Guillermo Del Toro à Annecy : "La vie est un paradoxe"
Comme chaque année, les amoureux du cinéma d’animation et les pontes de l’industrie animée affluent vers les Alpes françaises pour le prestigieux Annecy International Animation Film Festival.Comme chaque année, les amoureux du cinéma d’animation et les pontes de l’industrie animée affluent vers les Alpes françaises pour le prestigieux Annecy International Animation Film Festival.
Cette année, le cinéaste mexicain Guillermo Del Toro, un habitué du festival, est retourné sur les bords du lac d’Annecy pour partager les premières images de son nouveau projet : la série d’animation Trollhunters produite par Netflix. Les premiers teasers visionnés lors de cette rencontre montrent une nouvelle fois tout le style de Del Toro : un conte de fées bourré de scènes d’action avec des fragments plus sinistres issues de son imagination. Le public présent a longuement acclamé ces images exclusives, mais le point culminant de cette conférence fut les conseils créatifs et philosophiques tirés de la carrière du metteur en scène. Petit retour sur cette conférence !
« Le public qui a la plus profonde connexion avec mon travail sont les personnes créatives : les personnes qui dessinent, écrivent et conçoivent. Trouver un festival entièrement composé de personnes comme ça est un cadeau. C’est le paradis. Je suis follement amoureux du festival d’Annecy. Mes putains d’endorphines sont en feu. C’est mon premier amour ! »
Dans le dictionnaire, le mot « visionnaire » devrait être lié à une image de Del Toro, le visage barbu et grimaçant. L’auteur et cinéaste a déjà tant apporté au cinéma par sa profonde sensibilité et originalité grâce notamment à un panel de films éclectiques : Cronos (1993), L’Echine du Diable (2001), Blade II (2002), Hellboy (2004), Le Labyrinthe de Pan (2006), Pacific Rim (2013) ou encore Crimson Peak (2015). Quand il ne met pas en scène ses propres visions, il officie souvent comme consultant créatif – et ce pour d’autres fantasmes visuels – pour des films tels que le Hobbit, Kung Fu Panda 2 et 3, et Megamind et ce pour n’en citer que quelques-uns. En deux décennies de réalisation, ses films ont remporté des dizaines de prix, dont plusieurs Oscars pour Le Labyrinthe de Pan.
Les mentors
Dès son plus jeune âge, Del Toro a commencé à griffonner sur ses cahiers, créant des mondes fantastiques tirés de son imagination à mi-chemin entre les contes horrifiques et les contes de fées. Puis vint l’animation. Un de ses premiers projets a été un film stop-motion réalisé avec la caméra Super 8 de son père : « il racontait l’histoire d’une pomme de terre qui tuait une famille, puis se faisait écraser par une voiture ». Au lycée, il a participé à un atelier sur l’animation, puis a appris comme fabriquer des récits visuels très imaginatifs.
Son imagination a été favorisée par d’excellents mentors. Guillermo del Toro a passé 10 ans à travailler pour le « Le Parrain du maquillage », Dick Smith, connu pour son travail sur Taxi Driver, L’Exorciste, Le Parrain ou encore Amadeus. Del Toro attribue sa « discipline de décomposer un effet en éléments cinématographiques et beaucoup de son éthique de travail » à Smith.
Il a également étudié l’écriture [de scénario] pendant trois ans avec le réalisateur vétéran mexicain Jaime Humberto Hermosillo, que Del Toro décrit comme étant un homme « très rude ». De plus, il attribue une attention toute particulière à son ami de longue date et mentor, Rigo Mora : ils ont d’ailleurs fondé ensemble le studio d’effets visuels mexicain Necropia.
Toute cette formation a payé, puisqu’en 1993, à 29 ans, Del Toro réalise son premier long-métrage intitulé Cronos. Ses sombres fantasmes et cette sensibilité poétique posent les bases de son cinéma.
La forme est le contenu
« Je consacre une grande partie de mes journées à penser. Je pense à des histoires, des images, des couleurs. Visuellement, Pacific Rim est tout aussi complexe que Crimson Peak ou Le Labyrinthe de Pan, mais chaque film est un exercice différent. Tout comme un sculpteur pourrait sculpter avec des matériaux différents, j’aime travailler avec différents moyens. »
Bien qu’il aime le cinéma d’animation – « c’est la forme ultime de la créativité, la création à partir de zéro », le cinéaste mexicain aime aussi travailler avec les acteurs. « Les solitaires sur le plateau sont le réalisateur et l’acteur. Mais si vous les regardez étroitement, ils forment une certaine relation incestueuse, des choses formidables peuvent se produire » indique Del Toro.??Les films préférés de Del Toro sont ceux qui « t’absorbent en raison de leurs images fortes et qui restent graver dans ta mémoire longtemps après la projection. Je me souviens de l’heure exacte à laquelle j’ai vu mes films préférés ». Puis il cite Dracula (1992) de Francis Ford Coppola comme étant l’un de ses favoris. « Je ne comprenais pas la première fois que je l’ai vu, mais les images m’ont donné envie de le voir à nouveau » indique-t-il.
Dans l’esprit de Guillermo del Toro, la forme et le style sont des éléments essentiels de la narration. « Pour moi, visuel c’est narratif. Le film est analysé de manière incorrecte la plupart du temps, en tant que contenu et style, mais ce ne sont pas des entités distinctes. Couleurs, lumière, conception, texture… Ce sont des éléments narratifs ».??Selon lui, la première impression d’un personnage est le plus important, et cela repose entièrement sur les images. « Quand un personnage se présente – la façon dont il se tient debout, la façon dont il est habillé – c’est la première chose que le public va retenir, visuellement. Un film a plusieurs langages, et les costumes en font partie. Nous nous présentons de différentes manières. Il y a une importante composante de l’analyse du film qui devrait être sa composition ».
« [Un film] est comme un tableau de Gauguin. Vous devez analyser les coups de pinceau, la vigueur de la palette de couleurs, et pas seulement le fait qu’il représente des femmes qui posent sur le sol avec des fruits. C’est dynamique et puissant, avec de l’assurance, [des] coups de pinceau épais… Nous ne regardons jamais un film de cette façon, mais putain, nous devrions ! ».
Force et faiblesse
« Utilisez vos forces et vos faiblesses à votre avantage » déclare Del Toro. « Il est important de savoir dans quoi vous êtes bon et ce que vous aimez faire ». Dès son enfance, le mexicain a su qu’il avait un talent pour les makeup FX et la scénarisation, de sorte qu’il a utilisé ses compétences pour aider les autres à monter leurs projets et ainsi gagner leurs faveurs. Del Toro estime avoir travaillé sur 13 films, une vingtaine d’épisodes télévisés et de nombreux spots publicitaires « donc tout le monde me devait une petite faveur » dit-il. Finalement, le réalisateur accumule suffisamment de soutien pour faire son premier film.
« Presque personne n’est bon en tout. Mais nous ne sommes pas seulement les bonnes parties de ce que nous faisons, nous sommes aussi les mauvaises parties. Votre style émerge des choses que vous ne faites pas bien ». Il prend comme exemple Stanley Kubrick : « Son premier film, Fear and Desire, est incroyablement sévère et grinçant, mais c’est exactement son style. Mais ce qui deviendra par la suite parcimonie et contrôle – l’essence même de Kubrick – a commencé comme étant un défaut ».
La passion
« C’est assez simple, vous ne pouvez pas baiser sans avoir la trique » plaisante Del Toro. « Vous devez aimer ce que vous faites. Si vous ne le faites pas, vous perdez tout intérêt en pleine production. Vous ne voulez pas vous levez tôt chaque matin pendant un an pour travailler sur un film pour lequel vous ne souhaitez pas vous donner à fond ». Del Toro est en désaccord avec les raisons pour lesquelles la plupart des films sont développés et produits : « Vous devez choisir des projets qui ont besoin de vous pour exister, si vous ne le faites pas, personne ne le fera. Pour moi, la beauté du film est lorsque quelqu’un se connecte avec le film à un niveau moléculaire ; quand l’art résonne personnellement et modèle ce que vous êtes ».
Arrêtez de rêver
« Même quand ce n’est pas votre projet, donnez-vous à 110%. Si vous vous donnez à fond – faire son travail avec passion – il n’y a pas de mauvais travail. Je suis sérieux ! […] Vous obtiendrez des personnages et des histoires de vos expériences… Mais si vous passez votre temps à rêver de votre discours à Sundance, vous êtes foutu. Concentrez-vous sur votre emploi lorsque vous travaillez, et vous apprendrez beaucoup. Enregistrez ces rêves de Sundance la nuit lorsque vous êtes à la maison ».
Del Toro a parlé de ses expériences. Avant de devenir réalisateur, il a vendu des biens immobiliers. Il a fait un effort pour apprendre à connaitre les histoires de ses clients, d’où sont-ils originaires, et pourquoi souhaitent-ils acheter cette maison. Il cite également les chauffeurs de taxi comme une source d’inspiration « ils vous racontent les meilleures histoires de baise ».
Son temps en dehors du travail a cependant été consacré à la recherche de vampires. L’ensemble de cette expérience de vie a été porté à l’écran pour le film Cronos. Souriant, il revient sur ces premières années : « Je travaillais sur des projets que je n’aimais pas, mais j’aimais chaque minute de travail ».
S’appliquer
Del Toro aime alterner entre grands et petits projets « J’essaie d’aller d’un projet à un autre, de m’appliquer pleinement, à la fois émotionnellement et spirituellement, sur chaque projet que je choisi de faire » dit-il.
Pour l’occasion, le mexicain se remémore une conversation qu’il a eue avec son compatriote, Alfonso Cuaron (Gravity). Alors que Del Toro vient de diriger Blade II, Cuaron signe pour réaliser le troisième épisode de la saga Harry Potter. Un jour les deux compères discutent du maintien de l’essence artistique d’un metteur en scène au sein d’une franchise de films (et d’un studio). Del Toro à la solution ! « Soit comme une fille facile [avec ce material]. Tu l’embrasse, tu le câline, tu le pelote [comme] au lit. […] Ne soyez pas distant ! Mets-toi à genoux et sois sale ! ».
Instinct
Être soi-même, ne pas céder à la pression professionnelle, tels sont les mots de Guillermo ! « Les chefs des studios utilisent toujours le mot « non », mais ils essaient de ne pas l’entendre. Et les artistes n’ont pas toujours le courage de le dire. Donc, tenez-vous à votre instinct ».
Faire des erreurs
« Vous avez besoin d’incidents pour que vous sentiez que votre récit est terminé. Il y a de la beauté dans les erreurs ». Pour appuyer son point de vue, Del Toro cite la peinture impressionniste française et la philosophie esthétique japonaise de Wabi Sabi, un dérivé des principes bouddhistes zen. Il explique qu’il cherche ces qualités dans ses films : l’imparfait, l’éphémère, l’inachevé. « Je pratique une sorte de zen attitude mexicaine » indique le cinéaste.
Brutalité et sensibilité
Del Toro décrit un film comme étant une « sensibilité brute et l’évolution de la brutalité. Ces films qui survivent sont une combinaison de talent, de chance et de brutalité. Une fois qu’un film est sorti, il est sorti – mais avant cela, il est crucial de juger votre projet sévèrement. Beaucoup des meilleurs réalisateurs ne se permettent pas cela au final [remise en question] mais c’est un aspect évolutionniste [du projet] qui manque ».
Patience
« Le moment le plus désespéré c’est quand vous êtes dans la vingtaine » déclare Del Toro. « Vous vous dites que c’est trop tard, que votre vie est terminée. Puis lorsque que vous atteignez la trentaine, vous vous rendez compte que « non, j’étais jeune, c’était la meilleure époque, tout était possible » mais ça vous ne le réalisez pas lorsque vous avez 20 ans. La vie est un paradoxe. Vous réalisez ce que vous avez lorsque vous ne l’avez pas : donc profitez ! Explorez cette liberté. Découvrez qui vous êtes. Cela prend du temps d’être professionnel ».
Générosité
Malgré son succès, Del Toro n’a pas oublié ses années où il était incertain de ce qu’il allait faire de sa vie. Mais se remémore sa rencontre avec son amie Marta Navarro : « Un jour quand j’allais réaliser mon premier film, quelqu’un d’incroyablement bon est arrivé dans ma vie : Marta Navarro, qui à ce jour est toujours ma partenaire de production. [A mes débuts] elle n’a pas hésité à me faire confiance. Donc j’essaye de faire la même chose pour d’autres personnes. Je les rencontre dans des magasins de comics, ou dans des festivals comme Annecy. Certains d’entre eux deviennent des collaborateurs, certains dirigent leurs propres projets ».
Avec fierté, Del Toro indique qu’il a « déjà produit neuf premiers films [de réalisateurs] ».??Del Toro évoque également sa rencontre avec le réalisateur de The Book of Life, Jorge Guitierrez : « Jorge est venu à moi, il était mexicain, drôle et fat, dont je me suis dit « c’est un bon gars ! » » se souvient Guillermo. « Son histoire était belle, et je me disais que si je ne produisais pas son film, ce type allait mourir. Donc je l’ai fait ».??
Un grand ce Guillermo del Toro, un grand !
Pierre Sauveton