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2001, A Space Odyssey of Many Dimensions

Il y a 50 ans, jour pour jour le 3 avril 1968, sortait dans toutes les salles de cinéma américaines ce qui est certainement l'un des plus grands chefs-d'oeuvre cinématographiques de tous les temps. 2001, l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick.
2001, A Space Odyssey of Many Dimensions

To

The Inhabitance of SPACE IN GENERAL

And H.C. IN PARTICULAR

This Work is Dedicated

By a Humble Native of Flatland

In the Hope that

Even as he was Initiated into the Mysteries

Of THREE DIMENSIONS

Having been previously conversant

With ONLY TWO

So the Citizens of that Celestial Region

May aspire yet higher and higher

To the Secrets of FOUR FIVE or EVEN SIX Dimensions

Thereby contributing

To the Enlargment of THE IMAGINATION

And the possible Development

Of that most and excellent Gift of MODESTY

Among the Superior Races

Of SOLID HUMANITY


Flatland, by Edwin A. Abbott, 1884

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Il rêve. Il rêve et il voit des figures primitives qui s'agitent le long d'un horizon indépassable. Prisonnières de cette ligne infinie, elles se plient aux lois d'une nature unidimensionnelle sans même pouvoir imaginer l'existence d'une deuxième dimension, d'un deuxième degré de liberté. Il leur faudrait la visite d'une figure venue d'ailleurs, une figure de dimension supérieure, libre de se déplacer dans deux dimensions pour les faire évoluer et leur permettre peut-être de dépasser l'horizon.


Qui est-il ? 


Il est un carré. Narrateur et héros du roman Flatland, il évolue dans un monde en deux dimensions, où les individus sont des figures géométriques, classées socialement en fonction de leur nombre de côtés et de leur régularité. Après avoir rêvé d'un monde en une seule dimension, peuplé de segments, il sera visité par une sphère, être évoluant en trois dimensions et qui lui révélera l'existence d'une dimension supplémentaire.


Il est Heywood Floyd. Protagoniste du film 2001: A Space Odyssey, il se déplace en direction de la Lune en tant que représentation de la hiérarchie d'une mystérieuse organisation. Dans sa navette, il rêve de la rencontre entre les ancêtres de l'humanité et cette figure de parallélépipède qui l'attend sur la lune. Le contact avec ce monolithe marquera le moment où l'humanité s'élancera dans les profondeurs de l'espace, vers Jupiter et au-delà de l'infini.

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2001: A Space Odyssey...

Depuis sa sortie en 1968, le pouvoir de fascination de 2001: A Space Odyssey ne s'est en rien atténué. Par son ascétisme narratif, par son intransigeance visuelle, par le mutisme de son créateur qui refusera toujours de fournir la moindre explication, le film de Stanley Kubrick est à l'image de l'iconique monolithe qu'il met en scène : un objet insondable qui résiste à toute analyse définitive. Même le livre d'Arthur C. Clarke, qui constitue en un sens la première tentative d'interprétation, ne saurait prétendre à ce titre. Si Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke ont travaillé ensemble en amont de la production, le point de départ du projet étant l'adaptation de la nouvelle de Clarke La Sentinelle, Kubrick a été le seul maître à bord au moment du tournage. En conséquence, Clarke a dû écrire son roman en fonction de ce qu'il connaissait du projet initial et de ce qu'il comprenait des rushs que lui envoyait Stanley Kubrick. Dès lors, il est évident que même l'œuvre de Clarke ne saurait être une ressource incontestable pour interpréter le film. Elle constitue seulement une vision, à laquelle sont venues s'ajouter au fil des ans des kyrielles d'autres, proposées par des critiques, des universitaires ou des passionnés, chacune venant éclairer, mais sans jamais éclaircir, ce monolithique 2001.


En réduisant au possible les dialogues, en rendant la trame obscure, en étirant ses scènes par l'intermédiaire de longs plans contemplatifs, Kubrick avait pour but de créer une œuvre cinématographique dont l'essence soit purement visuelle. Ainsi, 2001 est un film où l'image a une pouvoir évocateur bien supérieur à celui de la musique, et où la musique a elle-même un pouvoir évocateur bien supérieur à celui du dialogue. Contrairement à la plupart des films, la forme dans 2001 est l'expression directe du fond. Le principal vecteur d'information n'est pas le dialogue mais l'image. En conséquence, ce n'est pas à l'image d'accompagner et d'illustrer ce qui est exprimé dans les dialogues mais l'inverse : les dialogues ne sont qu'une solution de dernier recours pour exprimer ce qu'il serait trop long ou trop compliqué d'exposer par l'image seule.


En tant qu'objet essentiellement formel, 2001 appelle à de multiples analyses et à de multiples interprétations de ce qui est directement présent à l'écran, et notamment au niveau du jeu récurrent sur les dimensions, au sens mathématique du terme.


Avec son monolithe en forme de parallélépipède, sa station spatiale circulaire, ses couloirs tubulaires, son vaisseau constitué d'une sphère et d'un cylindre, l'œil de HAL en forme de disque rouge, 2001 appelle un travail d'analyse non seulement sur les figures géométriques qu’il met en scène mais sur les notions de lignes, de surface, de volume et donc de figures en une, deux et trois dimensions…


… si ce n'est plus.

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...of Many Dimensions

Pour s'intéresser à la notion de dimension dans 2001, un roman comme Flatland est un outil idéal dans la mesure où il ne cesse de jouer avec le nombre de dimensions spatiales de son univers.


Publié en 1884, le roman d'Edwin A. Abbott se veut dans sa première partie une satire de la société victorienne et, en particulier, de son système de classe extrêmement rigide où chaque individu est déterminé à occuper une certaine place dans la société. Le narrateur, un carré, y décrit le monde dans lequel il évolue, un monde en deux dimensions où les individus sont des figures géométriques dont le nombre de côtés détermine le rang social. Un hexagone appartiendra à une classe sociale supérieure à celle d'un carré et inférieure à celle d'un octogone, et ainsi de suite jusqu'aux figures dont le nombre de côté est si grand qu'on les confond avec un cercle et qui constituent les classes dominantes.


Si la première partie du roman utilise l'allégorie d'un monde en deux dimensions pour parodier les règles absurdes qui régissent l'ère victorienne, sa seconde partie se présente plutôt sous la forme d'une étude sur les dimensions et sur les interactions possibles entre des figures de dimensions différentes. Ainsi le narrateur va dans un premier temps rêver qu'il rencontre le roi de Lineland, un univers unidimensionnel dont le monarque s'avèrera incapable d'imaginer l'existence d'une deuxième dimension, c'est-à-dire d'une direction qui ne soit dans un sens ou l'autre de la ligne sur laquelle il évolue. Suite à ce rêve, le narrateur recevra la visite d'une sphère venue de Spaceland, un univers en trois dimensions. Lui-même incapable d'appréhender l'idée d'une direction autre que celle compris dans le plan où il évolue, le narrateur forcera la sphère à l'emmener dans Spaceland. Ce n'est qu'en voyant Flatland non plus de l'intérieur du plan mais d'au-dessus et en croisant d'autres figures en trois dimensions qu'il parviendra à appréhender ce concept. Enfin, au cours d'un rêve où il rencontre le roi de Pointland, seul habitant d'un espace sans dimension, incapable de concevoir une altérité, persuadé que ce qui lui est dit est un produit de sa pensée, le narrateur acceptera complètement l'idée d'une troisième dimension, et même d'une quatrième, d'une cinquième, etc.


— It was the last day but one of the 1999th year of our era, and the first day of the Long Vacation. (Flatland, Section 13)


À plusieurs égards, il est possible de voir 2001 par le prisme de ce qui est raconté dans Flatland.


Ainsi, la séquence d'ouverture mettant en scène des primates correspond au passage dans Lineland : on y voit de nombreux plans de paysages où l'horizon est clairement dessiné et les scènes autour de la mare que se disputent les clans de primates, bien que filmées en studio, ont aussi pour fond un paysage dont la ligne d'horizon est clairement dessinée. En outre, la mise en scène ne s'autorise qu'un champ-contrechamp comme si un déplacement dans le plan était impossible. On peut même interpréter l'ensemble de cette séquence comme le rêve d'Heywood Floyd, endormi, dans la navette qui l'emmène sur la station spatiale. Conscient de l'enjeu que représente le contact avec la preuve d'une vie extra-terrestre, il peut légitimement comparer cet événement avec celui que fut l'invention de l'arme-outil.

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La séquence avec Heywood Floyd met à l'inverse l'accent sur la notion de surface : non seulement le sol et le plafond de la station spatiale où il rencontre un homologue soviétique sont parcourus de lignes et de quadrillages mais ils sont courbes... comme une façon de signifier que même si l'humanité a atteint la lune, elle ne se déplace toujours qu'en deux dimensions. Partout, elle ne fait que se déplacer sur des surfaces, que ce soit sur la surface de la Terre, sur la surface de la Lune ou sur la surface d'une station spatiale circulaire. 


C'est dans la séquence suivante, au travers de la mission vers Jupiter, que le film met en scène des hommes qui évoluent en trois dimensions. Le monolithe lunaire a été un catalyseur qui a donné à l'humanité l'impulsion dont elle avait besoin pour explorer une nouvelle dimension. Dans cette séquence, non seulement on voit les deux protagonistes évoluer dans l'espace, en apesanteur, mais même l'apparence du vaisseau semble significative. Après la station spatiale circulaire où se rend Heywood Floyd, le vaisseau de Dave Bowman représente une sphère prolongée par un alignement de prisme triangulaire.


Par la suite, l'énigmatique passage où Dave Bowman, après avoir atteint le monolithe en orbite autour de Jupiter, se retrouve seul dans une pièce fermée rappelle le solipsisme de l'unique habitant de Pointland. Il n'est alors pas anodin qu'à chaque fois que Bowmen sent une présence dans la pièce et se tourne pour voir de qui il s'agit, il ne voit que lui-même… tout comme le roi de Pointland était incapable d'envisager que ce que lui communiquait le narrateur de Flatland était autre chose qu'une expression de son esprit.


Enfin, pour avoir une idée de ce que représente la transformation de Bowman en Star Child, il convient de se rapporter à ce qu'écrit Arthur C. Clarke dans la version roman de 2001 publiée en 1968 : "Le rectangle scintillant qui, auparavant, n’avait été rien d’autre qu’un bloc de cristal, flottait devant lui, aussi indifférent aux flammes infernales qu’il l’était lui-même. Il gardait en lui des secrets inouïs sur l’espace et le temps, mais le bébé en comprenait au moins certains et il pouvait le commander. Le rapport de ses côtés 1-4-9 était tellement évident, tellement nécessaire. Il eût été si naïf d’imaginer que les séries s’achevaient ainsi, avec seulement trois dimensions !" Le Star Child peut ainsi percevoir quatre dimensions spatiales, si ce n'est plus…


Sans aller jusqu'à voir dans 2001 une adaptation consciente de Flatland, il est intéressant de tirer parti de ces parallèles pour analyser le film sur un plan essentiellement visuel et pour essayer d'appréhender une partie du travail de Kubrick en termes de réalisation.

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Dans sa longue analyse de 2001, Rob Ager s'appuie sur divers passages du film pour émettre l'hypothèse que le monolithe est censé représenter un écran de cinéma. Une des interprétations de Ager est alors que plusieurs plans du film, notamment celui de Bowman allongé dans son lit face au monolithe doivent être vu comme des plans se passant dans un univers plat, en deux dimensions, et que la transformation de Bowman est due à la révélation qu'il n'est rien d'autre que le personnage d'un film.


L'hypothèse de l'écran de cinéma est certes sujette à caution de par son caractère hautement interprétatif et par le mutisme de Kubrick qui s'est toujours gardé de valider ou d'invalider les interprétations du film. Néanmoins, les exemples sur lesquels s'appuient Ager dénotent une recherche manifeste au niveau de la construction des plans et de la représentation de l'espace dans lequel évoluent les différents protagonistes.


Tout au long du film, Kubrick semble jouer avec des figures géométriques… que celles-ci soient contenues dans le design des vaisseaux ou l'agencement de divers objets à l'image. En représentant des sphères, triangles, pyramides, parallélépipèdes, carrés, trapèzes, cylindres, quadrillages, c'est-à-dire des figures familières pour notre œil, et en jouant ou non avec les perspectives, le réalisateur induit spontanément chez le spectateur des sensations de relief ou, à l'inverse, d'image bidimensionnelle.


De ce travail de pur formaliste semble émerger une problématique qui fonde le travail de mise en scène de Kubrick : comment représenter un mouvement dans l'espace au travers d'une image en deux dimensions ?


Dans la plupart des films, les personnages se déplacent à la surface de la Terre et le travail du réalisateur est de gérer ces déplacements en deux dimensions : soit latéralement, vers la gauche ou la droite de l'écran, soit dans la profondeur de champ lorsque les personnages s'approchent ou s'éloignent de l'écran. Le travail de Kubrick sur 2001 est de ne pas traduire le mouvement dans l'espace simplement par des déplacement vers le haut ou le bas de l'écran mais de représenter des trajectoires courbes, d'abandonner les axes rigides du repère cartésien pour libérer le mouvement et ouvrir de nouvelles perspectives, tant aux personnages qui doivent apprendre à se déplacer dans des espaces de différentes dimensions qu'au spectateur qui doit apprendre au travers du film à appréhender ces espaces.

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Beyond the Aleph

En liant ainsi un processus initiatique et des considérations géométriques, Kubrick réactualise une tradition hermétique remontant à Pythagore. Connu essentiellement pour son théorème et pour ses travaux en musique (on lui attribue la notion d'harmonie musicale), Pythagore était également un philosophe et un chef religieux. Si aucun de ses textes n'a survécu, la tradition décrit les pythagoriciens comme une secte ésotérique dont les secrets étaient basés sur les connaissances secrètes que Pythagore avait lui-même acquis lors de son voyage en Égypte… Parmi ses connaissances, la nature transcendantale des nombres et des figures géométriques et leur utilisation pour atteindre des formes supérieures de connaissances. Ce principe irriguera toutes les formes d'hermétisme, du néoplatonisme à la Rose-Croix en passant par la kabbale juive.


Dès lors, quelle révélation nous attend à l'issue de 2001, de ce voyage qui a mené Dave Bowman et le spectateur "au-delà de l'infini" ? Que voit le Star Child lorsqu'il contemple la Terre avec un regard qui s'étend au-delà de quatre dimensions ?


Pour en avoir une idée, on peut emprunter les mots de l'écrivain Jorge Luis Borges : "En cet instant gigantesque, j’ai vu des millions d’actes délectables ou atroces ; aucun ne m’étonna autant que le fait que tous occupaient le même point, sans superposition et sans transparence. Ce que virent mes yeux fut simultané : ce que je transcrirai, successif, car c’est ainsi qu’est le langage. [...] Le diamètre de l’Aleph devait être de deux ou trois centimètres, mais l’espace cosmique était là, sans diminution de volume. Chaque chose (la glace du miroir par exemple) équivalait à une infinité de choses, parce que je la voyais clairement de tous les points de l’univers."


Cette description d'une perception totale de la Terre, similaire à celle du Star Child, provient de la nouvelle l'Aleph, écrite en 1945. Première lettre de l'alphabet hébreu, l'aleph est également une notation mathématique de l'infini : au-delà de l'infini, le Star Child revient à son point de départ. Évidemment.

 
Aurélien NOYER
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