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Michael Mann, le mouvement prismatique

Chez Mann la forme compte autant que le fond et le traitement de celle-ci, peut être plus encore.
Michael Mann, le mouvement prismatique

Bien souvent le cinéma peut se lire comme le canevas des intentions du réalisateur qui s’attèle à son chevet. Une palette de sensations, de sentiments et d’ambiances, qui définissent l’auteur de cinéma, souvent bien plus que les sujets choisis et les histoires contées. Pour beaucoup la lumière et les couleurs sont primordiales à la mise en image de leur univers, de leur subtilité. Mais peu sont ceux qui, comme Michael Mann, font de cette palette de couleur l’écrin absolu de la puissance narrative de leurs films.

L’accomplissement en mouvement

Les histoires de Mann sont souvent les mêmes : la démonstration précise de l’accomplissement d’un homme talentueux. Qu’il soit doué pour la guerre, pour la paix, la politique, la vérité, la justice, la boxe ou le crime, le héros « mannien » est toujours un homme doué ou un témoin entrainé dans le sillage tumultueux de l’un d’entre eux. Chaque œuvre de Mann à cela en commun qu’elle nous plonge immédiatement dans l’action d’un de ses personnages, sans plus d’explications ou de justifications, on se retrouve immédiatement perdu, au cœur du tumulte qui va suivre, pour mieux nous accrocher à l’essentiel, la force des personnages, leurs relations avec leur Némésis et leur charisme hypnotique. Le capitaine Klauss Woermann qui approche du village sur Tangerine dream dans The Keep, McCauley qui vole l’ambulance dans Heat, Ali qui court dans la nuit, Dillinger qui sort de prison dans Public Enemies, Frank perçant le coffre dans Thief, Vincent qui atterri à Los Angeles dans Collateral, Nathaniel qui court dans les bois dans The last of the Mohicans, Bergman qui est conduit le visage masqué à l’arrière d’une voiture dans The Insider. Ces ouvertures de film sont autant de chutes immédiates dans le quotidien du personnage principal ainsi que dans l’activité qui le définit par essence. On ne sait rien de ce qui a conduit ce dernier à cet instant T, ni de l’impact que ce qui se déroule sous nos yeux peut produire.


Ce sentiment crée immédiatement une sensation de vertige et de non compréhension de ce qui se déroule sous nos yeux et nous force à nous accrocher à chaque détails, pour ne pas sombrer dans le désintéressement. C’est cet engagement puissant et forcé par la réalisation qui nous fait nous attacher aussi rapidement aux personnages et nous pousse à les suivre dans le sillage de leurs actes. Quant à Miami Vice si le début du film, lui aussi, nous plonge dans le vif de l’action, c’est ici tout le film qui semble suspendu à un enchainement de situations ultérieures que nous ne pouvons pas appréhender. On suit donc Tubbs et Crockett se frayant un passage au milieu d’intrigues qui nous dépassent et qui forme le coffret des relations humaines qui s’y déroulent et qui sont le point d’orgue, l’Alpha et l’Omega des préoccupations de Mann.


Les films de Mann sont donc construits sur cette force d’inertie qui propulse ses personnages en mouvement. C’est cette trajectoire qui l’intéresse. Le décorum est donc réduit à un minimalisme presque primaire. Ses films ont toujours un sujet simple, une ligne directrice droite, qui se crée à force de volonté et de dépassement de soi. Une intrigue dépouillée du superflu au maximum, amenant à ne s’intéresser réellement qu’au principal, les protagonistes et leur évolution. Des choix forts et déconcertants qui peuvent pousser à penser que tout n’est que trop simpliste. Mais puisque c’est dans les détails que se cache le diable, le talent de Mann vient non pas de ces histoires, mais de leur traitement sensoriel et pictural.

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Prisme sensoriel

Chez Mann la forme compte autant que le fond et le traitement de celle-ci, peut être plus encore. Chaque sensation, chaque angoisse, chaque sursaut de changement de comportement sera analysé avec finesse et retranscrit à l’écran au travers d’un nuancier émotionnel construit, répété et orchestré, pour aboutir à une fresque multicolore et sensitive complexe. Et s’il a travaillé avec nombre de directeurs de la photographie, ces films suivent des codes colorimétriques précis et symboliques, calculés, permettant de suivre l’accomplissement de ses protagonistes, qui définissent Mann comme auteur.


Comme sur une toile de peintre, le blanc chez Mann est le symbole de la base. La base de notre mode d’existence. Le Blanc de cette société qui nous oppresse. Le Blanc de ses infrastructures architecturales cliniques, de ces bâtiments bureaucratiques rigides, les barreaux de nos prisons physiques et mentales, qui nous coupent de nos desseins. Le Blanc nous aveugle de par l’incertitude qu’il dégage, il nous étouffe de l’immobilisme qu’il symbolise et nous tue lentement par la catatonie qu’il provoque en nous. Le Blanc n’est qu’abandon, anonymat, allégeance, emprisonnement et renoncement. Il est aussi l’incertitude de notre propre compréhension, le refuge du doute et de la perdition. Le Blanc est la toile immaculée sur laquelle chacun doit à la force de ses convictions, tenter d’apposer une trace, une marque, sa marque. Il est ce qui doit être entaché et évité pour se dire avoir rêver et vécu.


Proche du Blanc, il y a le Gris qui passe inaperçu au milieu des conventions et traverse les troupeaux sans jamais dénoter. Le Gris est souvent l’apparat de celui qui œuvre pour la société ou qui veut se fondre dans la masse. Le Gris est déterminé, froid et calculateur et s’il compte nombre des oripeaux du Blanc, il possède pourtant une volonté propre. Une impulsion précise et calculée. Le Gris porte en lui cette part de Noir qui lui octroie l’élan nécessaire à l’accomplissement de son but et reste à tout moment au contrôle des forces qu’il met en action. Souvent symbole de la Némésis il s’oppose souvent au héros en recherche de couleurs.


Le Noir quant à lui est le voile sombre au creux duquel nos émotions bouillonnent. Le sombre linceul qui accueille la peur, la convoitise, la jalousie et la colère. Il existe dans les espaces clos, les recoins dissimulés ou les longs manteaux dans lesquels on se drape, comme on drape un secret. Il est le bouillonnement de nos sentiments, l’acide qui ronge peu à peu nos raisons et nos envies pour ne devenir que rejet et frustration. Il est souvent la part de nous-même que l’on voudrait occulter et qui transpire malgré nous sous le joug de nos émotions. 


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Le Vert est synonyme de peur, de danger et de choc. Il est le catalyseur, du passage à l’acte, de la transition et du moment fatidique où le personnage doit s’exposer, prendre à bras le corps son destin et affronter les angoisses qui le retiennent encore, les doutes qui le submerge et la peur que nous expérimentons tous à nous révéler. Le Vert chez Mann souligne souvent un moment crucial pour ses personnages, un écueil à surmonter, une épreuve du feu qu’ils vont devoir affronter pour avancer.


Bien souvent la conséquence du Vert, le Rouge est utilisé pour souligner le meurtre, le crime, le sang mais surtout la montée soudaine de l’adrénaline et l’emballement des sentiments. Il est différent du Noir car on traite ici de sensations plus que de sentiments. Le personnage est piégé, acculé, ou au contraire en position dominante. Il symbolise souvent un lien violent entre deux protagonistes ou un ennemi qui se distingue par des agissements non-conformes aux valeurs du héros.


Et enfin il y a le Bleu. Le Bleu est presque désormais synonyme de Mann au cinéma, comme il l’est pour Klein en peinture, tant cette couleur est primordiale et complexe dans l’œuvre du cinéaste. Le Bleu représente les héros. Le Bleu est cette trace, cette marque que veulent laisser les personnages manniens sur le monde. C’est cette aura qui les rend si uniques, si spéciaux. C’est le but ultime qui donne sens à tous les évènements de leur vie et qui se cristallisent dans cette volonté. Le Bleu est à la fois présent lorsque le héros est en sécurité, comme s’il émanait de lui, à certains moments, une force mystique, surnaturelle, qui le protège. La force de la volonté. Souvent ciel ou océan, le Bleu a le pouvoir de baigner entièrement les films de Mann, de les embrasser de cette couleur et de leur conférer, tout comme aux protagonistes, un caractère unique. Il est l’idéal qui s’étend derrière cette baie vitrée, sur cette immensité aqueuse, dans les cieux qui dépeignent cet horizon, ce but, cette force inaltérable qui intéresse autant Michael Mann.


Bien entendu l’œuvre picturale et prismatique de Mann ne se résume pas à ces quelques couleurs. La façon dont il peint la nuit par exemple, ou la liberté qu’il s’octroie à rendre la couleur omniprésente de manière quasi irréelle, quitte a parfois en faire le sujet principal de certaines scènes et à faire le point sur la lumière elle-même, au détriment de l’action, sont autant de recherches et de tentatives de faire avancer la représentation picturale de ses films. La constante recherche de la matière numérique à travers les différentes caméras qu’il expérimente et le grain, qu’il n’a de cesse de travailler, comme le peintre sur sa toile travaille la matière, place Michael Mann dans la veine des Wong Kar-Wai ou des Tarkovsky. Il fait partie des cinéastes qui ne mettent de frontière, entre la représentation picturale propre à la peinture et le cinéma, que celle de l’outil dont ils disposent et des possibilités que ce dernier leur offre.


A bien des égards Mann semble être lui-même une de ses représentations du héros. Un homme extrêmement doué qui s’impose un but et qui trace une ligne directrice inaltérable entre ce dernier et lui même, une trace colorée et éclatante, dans le blanc immaculé, de la médiocrité et du conformisme visuel.


JAC


Texte issu du livre Rockyrama - Michael Mann sorti en 2014