Le Vagabond de Tokyo : Quand un fou court, les personnes saines courent aussi
La scène se passe dans le Tokyo sale et troublé des années 80, très loin des cartes postales de nos parents et des vacances de nos amis. Yoshio Hori a 22 ans, est un loser, n’a pas une tune, alterne les jobs payés à la journée sur les chantiers, et pLa scène se passe dans le Tokyo sale et troublé des années 80, très loin des cartes postales de nos parents et des vacances de nos amis. Yoshio Hori a 22 ans, est un loser, n’a pas une tune, alterne les jobs payés à la journée sur les chantiers, et pour vivre, ou plutôt survivre, se nourrit de nouilles lyophilisées dégueulasses, ingurgitées dans la moiteur d’une chambre crasse de la Résidence Dokudami, ultime vestige d’un Japon pas encore moderne, pas encore lisse, pas encore parfait. Yoshio n’a pas beaucoup d’amis, encore moins d’espoir en l’avenir, et si certains jours le poids du monde et des soucis semble lui peser, d’autres, il n’en a tout simplement rien à foutre, tout heureux qu’il est de pouvoir simplement dépenser sa misérable paye dans un non moins misérable bar scabreux. Et pourtant, se niche au coeur de cette vie de merde un récit, romanesque, tendre, épique par endroits. Une histoire faite de femmes, de yakuzas, de businessmen, de petites rencontres du quotidien qui donnent finalement naissance à une oeuvre gigantesque: Le Vagabond de Tokyo.
Yoshio est Hori, mais Yoshio est également Takashi Fukutani, son créateur. Un mangaka qui est autant son personnage que son père, son héros que son inspiration, allant jusqu’à lui rendre visite dans ses pages. Takashi est né le 4 février 1952 dans la préfecture d'Okayama. L’enfance est pour le moins difficile, et à seize ans, la vie n’est pas particulièrement rose, davantage riche d’emmerdes (délinquance et séjours en prison) que de plaisirs simples. Et pourtant, dans la vie du petit con déjà alcoolique, subsiste une petite lueur, cette flamme qui menace de s’éteindre mais le maintient malgré tout en vie: le dessin. Il a 25 ans lorsqu’il emménage avec une stripteaseuse qu’il incite à tapiner les mois difficiles, tout en tentant de gagner sa croûte sur les chantiers. Un jour, il tombe sur une annonce pour un boulot d’assistant auprès d’un dessinateur. Anxieux, il picole avant de se rendre au rendez-vous, et s’il n’obtient pas le poste à cause de son manque de technique, il est malgré tout payé pour sa journée. Il n’en faut pas plus pour convaincre le jeune mangaka que sa passion peut et doit devenir également son métier. Mais la route est encore longue. C’est seulement en 1979, à 27 ans, que le succès frappe à sa porte avec le premier volet des péripéties de Yoshio Hori. Suivront quatorze années de publications, souvent retardées, toujours décalées, avant que le Monsieur ne s’éteigne, ravagé par l’alcool, d’un œdème pulmonaire, le 9 septembre 2000 à l’âge de 48 ans.
Difficile à croire compte tenu des thèmes abordés, du contexte, ou même de son personnage principal, mais le manga de Takashi Fukutani est une vraie comédie. On se marre à la lecture du Vagabond de Tokyo, beaucoup, énormément, à en pleurer. Et quoi de plus normal quand, espérant se faire quelques pièces, notre héros se rend dans un salon et décroche un job de branleur (littéralement, c’est lui qui se trouve de l’autre côté du trou et se doit donc de masturber et de sucer comme il se doit ces messieurs désireux d’évacuer le labeur de leur dure journée) avant de finalement se faire tout bonnement enculer par amour de l’argent et du travail bien fait ? C’est drôle, non ? Non ? Et bien si. Parce que tout se mélange, parce que c’est la folie, la vraie, l’authentique, parce que certes marginal, ce portrait n’en reste pas moins celui d’une certaine vision de l’époque et de ses démunis, et parce que bordel, qu’il est bon d’être incorrect, méchant, grossier, triste, moche et con.
Sur le site français Manga News, il est intéressant de lire l’une des plus mauvaises descriptions possibles du Vagabond de Tokyo: “Il n’y a vraiment pas grand-chose à sauver dans ce manga à l’humour vulgaire, aux illustrations de moments intimes parmi les plus déviants. La lecture d’un ou deux épisodes suffit à donner la nausée. Je n’ai même pas pu finir de lire ce truc de peur d’avoir envie de m’arracher les yeux après. La biographie exhaustive de Takashi Fukutani (...) souligne de manière évidente la médiocrité de sa vie et de son œuvre. Des déménagements fréquents et plusieurs femmes qui le quittent probablement dégoutées par son alcoolisme aggravé. Il est sujet au delirium tremens sur les dernières années de sa vie. Jamais capable de tenir ses dates de publications, accusé de plagiat graphique, insultant les parias dont il dresse le portrait… Il est à espérer que les efforts louables de cet éditeur ne se perdront plus sur les gribouillis médiocres d’un triste sire qui ne mérite pas un tel honneur posthume”. Au-delà de la bêtise de l’auteur qui semble confondre l’Art et l’Artiste, association aussi vaine que potentiellement dangereuse, difficile de ne pas voir en ces quelques lignes une profonde erreur d’appréciation du manga. Oui, la vie de Yoshio est médiocre, tout comme celle de Takashi, mais cette errance, ce détachement, se transforme, au gré des cases et des pages, en poésie urbaine. Ne voir et ne lire dans le Vagabond de Tokyo qu’une succession de blagues grivoises parfois malsaines, c’est complètement passer à côté de son sujet.
Le Vagabond de Tokyo, édité en France par les excellent éditions du Lézard Noir, raconte une époque, et un underground. Pas l’époque, une époque. Pas l’underground en général, mais une niche en particulier, celle, profondément bordélique, de son auteur. Tout le Japon des années 80 n’était pas à l’image de la Résidence, et les Tokyoïtes ne finissaient pas tous leurs nuits dans des bars gays. Takashi, lui, si, à moins qu’il n’ait profondément brouillé les pistes, difficile de savoir, les souvenirs du bonhomme étant à l’époque noyé dans l’alcool (saluons malgré tout l’excellent travail effectué par l’éditeur, qui en fin d’ouvrage livre une biographie de qualité, sobre). Sous la crasse, c’est une sensibilité qui se dévoile, et derrière la bassesse humaine, la tristesse, la médiocrité et la pauvreté extrême, on apprend, en même temps que Takashi, à se relever, à rire, à avancer de quelques pas avant de chuter de nouveau, les deux genoux dans sa merde. Et même si tout cela devait vous laisser de marbre, reste néanmoins à tous les nuls de cette planète un porte-parole qui ne triche pas. Le Vagabond de Tokyo est une oeuvre humaniste: ils n’ont rien, si ce n’est une personne qui les comprend. Et le monde de devenir un peu moins gris.
Nico Prat
Texte initialement publié dans le premier numéro de OTOMO