Created by Richard Schumannfrom the Noun Projecteclair_rocky
Design, Article & Cream
superstylo

La folle histoire du sticker Parental Advisory

Souvenez-vous. Il fut un temps où les kids ouvraient fébrilement le blister du dernier compact disc acheté avec leur argent de poche. Quand le sticker « Parental Advisory : Explicit Lyrics » trônait fièrement en bas de la pochette, l’excitation était
La folle histoire du sticker Parental Advisory

Souvenez-vous. Il fut un temps où les kids ouvraient fébrilement le blister du dernier compact disc acheté avec leur argent de poche. Quand le sticker « Parental Advisory : Explicit Lyrics » trônait fièrement en bas de la pochette, l’excitation était à son comble.


Que vous compreniez ou non les paroles, vous saviez que vous teniez quelque chose de transgressif. Dans les années 90, la petite étiquette était le label du cool pour la génération hip-hop, une fierté pour la communauté métal et avait remis un  peu de contestation dans le punk en perte de vitesse. Rien que ça. Devenu un symbole, le Parental Advisory s’est fait récupérer par la mode. Toutes les déclinaisons commerciales y sont passées : casquettes, t-shirts, coques de téléphone… La mention s’est tellement banalisée que, comme les photos de poumons carbonisés qui ornent les paquets de cigarettes, nous la remarquons à peine. Aujourd’hui, le Parental Advisory est une relique dans la salle des trophées de la pop culture.


Rockyrama dépoussière pour vous son histoire.

Celle de l’éternelle bataille entre liberté d’expression et censure.

la-folle-histoire-du-sticker-parental-advisory

Le personnage principal de cette histoire, c’est Mary Elizabeth « Tipper » Gore. La femme d’ Al Gore (aujourd’hui son ex-femme). Le destin voulu qu’elle acheta par hasard Purple Rain et l’écouta en compagnie de sa fille de 11 ans. Le magnétisme sexuel du Kid de Minneapolis fit encore une fois des ravages. Sur « Darling Nikki », Prince claironne dès le premier couplet ces rimes polissonnes : « I knew a girl named Nikki, I guess you could say she was a sex friend, I met her in a hotel lobby, masturbating with a magazine. »


Lorsque le titre arriva à ses  oreilles et à celles de sa progéniture, son sang ne fit qu’un tour. Dans son livre, « Raising PG Kids in an X-Rated Society » (1987), elle raconte : « Les paroles vulgaires nous ont toutes les deux embarrassées. J’ai d’abord été stupéfaite ; puis je suis devenue folle ! Des millions d’Américains ont acheté ce disque sans savoir à quoi s’attendre ! ». Tipper Gore était décidée : sa mission serait désormais de protéger les enfants des insanités de la musique populaire. Si vous voulez comprendre l’idéologie de Mrs Gore, il faut décortiquer son livre. Au fil des pages, elle s’alarme de l’invasion du satanisme dans la culture populaire. Le heavy metal est, sans surprise, pris pour cible. Les associations religieuses et éducatives avaient ce genre dans le collimateur depuis la décennie précédente. Mais des affaires judiciaires avaient ravivé le débat. En 1984, Ozzy Osbourne était accusé par des parents d’avoir causé le suicide de leur fils de 19 ans qui écoutait « Suicide Solution » avant de mettre fin à ses jours. L’année suivante, c’est au tour de Judas Priest d’être sur la sellette. Les familles de deux ados du Nevada ont poursuivi le groupe. Désemparées, elles ne voyaient que la fantasmée influence subliminale du groupe comme explication au geste funeste des garçons. 


Bien qu’ils n’aient pas abouti à la condamnation des musiciens poursuivis, ces procès ont favorisé la controverse sur les effets des œuvres musicales sur la jeunesse. Outre la musique metal, Tipper Gore fustige pêle-mêle « Massacre à la tronçonneuse », Donjons & Dragons et la représentation de la violence dans les mass media. Pour Mrs Gore, nos chères têtes blondes sont vulnérables. Elle voulait avertir l’Amérique que, sous l’influence perfide des artistes satanistes, la famille nucléaire risquait de voler en éclats. Les petites filles allaient devenir des furies dévergondées et les garçons des zombies ultraviolents accros au crack. Arrière Belzébuth ! Si tu veux entraîner la jeunesse yankee dans la débauche, tu trouveras Mrs Gore sur ton chemin, prête à défendre bec et ongles les bons chrétiens.


la-folle-histoire-du-sticker-parental-advisory

Ce que Tipper Gore a initié, c’est ce que la sociologie appelle une « croisade morale ». Ce terme désigne les mouvements puritains visant la défense de la moralité publique. Leurs effectifs viennent principalement des classes privilégiées, parmi les générations orientées vers le conservatisme et marquées par un fort attachement à la religion. Ces mouvements se caractérisent par la crainte liée au changement social. C’est pourquoi les mœurs sont au centre de leur lutte. Ils entendent combattre la perte des valeurs traditionnelles ainsi que les soi-disant laxisme et permissivité qui gangrèneraient l’époque. Pour mener à bien sa croisade, Mrs Gore a recruté parmi les femmes d’hommes politiques haut placés à Washington. Après l’élection d’Al Gore à la Chambre des représentants, elle avait créé avec d’autres épouses de parlementaires un groupe dont le but était de faire des préconisations sur les problèmes sociaux. Ce sont ces dames qui organisèrent le mouvement. Elles découvraient médusées la liberté de ton de leur époque : on pouvait voir des filles en bikini dans des clips de Van Halen sur MTV et les rockeurs parlaient ouvertement du sexe, de la souffrance et de la mort.


Les  « Washington Wives » sont arrivées à convaincre l’instance de représentation des pédiatres et la plus grosse association de parents d’élèves et de professeurs. A partir de cette coalition, elles fondent le Parents Music Resource Center en 1985 afin de faire pression pour un contrôle strict de l’accès aux enfants à des chansons abordant la violence, la drogue ou le sexe dans leur texte. Une partie de la communauté chrétienne soutint activement l’offensive de Mrs Gore & Co. En face, l’opposition a émergé. La campagne « Parents for Rock and Rap » défendant la liberté d’expression est menée par l’activiste Mary Morello, qui n’est autre que la mère du guitariste de Rage Against The Machine Tom Morello.


Pour qu’une croisade morale fonctionne, il faut un ennemi. Le PMRC produisit une liste de 15 titres à bannir absolument pour les enfants. Cette liste diffusée dans la presse devint connue sous le nom de « The Filthy Fifteen ». Prince, Madonna, Judas Priest, Cindy Lauper, Def Leppard, AC/DC, Motley Crüe s’y côtoient. Mrs Gore et le PMRC ont multiplié les éditos dans les journaux. Ils envoyèrent des lettres à 62 labels pour leur intimer de ne plus sortir d’oeuvres au contenu immoral. A défaut, il était proposé une signalétique semblable à celle adoptée pour le cinéma. « S » si les paroles évoquent le sexe, « D » si elles parlent de drogues, « V » si elles décrivent la violence et « O » si elles abordent des thèmes occultes. Seuls sept labels répondirent, par la négative qui plus est. Le PMRC proposa également de créer des panels pour définir les standards de l’industrie musicale. Après publication de ces revendications dans le Washington Post, les disques et les revues rock disparurent des étalages de certaines chaînes de magasins.


la-folle-histoire-du-sticker-parental-advisory

Alertées par l’écho considérable dans l’opinion publique, 19 maisons de disque décidèrent de mettre en place la mention « Parental Guidance : Explicit Lyrics. », qui fut rapidement renommée « Parental Advisory ». Zappa, dans son livre « The Real Frank Zappa Book » (1988), propose une autre explication au fait que l’industrie musicale cède. Deux jours avant cette décision, une commission sénatoriale débattait sur la mise en place d’une taxe sur les cassettes audio et vidéo vierges au motif qu’elles encourageaient le piratage. Parmi les sénateurs qui ont enterré le projet de loi, ce cher Al Gore. Selon cette version, l’inflexion des maisons de disque serait le résultat d’une négociation en sous-main.


Avant même que la mesure ne soit appliquée, le Sénat a décidé d’auditionner publiquement des musiciens au sujet du contenu inapproprié dans certains morceaux de rock. Les sénateurs souhaitaient débattre lors d’un forum de la légitimité de contrôler le « porn rock », comme ils l’appelèrent. En réalité, pas de consultation démocratique mais un procès à charge afin de justifier la mise en place d’une classification. A la défense, John Denver, Dee Snider et Frank Zappa ont été auditionnés. Ils défendirent ardemment la liberté d‘expression. Zappa, le situationniste à poil long, fit montre de son impertinence habituelle et affirma avec force que l’initiative du PMRC n‘était qu’un programme de surveillance morale chrétien. Ultime pied de nez, il fit de cette mésaventure un album «Frank Zappa Meets the Mothers of Prevention », jeu de mot avec le nom de son groupe les Mothers of Invention. Le disque comprend le collage « Porn Wars » contenant des extraits sonores des fameuses auditions devant le Sénat. Snider, le chanteur du groupe heavy metal Twisted Sister à la  crinière blonde, mis l’accent sur le problème de l’interprétation des paroles. Tipper Gore avait affirmé que «Under the Blade»  était une chanson dangereuse parlant de bondage et de sado-masochisme. Snider expliqua que la chanson parlait en réalité de la peur des opérations chirurgicales. John Denver, l’activiste folk, fit de même à propos de son hit « Rocky Mountain High ». Accusé de faire l’apologie de la drogue, il déclara que son morceau dépeint en réalité les joies du camping entre potes sous un ciel étoilé. Difficile de discerner la stratégie de défense des musiciens de leurs intentions réelles lors de la création des œuvres. Mais ils mirent le doigt sur la question essentielle : qui a le droit de décider du sens d’un texte et s’il doit être accessible ou pas ? Sans se démonter, Denver compara cordialement l’initiative du PMRC à l’oppression nazie.


la-folle-histoire-du-sticker-parental-advisory

Dans le camp adverse, divers experts et personnalités prêtèrent main forte à Tipper Gore. Paula Hawkins, sénatrice engagée contre la maltraitance des enfants, est l’une d’entre elles. Affirmant regretter l’innocence d’Elvis, elle reprochait aux groupes cités dans la liste de ne pas utiliser la suggestion et les allusions pour traiter des thèmes matures. Le Dr Joe Stussy, professeur de musique à l’Université du Texas, expliqua à l’auditoire que le heavy metal, à la différence du rock’n’roll ou du jazz, ne vient pas de la musique d’église et que la haine est son élément central. Paul King, pédopsychiatre, mis en avant que les musiciens métal font l’objet d’un culte. Il compara le genre musical à une véritable religion ayant un pouvoir de fascination et de persuasion sur les brebis égarées. Un barnum médiatique, des personnages hauts en couleur et une situation tellement rocambolesque qu’elle a été adaptée au cinéma en 2002 dans le « Warning : Parental Advisory » de Mark Waters, où Snider campe son propre rôle.


Aux Etats-Unis, Walmart a décidé de ne pas commercialiser les disques sous le coup du Parental Advisory. La chaîne de magasins oblige les artistes à enregistrer une version clean de l’album s’ils voulaient profiter de son canal de distribution. Etre classé « Explicit Content », puisque tel est le nouveau nom figurant sur le logo depuis 1994, dépasse les frontières des USA. Pour les albums d’origines américaines, le Parental Advisory est appliqué au Royaume-Uni, en Grèce, au Portugal, en Pologne, en Finlande, en Irlande, en Hollande, en Afrique du Sud, en Corée du Sud, en Inde, en Océanie et au Canada. En Chine ou en Arabie Saoudite, les albums portant le Parental Advisory sont purement et simplement bannis du pays. Cela peut donc avoir des conséquences commerciales certaines. Paradoxalement, les chansons incriminées par le PMRC ne souffriront pas de la controverse. Bien au contraire, le battage médiatique attisa la curiosité des jeunes. En 1986, Mötley Crüe a décidé de transformer le Parental Advisory en une opération marketing. Le groupe a sorti une édition limitée « X-rated package » de leur single « Girls, Girls, Girls ». L’album éponyme est l’un des plus vendus des métalleux de Los Angeles. Le chanteur Vince Neil s’amusait en 2001 : « Une fois qu’on a mis ce sticker dessus, l’album a décollé. Les jeunes le voulaient encore plus. »


Né d’une controverse sur la pop et le  rock, le Parental Advisory a surtout laissé sa marque sur le hip-hop. Le premier album d’Ice-T, Rhyme Pays, est la première œuvre hip-hop à se voir attribuer le sticker « Explicit Lyrics ». Porté par le mythique « 6 ‘N the Mornin’ », il fit une percée à la place 93 du Billboard 200. Son succès popularisa le gangsta rap et lia sa destinée au Parental Advisory. Dans son troisième album, Ice-T dédia d’ailleurs le morceau « Freedom of Speech » à Mrs Gore : « Yo Tip, what's the matter? You ain't gettin' no dick? You're bitchin' about rock'n'roll, that's censorship, dumb bitch The Constitution says we all got a right to speak Say what we want Tip, your argument is weak »


Le Parental Advisory devint l’étendard du gangsta rap, qui marquait la rupture avec le rap majoritairement festif des pionniers, les revendications politiques de la Zulu Nation ou l’optimisme du message du mouvement Native Tongues  (De La Soul, A Tribe Called Quest, Jungle Brothers…). Ce n’est pas pour rien que le biopic sur N.W.A, Straight Outta Compton, utilise un logo inspiré du Parental Advisory. Les codes des gangs sont rentrés progressivement dans la culture populaire. Le hip-hop est devenu plus cru et a esthétisé la vie des thug. Meurtres, violence, sexe, trafic et consommation de drogues sont désormais des thèmes incontournables pour les rappeurs. Véritable révolution pour l’époque, ce langage direct mâtiné de slang  (argot de rue) s’est banalisé, et avec lui le Parental Advisory. Symbole de la défiance culturelle envers le rap et dans une moindre mesure envers le R&B, ces genres sont plus strictement contrôlés alors que les artistes rock peuvent se permettre plus d’écarts sans être sous le coup du Parental Advisory. Mais les artistes ont retourné ce stigmate et attiré le public par leur liberté de parole. Tous les grands albums rap sont marqués de son sceau : Illmatic de Nas, Enter the Wu-Tang, The Chronic de Dr Dre, Ready to Die de Notorious B.I.G et j’en passe… A tel point qu’il est devenu un élément graphique de toute bonne pochette d’album hip-hop. Les nouvelles générations de rappeurs revendiquent cet héritage. 


L’industrie musicale est désormais pieds et poings liés à l’économie numérique. Le contrôle parental des contenus est plus que jamais le nerf de la guerre. Le Parental Advisory sur les disques semble aujourd’hui anachronique. Pourtant, il subsiste sous d’autres formes. La mention « EXPLICIT » est par exemple inscrite en lettres rouges dans les metadata des morceaux sur iTunes. Surtout, la censure s’adapte et innove. Fin 2014, Apple a breveté une technologie permettant de scanner les chansons et supprimer les gros mots. La bataille n’est peut-être pas terminée…


Félix Lemaître