en trois noms majeurs du livre le plus complet de tout Donaldville.
Carl Barks : le froid, la poussière et le vent
La première aventure officielle des Castors Juniors date de 1951 et nous la devons à Carl Barks. Le créateur de Balthazar Picsou a scénarisé quarante-huit histoires de ces scouts « à la rescousse », pour paraphraser l’intitulé de leur aventure publiée dans le cent-vingt-cinquième numéro des Walt Disney's Comics and Stories. En 1938, en scénarisant le court métrage Bons Scouts, Barks définissait déjà la bande à Donald comme des amateurs de périples forestiers. Appel à l’aventure romanesque nous renvoyant au temps de James Fenimore Cooper et d’Herman Melville (les longues descriptions pratiques dans Moby Dick préfigurent celles du manuel), cet opuscule léger épouse pourtant le gigantisme de la fresque picaresque conçue par le dessinateur. Afin de conférer aux tribulations planétaires de Donald et Picsou leur richesse topographique en garantissant l’authenticité du cadre, Carl Barks s’inspirait des photographies détaillées du National Geographic. Une revue dont il était un fervent abonné et que l’on trouvait en abondance, paraît-il, dans les studios Walt Disney. Choc des cultures, animaux féroces, forêts d’émeraude, fantasmes orientaux, ethnologie et archéologie constituent le suc de ce magazine mensuel dont La jeunesse de Picsou sera le remake comic-book. Sous la plume de Barks, les Castors Juniors deviennent rapidement de « mini-Scrooge », facétieux et brillants, aptes à sillonner, armés de leur manuel, les sommets du monde, globe-trotters en herbe héritant du dynamisme précoce de leur oncle milliardaire. Le nez collé contre sa lampe de bureau, c’est au fil des pages glacées que Barks s’est plu à explorer l’Himalaya, le Tibet, l’Afghanistan, l’Afrique, l’Australie, de 1942 à 1966. Imprimé en Italie dès 1969 puis commercialisé l’année qui suit dans l’Hexagone, le manuel concrétise ce désir ethnographique de ne plus imaginer l’aventure...mais de la vivre.
Une entrevue de Carl Barks dans Picsou Magazine gouache les jeunes années de l’instigateur des Castors Juniors. « Mon enfance, c'était le froid, la poussière et le vent » confie le vieux Barks, que l’on imagine très peu nostalgique. « J’ai grandi dans un ranch isolé et sans voisins. Mes parents ne comprenaient pas grand-chose à mes désirs artistiques. Et mon frère ainé trouvait que mon goût pour la lecture et le dessin faisait un peu trop, heu… “fillette”. Il ne faut donc surtout pas sous-estimer l’importance que les animaux peuvent avoir dans la formation du caractère d’un jeune garçon. Finalement, j’en suis arrivé à la conclusion que je dois mes bonnes manières aux cochons, mon entêtement aux mules et mon amour du travail acharné aux poulets ! ». En quelque sorte, le manuel est un journal intime, celui d’un génie de la débrouille. C’est l’état d’enfance, cette sauvagerie animale et cette image idéalisée du paradis perdu qui subsiste au fil des pages et ne cesse de nous émerveiller.
En 1984, Barks est revenu sur son choix de délaisser le très populaire Donald au profit du vieillard acariâtre Picsou. « C'était comme si une nouvelle plante sortait de terre et que je devais la nourrir pour qu'elle apporte tout un lot de tomates » tentait-il alors d’expliquer entre deux prises de becs. Ici, le lexique est teinté d’une couleur terreuse, le « fruit » du travail est littéral, et le pastoral est synonyme de créativité. Le Manuel des Castors Juniors serait donc ce terreau fertile, incitant les enfants (les « jeunes graines ») à se salir les mains, à (ré)inventer le champ (culturel) qu’ils investissent toutes plumes dehors. Au milieu du XIXe siècle, Henry David Thoreau se retira dans la nature et témoigna de son expérience introspective en écrivant Walden ou la vie dans les bois (1854). « L'homme est un animal qui plus que n'importe quel autre, sait s'adapter à tous les climats et à toutes les circonstances de la vie » asséna-t-il. On peut concevoir en ce manuel inventé près d’un siècle plus tard l’écho ludique à cette robinsonnade. Pourquoi lire Le Manuel des Castors Juniors et pourquoi un tel récit traverse-t-il les époques ? La réponse, elle nous vient du philosophe, expliquant posément son exclusion hors de l’urbanisme triomphant : « je n’ai pas de meilleure raison à donner que de vouloir entendre le vent murmurer parmi les roseaux ».
Robert-Baden Powell : scout un jour, scout toujours
Construire un feu — comme l’écrivait Jack London en 1908 — sécher un livre, mesurer la force du vent, composer un message codé, retenir le sens des blasons, apprendre la langue des signes et les nuances des noeuds marins, estimer les distances, échapper à un ours, s’initier au b.a-ba du sauvetage et à l’histoire des civilisations… en épluchant les pages du manuel nous découvrons les préceptes du scoutisme, auréolés d’un amusement infantile et d’une politique de l’initiative tendance do it yourself. Si la dimension aventureuse des Castors Juniors est affirmée par Carl Barks dès 1954 à travers l’histoire Des capsules pour Tralla (exploration rocambolesque de l’Asie centrale par la famille volatile) il est impossible de ne pas lire le manuel comme ce qu’il est : un petit manifeste de Robert Baden Powell, un outil de promotion officieux pour les amoureux des randonnées pédestres, pétri d’acronymes et de tours de ficelles. Créateur du mouvement scout, Baden Powell a définit la loi qui en est le nerf. Dans Éclaireurs ( 1908), il l’édifie en philosophie de vie — suite de préceptes dont la violation ne provoque aucun acte punitif : la loyauté, l’aide à autrui, l’honneur, la courtoisie, l’économie, le respect des animaux et de l’autorité, la fraternité — qu’importe les races et les classes sociales — et enfin cet idéal nous renvoyant à l’époque des romans de Chrétien de Troyes, la pureté. En s’accaparant ce manuel dont chaque chapitre renvoie à cette flopée de mots-clés, l’occasion nous est offerte de devenir un Castor, c’est à dire un sage : élaborer sa demeure, y loger sa société, mais aussi fortifier son éthique, en faisant preuve d’ingéniosité, de persévérance et d’huile de coude, en honorant des valeurs qui tiennent autant du chevaleresque que des Pères pèlerins — dans le lexique « castor » on parle alors de « Chevalier de la Garde d’Honneur ». Au sein de l’imaginaire Disney, le terme d’ « éclaireur » renvoie en une pirouette onomastique à Filament, le disciple drolatique du savant Géo. Produit dérivé du Manuel des Castors Juniors, Le Manuel de Géo Trouvetou (1975) confronte le savoir-faire scoutiste aux trouvailles scientifiques. L’adage de Lavoisier devient alors le nouveau slogan des castors : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.
Transmetteurs, les castors construisent un pont entre les âges. Un « Pont de la rivière Couac », pour reprendre le titre de l’une de leurs mésaventures. Héros militaire durant la Seconde Guerre des Boers, Baden-Powell se retrouve chez Disney canardisé en Cornélius Écoutum, trappeur et arrière-arrière-grand-père de Donald, fondateur de Fort Donaldville, lieu qu’il défend de l’envahisseur belliqueux en employant une milice — vaillants hommes qui ne sont autres que les ancêtres des Castors Juniors, véritables modèles pour Riri, Fifi et Loulou. Le manuel n’est pourtant pas un guide stratégique du parfait soldat, quand bien même il s’est vu édifié en petit traité pratique de la communauté survivaliste. A contrario, popularisés en période d’après-guerre, les pacifiques Castors incarnent un besoin renaissant d’union forte, façon Les Trois Mousquetaires. Tout aussi idéaliste, la diffusion « in real life » du manuel au début des années soixante-dix fait écho aux remous de la société soixante-huitarde, celle du peace and love. À la vague de revendications sociales prônant la liberté de la jeunesse et le respect de la planète répond l’altruiste idéologie scout des canards : l’écologisme collectif, l’amour d’autrui, le mot d’ordre hippie assénant que n’importe qui peut édifier un monde. En parallèle, Le Jardin secret, classique de la littérature pour enfants datant de la fin du XIXe siècle, devient la Bible des babas-cools, férus de ce mysticisme transcendantaliste. Ce récit d’une jeune fille antipathique, purifiée par la magie d’un simili-jardin d’Éden, témoigne aux côtés du manuel des valeurs d’un certain air du temps où l’on assimile l’animal à l’animus : l’âme. Une âme de groupe qui au cours de la même période pousse les étudiants américains à ériger le collégial Winnie l’Ourson en emblème de la philosophie zen.
Ressortir du grenier l’édition seventies de cet opuscule, c’est se souvenir d’un temps où tout était encore possible. C’est avoir en tête l’épitaphe de Baden Powell : « Chers scouts, essayez de laisser ce monde un peu meilleur qu'il ne l'était quand vous y êtes venus et quand l'heure de la mort approchera, vous pourrez mourir heureux en pensant que vous n'avez pas perdu votre temps et que vous avez fait “de votre mieux”. Soyez prêts à vivre heureux et à mourir heureux. Soyez toujours fidèles à votre promesse même quand vous serez adultes ». A l’identique, le manuel nous encourage à conserver cette pureté d’enfance, celle des marshmallows grillés, des rébus, des énigmes. Cette foi du scout résonne comme du James Matthew Barrie : « Soyez fidèles à votre promesse, même quand vous serez adultes » suggère le deuil de l’enfance, l’impureté de l’adulte et par-là même la perte des idéaux. L’évolution édition après édition du manuel rend ainsi compte de l’oubli progressif de l’utopie sixties, dénaturée, dégradée, défigurée. Le trait d’union éloquent entre l’optimisme scout et la douce-amertume tendance Peter Pan a pour nom Bolivar. Bolivar, comme Simon Bolivar, le célèbre homme politique, admirateur de la philosophie des Lumières et donc forcément « éclaireur », à son niveau. Bolivar est ce saint-bernard qui toujours se colle aux basques des Castors, son physique imposant lui attribuant des airs de gros nounours poilu, cocasserie qui va de pair avec son honnêteté et sa fidélité à toute épreuve. Il a par le passé sauvé Mickey, Donald et Pluto d’une mort certaine. Surtout, c’est un avatar explicite de Nana, la chienne dans Peter Pan. Mourir heureux ? Oui, car « mourir sera une terriblement grande aventure »...
Don Rosa : l’arche du souvenir
L’un des artistes à l’origine du Manuel des Castors Juniors commercialisé en Italie en 1969 n’est autre qu’Elisa Penna, la créatrice de Fantomiald. Logique, puisqu’à l’instar de l’archétype du super-héros, c’est à dire du demi-dieu, et aux antipodes de toute ironie postmoderne, le manuel est une création millénaire. En 1993, la genèse du manuel nous est contée par Don Rosa, disciple spirituel de Carl Barks. En lisant Les Gardiens de la Bibliothèque perdue nous découvrons avec stupéfaction que la Bible des Castors est un digest de la Bibliothèque d’Alexandrie. De Ptolémée à Cléopâtre, puis de Constantinople à Lorenzo de Médicis, la « bibliothèque perdue » désigne la sauvegarde de la connaissance, au fil des pillages, des conflits des religions et des invasions barbares, le relais d’une figure historique à une autre de cette culture qu’il s’agit de protéger — le manuel étant l’objet du relais. Auteur de la captivante thèse L’assassinat de Mickey Mouse, étude partant de Steambot Willie pour aboutir à la mise aux nues du phénoménal Donald, l’essayiste Pierre Pigot a répondu favorable à l’appel de la forêt émis par Rockyrama. Le manuel des Castors Juniors, nous rappelle-t-il, est un pur produit de son époque, un spécimen de l’hégémonie grandissante du livre de poche, voisin « de tous les Portable Faulkner, ou Portable Melville, qui fleurissaient dans ces mêmes années cinquante ou soixante, en parallèle à la massification des études supérieures ». En conciliant l’amusement au pragmatisme, ce classique de la culture jeunesse permet de « condenser, “paperbackiser” le savoir — qui n’est plus un monument qu’on explore, mais une machine miniature qu’on exploite, selon les situations pratiques ».
À l’aube du XXIe siècle, Don Rosa change la donne. En 1954 déjà, l’histoire Les Mystères de l'Atlantide immortalise l’objet-livre en trésor pour linguistes, sorti de l’esprit d’un Umberto Eco. En l’effeuillant, les canards percent le mystère d’une langue, déchiffrent, traduisent, comme un moine en son monastère, et redonnent ainsi vie aux vocables ancestraux. Concluant l’ambitieuse tâche de réécriture de l’imaginaire américain initié par le grand-père Carl Barks, Rosa fait du manuel un saint Graal, l’emblème d’une culture ancestrale qui aurait survécu aux successifs déclins et apogées des civilisations occidentales et orientales. « Avec cet historique du manuel comme valise d’exilé d’une bibliothèque toute entière, Don Rosa a réussi un exploit au moins équivalent à la métamorphose du coffre-fort, passé de totem capitaliste à arche du souvenir » confirme Pierre Pigot. « Le manuel témoigne de la nécessité de transmission, génération après génération, siècle après siècle. Don Rosa le laissait transparaître dans la manière subtile dont il modulait l’univers canard : disparition des noms fantaisistes en jeux de mots, disneyfication (légère ; un nez en truffe, rien d’autre) des personnages historiques réels. Si bien que la frontière entre cet univers et le nôtre est devenu un inframince : c’est un reflet, qui nous engage en tant que lecteur à réfléchir sur notre propre rapport au savoir ». Savoir comme héritage, arche du souvenir bâtie sur les rondeaux des castors...
Illustrant parfaitement ce concept de frontière inframince, Don Rosa infuse dans Le Manuel des Castors Juniors un peu de son enfance. Lors d’une entrevue pour Picsou Magazine il détaillera d’un air amusé son « chez soi » d’alors. « Je suis né le 29 juin 1951, à Louisville dans le Kentucky. Je vis toujours là-bas, dans une grande maison en rondins de bois, en haut d’une colline perdue en pleine nature. Comme Daniel Boone, le célèbre trappeur du Kentucky ! ». Le Castor Junior demeure alors ce fantasme escapiste à la Davy Crockett. Totem, le manuel saisit ce sentiment de plénitude que l’on ressent sur un canoë, près d’une rive et à l’écoute du ruissellement des gouttes sur un arbre. Don Rosa était un « Castor » et en sa nostalgie verdie par les beaux pâturages, c’est un peu la nôtre qui se fait entendre.
Lorsque Rosa parle de son foyer, ses souvenirs font écho par-delà les rivages à l’épitaphe de Baden-Powell. Sur la tombe de celui-ci, nous pouvons lire « Fin de piste, retour au camp ». Langage codé confinant à l’universel : la piste c’est notre vie, le manuel est notre guide, le camp est notre mort. Mais les Castors Juniors, eux, sont immortels.
Clément ARBRUN