Birth of Cool : portrait de Kyle MacLachlan
Si vingt-cinq ans après, le mythe a quelque peu effacé les sombres souvenirs de la conception semée de bûches des deux premières saisons de Twin Peaks, un simple revisionnage de la série permet de remarquer le lien presque fusionnel qu’entretiennentSi vingt-cinq ans après, le mythe a quelque peu effacé les sombres souvenirs de la conception semée de bûches des deux premières saisons de Twin Peaks, un simple revisionnage de la série permet de remarquer le lien presque fusionnel qu’entretiennent le personnage fictif de Dale Cooper (Kyle MacLachlan) et son géniteur, bien réel. En effet, David Lynch – le co-créateur de la série avec Mark Frost – interprète lui-même Gordon Cole, le patron malentendant de Cooper. Son mentor aussi – à moins que le mot démiurge ne convienne mieux –, comme le fut en quelque sorte Lynch pour MacLachlan lorsqu’il le fit débuter dans Dune. Pendant près de dix ans l’idylle professionnelle que connurent les deux hommes ne fut contestée que par un certain Nicholas Coppola, plus connu sous le nom de Nic Cage. Il y eut des hauts, il y eut des bas, puis il y eut Fire Walk With Me, la séquelle cinématographique tant décriée de Twin Peaks à laquelle l’acteur ne participa qu’à contrecœur, et pendant longtemps beaucoup – y compris l’auteur de ces lignes – crurent que jamais plus les deux amis ne retravailleraient ensemble…
Lorsqu’en 1981 David Lynch est embauché par le producteur transalpin Dino De Laurentiis pour donner vie à l’univers de Frank Herbert sur grand écran, mission périlleuse qu’avant lui Alejandro Jodorowsky et Ridley Scott ont tous deux échoué à mener à bien, le réalisateur américain vient tout juste de refuser l’opportunité de diriger le troisième – ou le sixième, enfin c’est pas clair – épisode d’une saga bien connue avec laquelle il ne se sentait pas vraiment d’atomes crochus. Et s’il est vrai aujourd’hui qu’on imagine mal David Lynch réaliser un film symbolisé par un peuple de petites peluches naines habitant le cœur d’une forêt d’arbres géants au sein duquel nos héros ont échoué suite à une poursuite en speeder bike, la curiosité de nombreux fans – de Lynch et/ou de Star Wars – devant ce qu’aurait pu être Le Retour du Jedi dirigé par le réalisateur d’Eraserhead demeure toujours intacte. Mais Lynch a depuis confessé ne pas être spécialement fan de SF et ne surtout pas être homme à travailler sous les ordres d’un Lucas visiblement plus à la recherche d’un simple exécutant pour conclure – momentanément – sa saga. Alors pourquoi diable plonger juste après dans les griffes d’un producteur réputé colérique, pour un projet d’adaptation d’un classique de la SF qu’il n’a même pas lu, qui plus est. Les cyniques diront pour l’argent, mais dans ce business qu’est le cinéma l’argent n’est qu’un moyen, pas une fin – sauf pour les studios, bien sûr –, et Lynch s’imagine sûrement bien développer ses idées et son goût pour le bricolage avec un chèque en blanc dans la poche de son veston.
Surtout que dès l’annonce de son embauche les producteurs se félicitent d’avoir recruté un véritable artiste pour leur film, un artiste qui saura développer sa propre vision de l’œuvre d’Herbert. Du moins c’est ce qu’ils déclarent à la presse car dans les faits, Lynch se sent très vite prisonnier de l’œuvre originale – quand bien même Herbert lui donne sa bénédiction pour s’emparer de son travail et le remanier à sa guise – et surtout il supporte mal d’être privé du final cut et d’avoir une durée maximale imposée pour son film. Bref, un apprentissage à la dure des lois du milieu, la désillusion n’est pas loin. Mais Lynch tient bon, écrit lui-même le scénario pendant un an et demi, participe activement à la création de l’univers du film et de ses nombreuses créatures – le légendaire Carlo Rambaldi est de la partie. Et lorsque le film devient de plus en plus concret et que l’on envoie dans tout le pays des agents de casting à la recherche d’un acteur pour le rôle de Paul Atréides, Lynch a une exigence : il veut un inconnu pour jouer ce jeune homme se découvrant une identité de héros, ce “dormeur qui doit se réveiller” dont la trajectoire le fascine (“Il débute dans l'innocence, s'éveille et se dirige vers sa destinée”, expliquera-t-il à Starfix) depuis qu’il a commencé à travailler sur le projet.
Originaire de l’état de Washington – où le jeune David Lynch passa une partie de son enfance – Kyle MacLachlan sort tout juste d’une formation d’acteur à l’Université de l’état durant laquelle il s’est frotté à Shakespeare. Mais c’est lors d’une représentation du Tartuffe de Molière à Seattle que le jeune acteur qui a dévoré l’œuvre d’Herbert à l’adolescence est repéré par un des émissaires de la production. Illico on l’envoie à L.A. – qu’il découvre à cette occasion – pour rencontrer De Laurentiis puis Lynch, non pas pour passer un essai mais pour un déjeuner en ville. “Je suis descendu à Los Angeles pour rencontrer David, et j’ai déjeuné avec lui, se souvient l’acteur en 1991 pour Empire. Il n’aime pas vraiment parler du film, il préfère parler de n’importe quoi d’autre. Donc nous avons parlé du North West, car nous venions tous les deux de là, et nous avons discuté vin rouge. Vous devez juste faire en sorte de trouver des sujets en commun, ce que je pense nous avons réussi à faire. Bien entendu je ne connais personne qui ne s’entende pas avec David. Il s’intéresse à tout et à tout le monde.” Le choix de l’acteur est validé – preuve ultime s’il en est de la confiance qui règne entre Lynch et son producteur –, direction donc les studios Churubusco de Mexico City pour un tournage épique qui reste encore à ce jour un excellent souvenir pour l’acteur. C’est après que les choses tournent mal.
IT'S A STRANGE WORLD
Une fois le tournage terminé, l’acteur se retrouve prisonnier d’un contrat qui le lie avec le producteur italien pour encore quatre films : les deux suites de Dune – dont la première sur le scénario de laquelle Lynch bûche déjà – plus deux autres films. De plus, MacLachlan ne peut s’engager sur aucun autre projet avant la sortie de Dune dont la post-production s’annonce longue et périlleuse. Dans un portrait que lui consacre GQ en 1992 l’acteur se revoit encore un an après la fin du tournage, errant à Time Square et tombant nez à nez avec un gigantesque panneau publicitaire annonçant la sortie prochaine du film et se disant à lui-même “je ne peux pas travailler.” Dans le même article il confessera avoir traversé une profonde dépression durant cette période, questionnant tout ce qu’il avait accompli jusqu’à présent et hésitant sur ses futurs choix de carrière alors que pendant quinze mois il est littéralement payé à ne rien faire. Mais très vite l’acteur doit justement faire un choix. Un choix entre deux films, entre deux réalisateurs.
En effet, De Laurentiis propose à MacLachlan le premier rôle d’un film sur le Viêtnam que tente de monter depuis plusieurs années le scénariste-star Oliver Stone. L’acteur rencontre l’auteur de Scarface et de L’Année du Dragon et s’entend bien avec lui mais exprime quelque réticences à jouer “un personnage qui ne semble pas être développé du tout” que finira par interpréter Charlie Sheen. MacLachlan alors âgé d’à peine vingt-cinq ans et dont la filmographie se résume à un blockbuster inclassable (donc raté pour beaucoup d’esprits chagrins) qui vient enfin de sortir et de se planter au box-office – on parle de Dune, là – a donc le cran de refuser un premier rôle pour attendre le lancement d’un autre projet porté par nul autre que David Lynch, projet que le cinéaste tentait déjà de monter bien avant sa rencontre avec le mogul italien qui acceptera malgré l’échec de Dune de produire le film pour un budget modeste.
Blue Velvet s’annonce alors comme un film étrange se déroulant dans un univers rappelant imperceptiblement les quartiers paisibles, en apparence, de Peyton Place. Dans un premier temps pourtant l’acteur avait refusé le projet, jugeant le script “effrayant”. Pourtant en janvier 1985, lorsque le tournage est repoussé jusqu’à nouvel ordre, il reste aux côtés du réalisateur qui lui a mis le pied à l’étrier. L’été suivant les premières prises de vue débutent enfin dans la paisible ville de Lumberton. En comparaison de Dune, le tournage de Blue Velvet est plutôt tranquille. L’ambiance est joviale, les acteurs s’entendent à merveille – à tel point que MacLachlan débutera une romance qui durera trois années avec sa partenaire à l’écran, la jeune Laura Dern –, Lynch est détendu et soulagé de revenir à une production à taille humaine – et de fait il ne tournera plus jamais de blockbuster. Quant à De Laurentiis, étonnamment, il soutient ce film sorti de nulle part – si ce n’est de l’esprit de David Lynch – et qui s’apprête à estomaquer public et critique. Malgré les résultats catastrophiques des projections test organisées avec le même public que Top Gun, il reste confiant et organise une sortie adaptée en jouant du soutien des critiques les plus prestigieux du pays – parmi lesquels Pauline Kael qui crie au génie. Le modeste succès de Blue Velvet entérine alors l’aura de cinéaste branché de Lynch qui se concentrera désormais sur des projets personnels qu’il a mis de côté au fil des années.
WELCOME TO TWIN PEAKS
Ces projets – qui malheureusement ne verront jamais le jour – ont pour titre Ronnie Rocket ou One Saliva Bubble (écrit en compagnie d’un certain Mark Frost) et suscitent encore à ce jour une excitation incoercible chez les fans les plus furieux du cinéaste. Aussi face à l’impossibilité de mener à bien ces différentes productions et sous l’insistance de son agent – merci à lui – Lynch joue avec l’idée de créer sa propre série de télévision. Avec son ami Mark Frost qu’il a rencontré lorsqu’ils travaillèrent tous deux sur un projet – très vite abandonné par les deux hommes – de biopic de Marylin Monroe pour la Warner, il imagine la possibilité de jouer avec les codes du soap opera au sein d’une enquête policière qui ne trouverait jamais de résolution et servirait ainsi de prétexte à étudier toute une galerie de personnages tous plus iconoclastes les uns que les autres et ayant pour point commun d’habiter une petite bourgade du nord-ouest des États-Unis. Un jour qu’il discute de cette idée, les deux hommes ont la vision d’un corps de jeune fille échouée au bord d’une rivière qui pourrait bien servir de point de départ à leur série qu’ils imaginent sans fin. Nous sommes en 1988 et c’est durant l’interminable grève des scénaristes qui frappe Hollywood cette année-là que Lynch et Frost se rendent au bureau d’ABC pour vendre leur idée. L’entretien ne dure pas plus de dix minutes, la chaîne est emballée et commande au duo le script d’un épisode-pilote qui se transformera très vite en commande pour un double-épisode tourné par Lynch avec un budget confortable de quatre millions de dollars.
Le casting débute et bien entendu le rôle principal, celui du jeune agent spécial du FBI Dale Cooper auquel le réalisateur d’Elephant Man a donné beaucoup de ses obsessions – pour le café, les tartes aux cerises ou le sort du Tibet, notamment –, est discuté par Lynch et Frost, le premier militant en faveur de son acteur fétiche. Frost demande à voir, une rencontre est donc organisée. “Je me souviens que David me voulait pour jouer Dale Cooper, expliquait l’acteur au site A.V. Club en 2012, et Mark Frost, qui était son partenaire sur le show, voulut me rencontrer, ce qui était plutôt légitime. Nous nous sommes donc retrouvés tous les trois et nous avons bu un café, et Mark fut convaincu.” Bien sûr il est aujourd’hui difficile – impossible en fait – d’imaginer un autre acteur pour personnifier Cooper, mais pourtant l’affaire ne s’avèrera pas aussi facile par la suite que ce que l’acteur semble bien vouloir se rappeler aujourd’hui. Et cela va bien plus loin que le simple fait qu’il soit personnellement plus friand de tartes aux pommes que de tartes aux cerises. Dans le livre d’entretiens avec Chris Rodley, Lynch explique très clairement ce qu’il recherchait chez l’acteur : “Kyle adore les petits gadgets. Comme un briquet spécial, disons, ou un couteau bien précis, un couteau très compliqué qu’auraient les hommes-grenouilles par exemple. (…) Et il a des expressions de visage délurées, enfantines – quand on le laisse seul. Toutes ces choses correspondaient à Dale Cooper. Ainsi, en étant lui-même, Kyle a beaucoup apporté à Cooper. Mais il y a en lui quelque chose d’autre qui va à l’encontre de Cooper. (…) Parfois, je devais lui faire passer la vitesse supérieure. Tout se passe en lui ; parfois il peut s’en foutre, parfois au contraire il peut devenir trop sérieux, et perdre l’énergie, la vivacité et la rapidité qu’a Cooper. Il faut surveiller ça, car il y a en Kyle beaucoup de choses qui ne sont pas Cooper.” L’acteur, lui, voyait déjà les choses avec plus de simplicité lorsqu’il déclarait au New York Times considérer son personnage “comme un simple prolongement de Jeffrey Beaumont [son personnage dans Blue Velvet]. Sauf qu’au lieu de subir les choses, il agit sur le monde. ”
Enfin qu’importe la manière, le résultat est là. Dès le premier rendez-vous, qui plus est. Le pilote cartonne, donnant raison ainsi à la chaîne qui avait d’ores et déjà commandé sept épisodes supplémentaires malgré les prédictions catastrophiques de certains spécialistes. Mieux, Twin Peaks devient très vite un véritable phénomène, des millions de spectateurs désertant leur télé habituellement se délectant chaque semaine des considérations culinaires ou métaphysique de l’agent spécial Dale Cooper ; sans parler du mystère entourant l’identité du meurtrier de la troublante Laura Palmer. Puis le 23 mai 1990, après la diffusion du septième épisode, rideau. Du moins provisoirement, le temps de mettre en boîte les premiers épisodes de la seconde saison qui doit débuter à la rentrée de cette même année. C’est là que nous retrouvons Kyle MacLachlan pour une interview donnée à Rolling Stone durant l’été, ou en plus de tourner les nouveaux épisodes de Twin Peaks, l’acteur est passé par New York pour participer au nouveau film de… Oliver Stone : The Doors, film consacré sans surprise au groupe du même nom. Il y interprète non pas le chanteur du groupe, Jim Morrison, mais le pianiste et mélodiste Ray Manzarek.
Mais ce n’est pas vraiment le biopic de Stone qui intéresse le journaliste. En effet, ce dernier ne peut s’empêcher de titiller l’acteur en lui demandant si Cooper portait un gilet pare-balles lors des évènements du final de la première saison ou si c’est lui qui a tué Laura Palmer. Ce à quoi MacLachlan répond : “Vous n’avez pas vu la moindre trace de sang [pour la première question].” (…) Tandis qu’à la seconde, il réplique avec humour : “C’est possible. Vous n’avez jamais vu le badge de Cooper.” Plus loin dans l’article il évoque, un brin mièvre, sa relation naissante avec l’une de ses collègues, la jeune Lara Flynn Boyle (Donna, la meilleure amie de Laura, dans la série). Et lorsqu’à nouveau le journaliste le cuisine pour savoir quand sera révélée l’identité du meurtrier MacLachlan admet son ignorance toujours avec humour : “Pas dans les deux premiers épisodes. Certainement dans les cinq années à venir.” Avant de tenter un pronostic (qui s’avèrera juste) : “Probablement au milieu de la saison. Les gens vont manifester dans les rues, sinon. Ce sera soit pour ça soit pour l’augmentation du prix de l’essence.” L’acteur est plutôt relax face au succès et semble affronter l’avenir sereinement – avec un contrat qui le lie à la série pour les cinq ans à venir en poche, rien de plus normal ! Pourtant, encore une fois, c’est après que les choses tournent mal.
YOU ARE NOW LEAVING TWN PEAKS
Car chez ABC, malgré les audiences du tonnerre, tout le monde n’est pas fan du show de Lynch et Frost jugé parfois trop bizarre. Ajouté à cela le jeu de chaises musicales habituel à la direction de la chaîne et vous obtenez tous les ingrédients pour un sabordage en règle. Et alors que les deux créateurs avaient fait le vœu de ne jamais dévoiler l’identité du meurtrier, la direction insiste de plus en plus lourdement pour balancer le nom du coupable à la vindicte populaire. Et comme Lynch et Frost se font de plus en plus rares sur le plateau et dans la writers’ room, les choses ne vont pas traîner. En effet, Lynch, une fois le pilote bouclé et l’écriture de la première saison bien avancée, s’est lancé dans la production éclair de Wild at Heart pour laquelle il a embarqué une bonne partie de l’équipe de Twin Peaks aux côtés de Nic Cage et Laura Dern – laquelle se consolera très vite de sa récente rupture avec MacLachlan dans les bras de son nouveau partenaire à l’écran. Lynch pousse le curseur un peu plus loin dans ce nouveau prolongement de Blue Velvet – le sexe est sauvage, la bande-son furieusement rock’n’roll – et semble inarrêtable. Seule la Palme d’or qui lui sera remise à Cannes par Anthony Quinn deux jours seulement avant la diffusion américaine du season finale de la première saison de Twin Peaks le forcera a appuyer sur le frein pour réaliser ce qu’il lui arrive – à moins que ce ne soit la présence de Michel Druker sur scène comme maître de cérémonie qui explique son air ahuri ce soir-là. Lynch devenu enfin un grand cinéaste américain couronné par les européens, certains artisans du succès de la série commencent à se sentir abandonnés, comme le révèlera un MacLachlan un brin amer à un journaliste d’Empire l’année suivante : “C’est du pur marketing. David n’a plus grand-chose à voir avec le show maintenant. Il a réalisé le pilote et une poignée d’autres épisodes et il jette un œil sur les scripts de temps en temps. David a coupé les ponts très tôt, et maintenant Mark a abandonné la salle d’écriture, ils ne sont plus vraiment avec nous. J’ai un peu de mal quand j’entends parler de Twin Peaks, ‘la série de David Lynch’, car maintenant c’est plus l’affaire des nouveaux scénaristes et du casting – nous essayons toujours de garder la flamme. C’est parfois difficile, car tous les petits trucs excentriques – les rêves, le géant – appartiennent à David, et si quiconque essaye de faire la même chose, ça aura juste l’air d’une mauvaise copie. "
Une situation qui ne s’améliorera pas lorsque les audiences des épisodes suivant la révélation de l’identité du meurtrier de Laura Palmer ne cesseront de baisser de semaine en semaine. L’ambiance sur le plateau se fera plus tendue tandis qu’à l’écran l’agent spécial Dale Cooper troquera son costume noir pour des chemises en flanelle – ce qui fera plus tard dire à Lynch que “dans la seconde saison, Cooper cesse d’être à cent pour cent ‘cooperesque’.” Une autre illustration des tensions en coulisse provient de l’histoire d’amour que vivent MacLachlan et Lara Flynn Boyle derrière les caméras. Les deux tourtereaux qui partagent la même caravane ont peu de scènes en commun, mais surtout ils ont chacun leur romance à l’écran, Coop’ avec la délicieuse Audrey Horne (Sherilyn Fenn) et Donna avec le fougueux James (James Marshall). Or l’arc qui conduit petit à petit l’agent du FBI vers une romance inévitable – et largement espérée par le public – avec la fille de Ben Horne n’est pas du goût de Flynn Boyle, comme le laisse transparaître ses déclarations à un journaliste de Details Magazine qui l’interroge sur sa relation avec l’acteur : “(…) Je n’aime pas du tout que quelqu’un d’autre touche mon petit ami… ” Les choses ont le mérite d’être claires ce qui n’empêchera pas Sherilyn Fenn de mettre de l’eau sur le feu quelques mois plus tard lorsqu’elle déclarera au magazine Playboy dans le numéro lui consacrant sa une et contenant quelques clichés raffinés de sa jeune personne : “Ah ça oui, Audrey a intérêt de terminer dans les bras de Cooper. Je compte là-dessus !”.
Fort heureusement les choses n’iront pas plus loin entre les deux actrices mais curieusement lorsque la série reviendra à l’antenne après un hiatus découlant de l’interruption décidée par la chaîne avant la diffusion des derniers épisodes de la seconde saison sur un nouveau créneau horaire, Audrey se jettera dans les bras d’un nouvel arrivant (Billy Zane) tandis que Cooper tombera sous le charme d’une autre nouvelle dont le prénom associé à deux autres mots feront faire des cauchemars aux fans les plus sensibles des années après l’interruption de la série. Officiellement ce soudain changement de direction sera mis sur le compte des protestations de MacLachlan au sujet de l’amourette de son personnage avec une jeune fille âgée de seulement dix-neuf ans. Mais quand on sait que dans la réalité Sherilyn Fenn était alors âgée de vingt-cinq ans et Lara Flynn Boyle de dix-neuf ans, il y a de quoi avaler son doughnut de travers ! Des années plus tard Frost et Fenn confirmeront le rôle de Lara Flynn Boyle dans toute cette histoire, l’interprète d’Audrey Horne déclarant par exemple récemment à A.V. Club : “Je ne suis pas supposée le dire. Mais David est au courant de ce qui s’est passé : Lara sortait avec Kyle, et elle ne supportait pas que mon personnage attire plus l’attention, et ensuite Kyle a commencé à dire que son personnage ne devait pas être avec le mien en raison de son jeune âge. Ce n’était pas bien. Suite à cela, ils ont introduit Heather Graham – qui au passage est plus jeune que moi – pour Cooper, et Billy Zane pour Audrey. J’étais très triste de toute cette affaire. C’était stupide. ”
Quant à Lynch, tel un père refusant de trancher dans un conflit fraternel, il ne se risquera jamais publiquement à arbitrer ces règlements de compte tardifs. Cela ne l’empêchera pas de confier sa déception à Chris Rodley : “On commence à se rendre compte des personnalités de chacun quand on entame la seconde saison. La série avait eu un tel succès que beaucoup d’entre eux ont évidemment voulu capitaliser ça au cinéma. Puis ils ont réalisé qu’ils étaient vraiment embarqués dans la série. Et tous les acteurs ne sont pas dans tous les épisodes ; ils commencent à le prendre mal, et ils se mettent à tuer la poule aux œufs d’or. Ils auraient pu réaliser tous leurs projets, tout en restant loyaux envers la série. Mais je ne veux embarrasser personne. C’est dur de dire la vérité sans faire du mal.” Déception qui n’est rien face au traumatisme que constituera pour lui et pour toute l’équipe l’annulation de la série à la fin de la seconde saison. En à peine plus d’une année Twin peaks sera passé du podium du top des audiences hebdomadaires au fond du classement. La dégringolade sera tellement rapide que lorsque la série commencera enfin à être diffusée en France, elle sera déjà sur le point de s’éteindre outre-Atlantique.
THE BLACK DOG RUNS AT NIGHT
C’est pourtant bien de chez nous que l’espoir renaîtra pour les millions de fans de par le monde. Car à peine la série annulée, Lynch signe avec Ciby 2000, une société de production française, un contrat pour trois films dont le premier ne sera autre qu’une suite de Twin Peaks réunissant de nouveau le casting de la série. Mais très vite le film est annulé en raison du refus de Kyle MacLachlan de participer à l’aventure. Puis finalement, le film est relancé avec l’acteur au générique. Bien sûr l’excitation est à son comble du côté des fans lorsque la nouvelle est confirmée… pour de bon, mais côté coulisses le choc brutal de l’arrêt de la série et la rancœur éprouvée par certains à l’égard de Lynch et Frost, auxquels on reproche d’avoir abandonné leur bébé, sont encore vivaces. C’est d’ailleurs cela qui explique en partie – l’acteur avait également peur de se retrouver associé à jamais à son personnage dans l’esprit des spectateurs – les réticences de MacLachlan à renfiler son costume noir.
“Fire Walk était… J’ai senti comme une sorte de détachement, expliquait en 2012 l’acteur. C’était différent. La série venait de se terminer, donc c’était chouette d’y revenir en quelque sorte, de pouvoir revisiter le personnage, mais je pense que ça n’avait pas la même résonnance pour moi que les tout premiers épisodes de la série. Je n’ai pas trouvé que c’était vraiment cohésif. ” Finalement il accepte de participer au film à condition que son rôle soit réduit à quelques apparitions, obligeant ainsi Lynch et son coscénariste, Robert Engels, à remplacer Cooper par le personnage interprété par le chanteur Chris Isaak. D’autres acteurs de la série, parmi lesquels Richard Beymer (Ben Horne), Sherilyn Fenn et Lara Fynn Boyle, ne feront pas leur retour dans Fire Walk With Me. Les deux actrices justifiant leur absence par des conflits d’emploi du temps, tandis que Beymer jugera son personnage superficiellement écrit et jettera l’éponge au dernier moment. Enfanté dans la douleur en un temps record – moins d’un an entre l’annonce et la présentation à Cannes – par un Lynch souffrant d’une hernie pendant toute la durée du tournage, Fire Walk With Me est mal accueilli par la presse avant même sa sortie, et parmi l’équipe artistique, certains s’engagent plus que tièdement dans cette nouvelle entreprise. Mais Lynch souhaite plus que tout revenir à Twin Peaks, comme pour guérir le traumatisme de l’arrêt de la série. “À la fin de la série, je me suis senti triste, se confia-t-il à Rodley. Je n’arrivais pas à quitter le monde de Twin Peaks. J’étais tombé amoureux du personnage de Laura Palmer et de ses contradictions (…). Je voulais la voir vivre, bouger et parler. J’aimais ce monde et je n’en avais pas fini avec lui. Pourtant faire le film ne signifiait pas seulement s’y installer : je pensais qu’on pouvait en faire autre chose. Mais la parade était déjà passée. C’était fini. Pendant l’année que j’ai passée à faire le film, tout a changé. C’est comme ça que ça se passe, parfois. On n’aime plus. C’est naturel, d’une certaine façon. Ça arrive tellement souvent. ”
Dans la foulée de la série l’équivalent de cinq heures de film est tourné, le montage final rayant de la carte des personnages et des pans entiers du scénario initial. Le résultat est un film implacable, sombre et vénéneux qui contient en germe les futurs films du réalisateur. Les liens avec le show sont multiples, mais l’ambiance n’est pas la même, ce qui fera dire au critique britannique Robbie Colin – en référence au propos de Lynch comparant une série à un corps sans tête ne cessant d’avancer – que Fire Walk With Me est “la tête manquante de Twin Peaks la série. ” Les fans, eux, regretteront souvent les tartes aux cerises et les tasses de café chaud, mais Lynch avait pourtant été clair lors d’une interview cannoise suivant la première du film : “Fire Walk With Me est comme une tarte aux cerises que j’offrirais aux fans de la série – sauf qu’elle est emballée dans du fil barbelé. ” Au festival de Cannes 1992, où MacLachlan a malgré tout accompagné son réalisateur pour un dernier baroud d’honneur avant de prendre son indépendance, le film est peu goûté par la critique. Lynch est sifflé et harangué par des journalistes qui assassinent majoritairement le film dans les colonnes de leur journal. Lynch tombe à nouveau malade et se sent accusé d’avoir tué Twin Peaks. Dépité, il annonce catégorique : “Il n’y aura plus d’autres épisodes de Twin Peaks, c’est la fin.” Le cadavre décapité arrête enfin sa course :
R.I.P.
TWIN PEAKS
1990-1992
BACK IN STYLE
Après l’aventure Twin Peaks Kyle MacLachlan se concentre sur sa carrière au cinéma, jouant notamment dans une nouvelle version du Procès de Kafka, l’adaptation-live des Pierrafeu puis le controversé Showgirl de Paul Verhoeven. Il découvre le film du réalisateur hollandais le soir de la première et tombe des nues. “(…) Je ne l’avais pas encore vu, mais j’étais impatient, se souvient l’acteur. Je fus littéralement estomaqué. J’ai dit, ‘C’est horrible. Horrible !’ Petit à petit mon cœur s’est serré pendant que je regardais le film, et une fois la première scène passée, tu te dis, ‘Oh, c’était vraiment une mauvaise scène.’ Mais tu temporises, ‘Okay, voyons si la suivante est mieux.’ Et tu tentes par tous les moyens de te convaincre que ça va s’améliorer… mais ça empire. Et intérieurement je me disais, ‘Wow. C’est fou. Je ne l’ai vraiment pas vu venir.’ (…) C’était juste… peut-être le mauvais projet avec le mauvais réalisateur et le mauvais casting.” La suite de sa carrière le voit retourner de plus en en plus souvent sur les scènes de Broadway et d’ailleurs tandis que l’aura culte de Twin Peaks lui ouvre les portes d’une multitude de séries plus ou moins bonnes rêvant de s’offrir le temps d’un épisode ou plus si affinités l’iconique interprète de Dale Cooper.
Lynch, lui, mettra du temps à se relever mais lorsqu’il reviendra enfin en 1997 avec Lost Highway. Les fans ne regretteront pas l’attente. Bien sûr, nombreux sont ceux qui auraient préféré le voir continuer à arpenter au cinéma les méandres de la Black Lodge comme cela fut plus ou moins envisagé avant l’échec de Fire Walk With Me, mais le souvenir de Twin Peaks irriguera le reste de son œuvre jusqu’à l’apogée Mulholland Drive, film directement issu d’un projet de spin-off de Twin Peaks qui aurait vu Audrey Horne tenter sa chance à Hollywood…
Rien d’étonnant donc à ce qu’au fil des ans, la réputation de la série ne cessant de grandir, des rumeurs annoncent régulièrement le retour de la petite ville du North West sur la carte du paysage audiovisuel américain. Longtemps pourtant ces rumeurs furent systématiquement balayées par les uns et les autres… jusqu’à ce qu’un beau jour un alignement des astres – à moins qu’il ne s’agisse d’un souffle divin – en décide autrement. L’annonce était bien réelle : “It’s Happening again.” Il semble que la lutte avec Showtime – remplaçant ABC pour la diffusion – fut âpre pour que Lynch et Frost obtiennent tout le contrôle qu’ils souhaitaient. Mais finalement tout le monde ou presque semble avoir répondu à l’appel, MacLachlan le premier, évidemment. Et avec le sourire cette fois-ci.
Les doughnuts sont frais, le café est chaud ; reste plus qu’à renfiler le désormais mythique costume noir pour faire revivre la légende.
Aubry Salmon