Métal Hurlant, un melting pot d’innovations artistiques
Entre 1975 et 1987, Métal Hurlant publie les bandes dessinées les plus folles, les plus étranges et les plus époustouflantes que le monde ait jamais vues.Un guerrier chevauche son ptérodactyle entre les intempéries… Un anti-héros interstellaire combat des démons tirés des plus profonds rêves de Lovecraft… Un aventurier au casque surmonté d'une pointe essaye de sauver les trois mondes superposés qu’il a lui-même créé ! Certaines revues sont définies comme étant des « classiques », tandis que d’autres sont considérées comme des titres influents et innovants, en avance sur leur temps. Et puis, il y a Métal Hurlant !
Entre 1975 et 1987, Métal Hurlant publie les bandes dessinées les plus folles, les plus étranges et les plus époustouflantes que le monde ait jamais vues. Ses contributeurs sont à l’époque les meilleurs talents de l’industrie : Jean « Moebius » Giraud, Philippe Druillet, Jacques Tardi, Alejandro Jodorowsky, Enki Bilal, Jean-Claude Gal, Richard Corben et Milo Manara. Avec Métal Hurlant, ces derniers ont pu consolider leur réputation ou se sont complétement réinventés. Plus qu’une revue, celle-ci a transformé un médium juvénile en un vivant « neuvième art » et – jusqu’à aujourd’hui – continue d’exercer une puissante influence sur le monde de la bande dessinée et au-delà.
Le magazine a été lancé en janvier 1975 en tant que titre phare des éditions Les Humanoïdes Associés, qui éditent Moebius, Druillet et Jean-Pierre Dionnet, aux côtés du directeur financier, Bernard Farkas. Influencé à la fois par la scène underground américaine des années 60 et par les bouleversements politiques et culturels de cette décennie, leur objectif était audacieux et grandiose. Avec Métal Hurlant, ces artistes ont transformé le 9e art et ont incité les gens à prendre ce savoir-faire au sérieux.
En mettant l’accent sur une narration satirique française et avant-gardiste, Métal Hurlant se caractérise par une innovation artistique à tous les niveaux. Dans le monde de la bande dessinée belge des années 70 – où le papier journal bon marché était encore la norme de l’industrie – Métal Hurlant arrive imprimé sur du papier de haute qualité, donnant à ses illustrateurs la liberté de créer d’étonnants visuels qui vous éblouissaient la rétine. Même si on ressent une influence de Robert Crumb, ces Humanoïdes ne se sont pas contenter de copier l’auteur underground américain, ils ont proposé une vision nouvelle du neuvième art.
Ce n’était pas seulement le look du magazine qui était différent des autres revues. Les créateurs, libérés des contraintes éditoriales des éditeurs de BD traditionnels, ont été encouragés par le rédacteur en chef – Jean-Pierre Dionnet - à prendre des risques et à pousser leurs techniques vers de nouveaux horizons. Comme les titres underground avant eux, ils ne se sont pas laissés intimidé par les thèmes adultes, mais – le plus souvent – ces éléments ont été développés avec humour et une sophistication narrative encore jamais vu dans le milieu.
Cette approche est caractérisée par un artiste qui, plus que tout autre, est devenu le synonyme de Métal Hurlant. Jean Giraud (1938-2012) a été un artiste brillant qui, sous le nom de « Gir », était connu comme le co-créateur de la populaire série Blueberry. Au milieu des années 70, Giraud se sentait de plus en plus contraint par les conventions du western occidental, de sorte qu’il décida de faire revivre le pseudonyme « Moebius », lui permettant d’entreprendre un travail plus expérimental. En tant que « Moebius », Giraud n’a pas seulement travaillé dans un genre différent de « Gir » - une forme très personnelle, hautement idiosyncratique de la science-fiction et de la fantasy – mais son art ressemblait à celui d’un autre auteur. Là où le pinceau de « Gir » évoquait le mythique Ouest américain des films de John Ford, l’outil préféré de « Moebius » était la plume, et avec celle-ci il a créé des univers entiers qui étaient tout à fait différents de tout ce que nous avions vu dans la bande dessinée – ou sur n’importe quel autre support.
Deux des personnages les plus célèbres, et qui perdurent, de Moebius, ont fait leurs débuts dans les premiers numéros de Métal Hurlant. Le premier, Arzach était un guerrier irritable qui explorait des contrées étranges sur le dos d’un ptérodactyle. Le second, le Major Grubert (apparait pour la première fois dans le magazine Pilote au début des années 70) était un explorateur colonial un peu ridicule qui chasse un gibier très particulier : le touriste français. Une sorte d’Allan Quatermain qui apparaitra ensuite dans Le Garage hermétique.
En plus de ces grandes œuvres, Moebius continuera à produire une abondance de nouvelles courtes pour la revue The Long Tomorrow (sa collaboration « futuriste-noire » avec le scénariste d’Alien de Ridley Scott, Dan O’Bannon) ainsi que des œuvres plus longues comme la très influente Incal (écrit par le réalisateur Alejandro Jodorowsky). La toute première histoire à paraitre dans Métal Hurlant – une nouvelle SF de six pages composée par Moebius et Philippe Druillet et intitulée « Approche sur centauri », sorte d’expérimentation audacieuse qui caractériserait à la fois l’artiste et le magazine.
« Mon intention était de voir si je pouvais exprimer la même qualité de visions cauchemardesques que Philippe dessinait si naturellement. J’ai même utilisé le même format extra-large de papier qu’il utilise pour dessiner ses histoires. En même temps, je voulais garder mon propre style, et ne pas le copier. En fait, j’ai eu à l’esprit l’art de l’illustrateur Gustave Doré quand j’ai commencé à dessiner l’histoire » indiquera Moebius.
Moebius n’était pas le seul artiste de bande dessinée qui cassa les codes avec Métal Hurlant. Ses « Humanoïdes » collègues et co-fondateurs Dionnet et Druillet ont produit certaines de leurs plus belles œuvres pour le magazine. Dionnet a écrit « Exterminateur 17 » (une série d’anticipation cyberpunk de guerre qui deviendra l’un des classiques d’Enki Bilal) et l’épopée héroïque fantastique « Les Armées du conquérant » avec Jean-Claude Gal. Druillet, quant à lui, continue sa route impérieuse et fantastique avec des histoires comme La Nuit (1976). Il relance également son antihéros Lone Sloane dans Gail (1978), et produit une adaptation totalement folle, mais surtout hypnotisant du roman Salammbô (1980) de Gustave Flaubert.
Métal Hurlant était devenu un melting pot d’innovations artistiques. Le magazine a joué un rôle central dans le développement du style rétro-moderniste en publiant les premiers travaux des pionniers de la technique comme Yves Chaland, Joost Swarte, Serge Clerc ou encore Ted Benoit. Il a sérialisé les traductions françaises de classiques d’autres pays (dont l’épopée post-apocalyptique belge Jeremiah ou Judge Dredd venu d’outre-Manche), et a publié de longs articles qui défendaient le travail d’artistes fantastiques, extérieurs au 9e art, comme H.R. Giger et Chris Foss.
Pierre Sauveton