Brian De Palma, le maître du temps
A l'occasion de la ressortie de son Pulsions (1980) dans une copie neuve, décryptage d'une des plus fameuses séquences du film : le meurtre de l'ascenseur. Un exemple idéal de la distorsion du temps au cinéma par un expert en la matière, Brian De PaA l'occasion de la ressortie de son Pulsions (1980) dans une copie neuve, décryptage d'une des plus fameuses séquences du film : le meurtre de l'ascenseur. Un exemple idéal de la distorsion du temps au cinéma par un expert en la matière, Brian De Palma.
Dressed To Kill. Bien mieux que son titre VF (Pulsions), le thriller cul-te de Brian de Palma annonce la couleur en jouant sur la signification littérale de cette expression anglaise. On se déguise pour tuer, pour ne pas être vu. Mais on s'habille aussi pour être beau, séduisant, irrésistible. A tomber.
Sorti en 1980, Pulsions vient dans la carrière de son auteur entre sa période fantastique (Carrie, Furie) et un Blow Out au contenu plus politique (le film ressort aussi en salles ces jours-ci). C'est la quintessence du thriller sexuel depalmien, dont le dernier avatar en date est le récent Passion, sorti il y a trois ans. Si Obsession (1976) est son thriller le plus romantique et Body Double (1984) le plus vulgaire, Pulsions atteint le point d'équilibre entre les deux péchés pas si mignons du barbu pervers : le voyeurisme et le sentimentalisme. Oui, contrairement aux accusations fréquentes de misogynie dont il a été la cible, Brian De Palma est un sentimental. Profond, bien sûr. Il s'identifie à ses personnages les plus idéalistes (John Travolta dans Blow Out), amoureux (Cliff Robertson dans Obsession) ou persécutés (Sissy Spacek dans Carrie). Pour chasser quelconque doute, il suffit d'entendre les partitions qu'il commande à ses compositeurs attitrés comme Pino Donaggio pour accompagner ses envolées de caméra.
Dans Pulsions, il propose une nouvelle variation du style façonné par Hitchcock, en explicitant les sous-entendus que le chaste cinéaste anglais n'a jamais osé dévoiler. On suit donc pendant une bonne demi-heure le personnage de Kate Miller (Angie Dickinson), femme au foyer frustrée par sa vie de couple. A ce sujet, elle ne peut se confier qu'à son psychanalyste, le docteur Robert Elliott (Michael Caine). Lors d'un après-midi, elle rencontre un inconnu au Musée d'Art Moderne et le suit jusqu'à son appartement, où ils couchent ensemble. Après la relation, en fouillant dans un tiroir, elle découvre que l'homme a une maladie sexuellement transmissible. Elle part alors en quatrième vitesse de chez lui mais elle oublie son alliance posée sur la table. Tandis qu'elle prend l'ascenseur pour remonter à l'appartement, elle se retrouve face à une mystérieuse blonde aux lunettes noires, lame de rasoir à la main. C'est le début d'une séquence incroyablement réalisée et découpée, référence évidente au meurtre de la douche de Psychose. De Palma, jamais avare en compliments sur lui-même, déclarait encore il y a peu de temps que c'était « le meilleur meurtre qu'il avait jamais mis en scène ».
Difficile de lui donner tort.
Si cette scène frappe durablement les esprits, c'est qu'il ne s'agit pas d'une simple scène de meurtre. Comme quand le sang de porc tombe sur Carrie ou que le landau dévale les escaliers de la gare dans Les Incorruptibles, De Palma utilise cette séquence comme point de bascule du récit mais surtout comme un jeu gourmand sur la temporalité, sur la perte de réalisme. La séquence se déroule en trois temps : d'abord, Kate cherche à remonter mais l'ascenseur semble aller très lentement, traduisant son impatience à tourner la page de cette aventure culpabilisante. Quand les portes s'ouvrent, la blonde aux lunettes et au gant noir la menace avec une lame de rasoir. Kate se protège avec sa main et, tel un peintre sur une toile, la tueuse lance son rasoir sur la main de Kate dans un geste furtif et anti-naturel. Nous sommes déjà dans le plus pur expressionnisme. Ce premiers temps se clôt par le coup de rasoir inaugural sur le visage de Kate, vue à travers le miroir de l'ascenseur.
Les portes se referment : dans un Hitchcock, nous en serions peut-être restés là, fantasmant les pires atrocités hors-champ. Pas chez De Palma qui aime pousser le curseur, frayer avec l'outrance jusqu'à l'absurde. Chez lui, le sang gicle sur les numéros indiquant les étages, la victime hurle plusieurs fois d'une façon mécanique (on pense au cri parfait, recherché par le preneur de son joué par John Travolta dans Blow Out). Chez lui, la lame pourrait fendre l'oeil comme dans un poème surréaliste. Là où d'autres auraient abrégé les souffrances de la pauvre Kate, De Palma les fait durer jusqu'à l'exaspération. Jouer avec le temps, le défier. Et satisfaire la perversité du spectateur en même temps que la sienne, bien sûr : est-ce un hasard si le dernier plan du meurtre montre les jambes magnifiques d'Angie Dickinson maculées de sang ? Le sexe et la mort mêlés.
Dans un troisième et dernier temps, on découvre Liz Blake, prostituée de luxe qui sort d' un appartement avec l'un de ses clients. Ils appellent l'ascenseur et quand la porte s'ouvre, l'homme découvre hors champ une Kate Miller ensanglantée. Il s'enfuit vite car, dans la mécanique de De Palma, c'est évidemment l'autre femme qui doit voir le corps de Kate. Le regard, toujours. Encore consciente, Kate tend une main vers Liz. La connexion est faite : Liz ne peut plus détourner ses yeux du « spectacle ». Comme nous.
C'est durant ce troisième temps que la dilatation du temps est la plus prononcée : chaque geste semble durer une éternité, poussé vers l'abstraction. Les va-et-vient entre les visages et les positions des trois personnages sont incessants. La meurtrière, planquée dans un coin, est trahie par sa lame de rasoir se reflétant sur le miroir et attirant l'oeil de Liz qui aperçoit ainsi cette blonde habillée pour tuer. Le regard, toujours.
C'est pourtant un son, celui de la lame tombant par terre qui permet à Liz de récupérer l'arme du crime. Déstabilisée par le fait d'avoir été découverte, presque mise à nue, la tueuse laisse glisser le rasoir de ses mains. En ramassant la pièce à conviction, Liz va pouvoir enquêter. Et en 2 minutes 30, le réalisateur clôt la première partie de son récit, fait disparaître son personnage principal, introduit sa nouvelle héroïne et met en place tous les ressorts dramatiques qu'il développera dans l'heure qui suit. Maître du temps et de l'espace, Brian De Palma sait mieux que quiconque faire durer le plaisir. Et la souffrance...
Marc Arlin
Pulsions, en salles depuis le 22 juin dans une copie neuve
Bonus : Brian De Palma et Noah Baumbach, auteur d'un documentaire sur l'auteur de Scarface, discutent de Pulsions.