David Lynch : Hypnos Sexus
Le concept “Lynchien” est inexplicable, on ne peut que le ressentir.Le concept “Lynchien” est inexplicable, on ne peut que le ressentir. Pourtant, et c’est là qu’existe tout le paradoxe, s’il est immédiatement reconnaissable, il demeure pourtant terriblement difficile à définir. On ne regarde pas une création visuelle de David Lynch. On doit y pénétrer.
Accepter que la vision déformée de notre monde va nous dominer des les premiers instants. Accepter aussi de se plier aux règles de ces univers, qui, s’ils nous semblent familiers, hurlent à nos sens qu’ils ne sont pourtant pas réels, mais qu’ils sont là pour nous apprendre à nous connaître et à embrasser les troubles profonds que la relation à l’autre engendre, jusqu’à parfois nous engloutir totalement.
Comme la sensation d’un déjà vu, les mondes que nous invite à visiter Lynch semblent au premier abord accueillants, emplis d’une nostalgie pesante, d’une désuétude réconfortante et d’une banalité chaleureuse, nous permettant de nous sentir immédiatement en terrain connu. Pourtant tout à la fois que cette sensation nous envahie, insidieusement il y a cette inquiétude qui monte en nous. Cette fine ligne d’incompréhension et de mal être, qui si elle n’est pas encore explicable, semble remonter à l’envers le long de notre échine, imperceptible mais présente. Ce que l’on voit nous semble être aussi simple que sont compliquées et inexplicables les diverses pistes qu’explore notre inconscient, afin d’en percevoir les limites et les règles.
La maison est à ce titre peut-être l’endroit le plus Lynchien. Que cela soit une chambre à coucher, une salle à manger ou le hall d’un hôtel, cet endroit connu, familier, souvent symbole de sécurité et de repos, devient chez lui le lieu de tous les possibles. Comme il le dit lui-même, “la maison est l’endroit où tout peut mal tourner”. Cette sensation d’insécurité est renforcée par l’architecture des lieux malmenée par la caméra. Les lignes horizontales et verticales semblent se mouvoir légèrement et la sensation de danger est omniprésente. Cette “maison” est en fait la porte d’entrée vers l’ailleurs, vers notre inconscient. Le lieu duquel on part pour en rechercher, d’endroits inquiétants en lieux improbables et modulables, le chemin du retour. Quitter ce que l’on pense être indiscutablement acquis et commencer un voyage qui n’aura d’autre but que celui du retour, après avoir appris à s’accepter, au risque de se perdre dans ce là-bas pour ne jamais pouvoir revenir. Ce voyage débute souvent par un son ou par de la musique.
Cette musique, toujours lancinante, est à la fois hypnotique et indissociable de style Lynchien. Elle vient marquer le départ vers l’ailleurs et donner un sens différent aux images qui nous sont proposées, les souligner de manière presque grossière, afin de transformer ce que l’on voit et ainsi nous indiquer des pistes de lectures diverses. Les sons qui viennent accentuer les plans et pourfendre la bande sonore, sont autant de sous-texte qui nous emmène ailleurs.
Cet ailleurs, au sens le plus Lovecraftien qui soit, prend souvent l’apparence d’une petite ville recluse, éloignée de toute autre civilisation, ou bien celle d’une route droite et interminable, désertique, asséchée, frappée par les rayons d’un soleil accablant. Ou la route, au contraire, serpente dans l’obscurité des collines qui bordent Los Angeles, se faisant lacets nocturnes enivrants, ou une simple continuité de bandes blanches qui défilent devant des yeux s’agrippant au moindre tronçon de réalité, lentement ceinturés par le sommeil. C’est aussi parfois simplement un visage. Torturé, grimaçant, ou souriant de manière inappropriée. Tous ces endroits, ces faciès, sont tout autant Lynchiens, tout autant normaux et tout autant propices à accueillir l’irréel. Ils sont les toiles sur lesquelles le réalisateur va venir imprégner l’étrange, intelligemment et soigneusement infuser le bizarre, permettant aux films d’entrer en résonance avec nos propres dépressions et nos intimes angoisses, comme autant d’invitations à nous laisser emmener ailleurs.
Cet ailleurs est celui de l’inconscient, le monde des rêves, le territoire de prédilection de David Lynch et le domaine incontesté du dieu Hypnos. C’est dans cet univers que nos angoisses profondes vont s’accoupler à nos fantasmes les plus équivoques. C’est cette tapisserie que Lynch va tisser au rythme lent et inexorable des histoires qu’il raconte, comme autant d’écrins dédiés à nos peurs, nos angoisses et nos frustrations. C’est dans cet univers qu’il va projeter l’inconscient de ses personnages et nous livrer leur mal-être. C’est ici qu’il va explorer l’amour et la sexualité, les opposer comme deux sœurs rivales.
L’“Amour” chez Lynch est aussi destructeur qu’il est salvateur. Et les sentiments amoureux sont bien différenciés de l’acte sexuel et des drames que ceux-ci peuvent causer. L’amour est chez Lynch aussi beau qu’il est mystérieux. C’est un amour transcendant, un amour complet, débarrassé de toute notion de jalousie, de pouvoir et de domination. Un amour qui passe par la connaissance de soi et l’acceptation de ses erreurs. Ce véritable amour dont nous parle Lynch est une porte vers quelque chose de plus mystique, d’intangible et de merveilleux. Cet amour ne recherche pas l’assouvissement des pulsions de notre inconscient bestial, mais tend vers une idéalisation de celui-ci. Les personnages Lynchien engagés dans ces relations sont comme prisonniers d’une parade amoureuse platonique, ambiguë et désespérément conflictuelle. Le monde semble s’opposer à leur union, ils ne semblent plus vraiment parler le même langage et sont pourtant désespérément attirer vers l’autre. Ces femmes impeccables, aux lèvres envoûtantes, qui semblent survoler les endroits qu’elles arpentent, sont pourtant si loin de l’acte sexuel. Elles sont des visions inatteignables, des symboles de la pureté et de la dimension intangible du véritable amour. La fascination qui transpire des visions féminines de ses films, les ralentis, les cadrages et les gros plans sur les visages de ses actrices nous entraînent dans de moites pensées à travers lesquelles il faudra à nouveau faire preuve de cohérence afin de ne pas confondre pulsions charnelles et amour véritable.
Car par opposition les visions de corps enlacés, de pulsions débordantes, sont pour Lynch le reflet d’une société construite autour de la luxure et de la déviance sexuelle. Un monde coincé entre spectacle, mise en scène et fiction, dans lequel le sexe serait le seul et unique moteur qui ferait avancer le monde, entre strass et paillettes. Mais de l’autre coté des paillettes, il y a la noirceur des relations sexuelles. La prostitution, le viol, la tromperie, le mensonge. Une décadence qui mène à l’autodestruction et inexorablement à la perte de soi. Le sexe charnel s’avère être le centre névralgique de tous les maux, de tous les excès et d’une grande frustration qui conduit généralement chez Lynch à l’horreur, au désespoir et aux meurtres. Le sexe Lynchien est cruel, fait de manipulation, de domination, de mensonges, d’avortements et d’humiliations. Les femmes se prostituent, sont violées, ensanglantées et terminent souvent assassinées ou complètement brisées émotionnellement. Comme autant de veaux dorés, d’offrandes sacrifiées au pouvoir et à la pureté du vrai amour que prône Lynch à travers son œuvre. Car la passion charnelle dévore les corps et les esprits des personnages Lynchien, les propulsant, et nous avec, dans les méandres labyrinthiques de l’effondrement de leur certitudes et de leur empire intérieur. A travers le rêve, la fiction et les interminables strates imbriquées les unes aux autres, Lynch nous promène de chutes en chutes, de remords en suicides psychologiques et de douleurs en douleurs. C’est la construction d’une réalité surannée, d’un feuilleton de magazine people, d’une projection du glam’ et de la réussite made in Hollywood, que Lynch va s’efforcer de mettre à mal, de renverser, avant de totalement le déconstruire pour nous livrer les miettes d’un être brisé et désespéré. Betty Elms et Nikki Grace-Sue sont à ce titre deux projections des erreurs et du désespoir des personnages féminins de Diane Selwyn dans Mulholland Drive et de celui de la “Lost Girl” pleurant dans une chambre d’hôtel miteuse dans Inland Empire.
C’est dans ces chambres que l’on danse sur le rouge sanguinolent de lèvres féminines éclatantes à en perdre la raison, dans ces pièces où la lumière semble animée d’une vie propre et où l’espace semble désormais obéir à d’autres impératifs. Sur ces scènes irréelles, parées de rideaux de velours pourpre, le temps semble tenir à se plier aux voix de sirènes désespérées. Les courbures d’objets anodins semblent animés de cruels desseins, les reflets lumineux habillent les yeux morts d’animaux perdus à la fois victimes et menaces. C’est dans la peur de l’autre, de son regard et de son jugement, comme c’est aussi dans les espaces et les silences qui s’immiscent entre deux personnages attirés l’un vers l’autre, que se crée la distance et l'incapacité à se comprendre. Et c’est dans la mort, résultant de la relation entre la victime et son assassin, que tout semble devoir se résoudre et de la mort que tout semble devoir naître.
Par le rêve et l’inconscient (entre les lignes de meubles désuets et intemporels, étouffés par ces moquettes trop épaisses et ces tapisseries délavées, attirés et brulés à la chaleur de lumières oppressantes), c’est dans les ombres des encadrements de portes et l’obscurité de couloirs sans destinations (à la recherche de ce que l’on était ou que l’on pensait être, entre rêves imbriqués et strates névrotiques) que Lynch nous parle de ce qu’il y a de plus animal en nous : la sexualité et tout ce qui nous différencie des animaux et fait de nous des Hommes, à savoir les disfonctionnements, déviances et troubles profonds qu’engendrent nos choix et notre façon d’envisager notre relation à l’autre et à l’amour.
JAC
Texte issu du Rockyrama n°10 - Twin Peaks - 2016