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10050 Cielo Drive, Benedict Canyon, Los Angeles

Le 9 août 1969, quatre membres de la Manson Family, une communauté dirigée par Charles Manson, massacrent sauvagement les habitants du 10050 Cielo Drive.
10050 Cielo Drive, Benedict Canyon, Los Angeles

Dire que rock est associé à la destruction est presque un truisme. Dès ses débuts, dans les années 50, les journaux décrivaient complaisamment les salles de concerts dévastées par des furies adolescentes attisées par Elvis Presley, Jerry Lee Lewis, Chuck Berry ou Eddie Cochran. Et par la suite, la mythologie du rock a gardé une certaine fascination pour la destruction sous toutes ses formes : destruction des règles sociales, destruction de l'autorité, destruction physique pure et simple (un groupe comme The Who doit sa célébrité autant à sa musique qu'à son habitude de détruire son matériel en fin de concert ou les chambres d'hôtel de leurs tournées) tout comme destruction du soi, annihilation de l'individu et logique du mal-être poussé à son extrême. C'est là qu'il faut chercher l'origine de la fascination morbide du rock pour les musiciens morts à 27 ans, les suicidés, les "perdants magnifiques" et tous ceux dont le glamour ne cache même pas leur envie d'en finir.


À force de se focaliser sur l'auto-destruction de ses acteurs, le rock en est tout naturellement venu à fantasmer sa propre destruction, en tant que mouvement musical et social. L'obsession autour de la mort présumée du rock est telle qu'il est impossible d'énumérer le nombre de fois où un musicien ou un critique s'en est fait le héraut. Un des premiers livres de la critique rock (Awopbopaloobop Alopbamboom de Nik Cohn) entérine déjà la disparition du rock en 1969. D'après une phrase célèbre attribuée à John Lennon, "le rock est mort le jour où Elvis est parti à l'armée". Une célèbre jam des Doors, enregistrée en 1969, s'intitule clairement "Rock Is Dead". Pour d'autres, c'est la séparation des Sex Pistols ou la mort de Kurt Cobain qui font office d'acte de décès du genre.


En fait, la mort du rock est une question en suspens depuis la fin des années 50, lorsque les premières stars du genre ont commencé à disparaître. En 1958, Elvis Presley part faire son service militaire en Allemagne, ce qui le prive d'accès aux médias pendant deux ans. La même année, Jerry Lee Lewis est blacklisté par les radios et les salles de concert pour avoir épousé sa cousine de 13 ans. En 1959, Buddy Holly, Ritchie Valens et The Big Bopper meurent dans un accident d'avion. En 1960, Eddie Cochran est victime d'un accident de voiture. Après cette hécatombe, il faudra attendre 1963 et l'avènement des Beatles pour que le rock retrouve toute sa vivacité, mais il restera hanté par la possibilité de sa propre destruction et cette idée trouvera un écho profond à la fois dans l'histoire de ses héros et, très vite, dans les thématiques récurrentes des chansons.

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The hippies won't come back, you say ? Mellow out or you will pay !

(California Über Alles, Dead Kennedys, 1979)


Parmi les nombreuses "morts du rock" qui jalonnent l'histoire de la musique, deux en particulier semblent trouver un écho l'une dans l'autre : la fin du mouvement hippie en 1969 et la fin du mouvement alternatif en 1994.


Ce rapprochement est loin d'être une coïncidence tant les deux mouvements présentent de fortes similitudes et partageront ces ressemblances jusque dans la façon dont ils se sont terminés... et ce, même si le mouvement alternatif a parfois revendiqué une certaine répulsion envers la période hippie.


Quoi que les pionniers de l'alternatif puissent prétendre, le rock américain du début des années 90 tire une partie de ses influences de la fin des années 60. Certes, au début des années 90, une partie des anciens hippies s'étaient convertis au conservatisme et les autres ressassaient les mêmes credo et recettes. Musicalement, la plupart étaient complètement épuisés : Jerry Garcia, Stephen Stills, David Crosby, Graham Nash, Jefferson Starship, etc. Au-delà de la provocation un peu facile et de la recherche d'une crédibilité punk, il faut comprendre ainsi la petite phrase de Kurt Cobain, "je ne porterais pas un T-shirt tie-dye, sauf s'il était teint avec l'urine de Phil Collins et le sang de Jerry Garcia". Ce rejet apparent des sixties était plus motivé par la réalité des ex-hippies que par une condamnation des idéaux de l'époque. Les rescapés des sixties représentaient au début des années 90 une forme de renoncement à se renouveler et à produire une musique digne d'intérêt. Il est donc normal que quelqu'un obsédé par cette question comme Kurt Cobain (dans plusieurs interviews, il mentionne le fait de vouloir garder une certaine exigence dans sa musique, au prix de s'aliéner une partie de ses fans) ait rejeté ce qu'il ressentait comme une capitulation.


Pourtant, un groupe comme Pearl Jam n'a jamais caché son admiration pour des musiciens comme Neil Young ou The Who. Les musiciens de Mudhoney étaient tellement fans des groupes garage sixties qu'ils ont enregistré, sous la forme d'un side-project, un album de reprises des Sonics. Même Nirvana a repris Love Buzz de Shocking Blue sur leur premier album.


Au-delà des références musicales, il y a également une continuité géographique des mouvements hippie et alternatif (tous deux étaient centrés sur la Côté Ouest des États-Unis) qui impose une continuité historique. La Côte Ouest des USA a depuis les années 60 abrité une scène musicale hybride, mélange d'entertainment (du fait de la proximité d'Hollywood) et de conscience politique (San Francisco et le quartier de Haight-Ashbury sont le coeur du mouvement hippie). À la fin des années 70, lorsque le punk prétend prendre le contre-pied de l'idéalisme hippie et revendique un nihilisme résolu, sa déclinaison west-coast se charge d'une portée politique qui ne se contente pas de décrier l'héritage baba-cool mais entend également proposer une alternative radicale à un mouvement qui s'est dilué dans les compromissions et les excès de drogues. Contrairement aux punks anglais et new-yorkais qui, fidèles à leur nihilisme no-future, ont disparu en quelques années, la Côte Ouest a rapidement développé une scène punk pérenne, notamment grâce à des groupes comme Dead Kennedys, Black Flag, X, Bad Religion ou les Germs. Au début des années 80, le punk californien se radicalise encore plus, prenant la forme du punk hardcore, et s'affirme comme une scène extrêmement vivace grâce à une myriade de groupes et de labels acharnés à faire vivre leur musique tout en s'accrochant à des principes d'indépendance et d'intégrité.


Attachée à des valeurs diamétralement opposée à celles de l'Amérique des années 80, la scène indépendante californienne passe la majorité de la décennie dans l'underground, limitant la diffusion de ses disques à un public restreint mais fidèle. Il faut attendre la fin des années 80 pour que l'industrie musicale commence à s'intéresser à quelques groupes particulièrement remuants. Malgré cette médiatisation soudaine, ces musiciens veulent rester fidèles à leur culture de solidarité et de probité. On va alors voir émerger un nouveau mouvement musical et social, similaire au mouvement hippie 25 ans plus tôt.


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Jane says... Jane says…

(Jane says, Jane's Addiction, 1988)


En 1988, Jane's Addiction signe chez Warner et publie son deuxième album, Nothing's Shocking. Le disque combine un aspect glam-rock flamboyant hérité notamment du hair-metal californien à la Mötley Crüe à des influences garage et punk. Très vite, la formule connaît un succès surprise et l'album est disque de platine. Craignant de louper le coche, les majors de l'industrie musicale se ruent sur la Côte Ouest et signent à tour de bras : Red Hot Chili Peppers, Fishbone, Primus, Nine Inch Nails, Faith No More, Weezer, Kyuss pour la zone Los Angeles-San Francisco, et bien sûr Mudhoney, Pearl Jam, Soundgarden, Melvins, Alice In Chains, Nirvana pour la fameuse scène de Seattle. Et si cet intérêt pour ce qui devient le "rock alternatif" déborde sur le reste du pays avec la signature de groupes comme Ween, Flaming Lips, Smashing Pumpkins, Sonic Youth, REM et bien d'autres, le centre névralgique du mouvement se situe toujours sur la Côte Ouest, entre Seattle et Los Angeles, la première ville produisant les groupes les plus emblématiques de l'époque (à tel point on réduit souvent cette période au "grunge" de Nirvana, Alice In Chains ou Mudhoney), la seconde étant l'endroit où les groupes se retrouvent pour signer les contrats avec les majors et enregistrer leurs disques... un phénomène équivalent à celui qui s'était produit à la fin des années 60, où les maisons de disque signaient à peu près n'importe quel groupe qui prenait des acides et arborait des fleurs dans les cheveux. La fin des années 60 et le début des années 90 font partie des rares moments dans l'histoire du rock où les directeurs artistiques des grand labels acceptent le fait qu'ils sont dépassés par les évènements, qu'ils ne comprennent pas ce qu'il se passe, et enregistrent tout ce qui semble être dans l'air du temps en espérant toucher le jackpot.


Comme pour le mouvement hippie, à un courant musical hétéroclite, s'ajoute l'émergence d'un mouvement générationnel, la fameuse "Generation X" selon le terme popularisé par le livre de Douglas Coupland en 1991. Au même moment, Perry Farrell, leader de Jane's Addiction et parrain du mouvement, parlera d'une "alternative nation". En plus de s'affirmer à travers des valeurs communes (à peu près les mêmes que l'on retrouve à chaque génération depuis les débuts du rock'n'roll : rejet du passé, rébellion, affirmation de ses singularités), la Generation X va avoir l'occasion de se rassembler lors de grands festivals regroupant les artistes-phares du rock alternatif. Il faut d'ailleurs remonter aux années 60 pour trouver des rassemblements musicaux équivalents aux éditions annuelles de Lollapalooza, festival itinérant organisé par Perry Farrell et dont la première édition en 1991 marque l'acte de naissance officiel du mouvement, comme Monterey avait pu le faire pour le mouvement hippie. Le succès récurrent de ce genre de festival pousse des promoteurs à organiser le festival de Woodstock '94 qui célèbre les 25 ans du festival de Woodstock en regroupant aussi bien des survivants des années 60 (Crosby, Stills, & Nash, Country Joe McDonald, Allman Brothers Band, Santana, The Band) que des représentants du rock alternatif (Red Hot Chili Peppers, le nouveau groupe de Perry Farrell, Porno For Pyros, Primus ou Nine Inch Nails).

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War, children, it's just a shot away

(Gimme Shelter, The Rolling Stones, 1969)


Woodstock '94 n'est pas le seul élément qui permet de prolonger le parallèle entre la fin des sixties et le début des nineties, tant 1994 s'impose comme l'année qui marque la fin du mouvement alternatif... tout comme 1969 marquait la fin du mouvement hippie. À 25 ans d'intervalle, l'histoire du rock alternatif semble refléter celle du rock de la fin des années 60, jusque dans leurs apocalypses respectives.


Parmi les raisons souvent évoquées pour justifier la fin du mouvement hippie, il y a la mort de Brian Jones, membre fondateur des Rolling Stones et figure tutélaire du mouvement (c'est lui qui a présenté Jimi Hendrix au public du festival de Monterey, juste avant que le guitariste n'y donne un concert resté mémorable), il y a la dissolution progressive des Beatles qui s'amorce lorsqu'en septembre, John Lennon décide de quitter le groupe et il y a le concert d'Altamont en décembre 1969. Organisé par les Rolling Stones en point d'orgue de leur tournée américaine, ouvert gratuitement à tous, l'évènement était sensé être une grand-messe peace and love dans la continuité du festival de Woodstock, organisé quatre mois plus tôt. Ce sera l'inverse. Au moment de mettre en place un service de sécurité, les Rolling Stones ont décidé de faire appel aux Hell's Angels en leur proposant de les payer avec des bières gratuites, suivant une formule qui avait parfaitement marché avec les Hell's Angels anglais lors des concerts britanniques du groupe. 


Mais contrairement à leurs homologues anglais, les Hell's Angels américains se montrent rapidement agressifs et violents. Au cours de la journée, Marty Balin, chanteur du Jefferson Airplane, se fait tabasser par des membres du gang et il règne rapidement un climat délétère, à l'opposé de l'esprit "peace and love". Lorsque les Stones descendent de leur hélicoptère, Mick Jagger se fait agresser par un fan. Pendant leur concert, alors que le groupe entame la chanson Sympathy For The Devil, une bagarre éclate au pied de la scène et les Stones doivent s'interrompre pour rétablir l'ordre. Le concert continue jusqu'au titre Under My Thumb. Une partie du public essaie de monter sur scène et doit être repoussée violemment par les Hell's Angels. L'un d'eux se lance à la poursuite d'un spectateur, Meredith Hunter, et le poignarde à mort. À cause de la cohue, personne - et notamment pas les Rolling Stones - ne réalise ce qu'il s'est passé. Les vidéos enregistrées par l'équipe chargée de filmer le festival révéleront que Meredith Hunter a été poignardé alors qu'il sortait un revolver de sa veste. Dès les jours qui suivent le concert, Altamont devient le symbole des limites de l'utopie hippie et le film documentaire qui en sera tiré empruntera le titre d'une chanson des Rolling Stones aux paroles proprement apocalyptiques, Gimme Shelter.

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I am the end of all your dreams... and I control you

(Mr Self Destruct, Nine Inch Nails, 1994)


1994 n'est pas en reste. À lui seul, le suicide de Kurt Cobain suffirait à incarner l'incapacité du mouvement alternatif à maintenir ses idéaux d'indépendance et de rigueur sans se consumer. Le leader de Nirvana devient avec son suicide le symbole d'un tiraillement intenable entre une démarche artistique qui se veut radicale et un succès public qui dilue forcément le message originel. C'est la même exigence qui a failli provoquer la perte d'un autre groupe-phare du rock alternatif. Tout au long de l'année 1993, Pearl Jam a enchaîné les concerts incendiaires au long d'une épuisante tournée-marathon et lorsque le second album du groupe paraît en octobre 1993, son titre agressif, Vs. pour "versus", exprime bien la tension qui règne aussi bien au sein du groupe qu'entre le groupe et l'industrie musicale. En une semaine, le disque se vend à plus d'un million d'exemplaire et l'emballement médiatique continue (la presse invente une rivalité factice entre Pearl Jam et Nirvana) alors que le groupe assure la promotion de l'album avec la rage au coeur et trouve malgré tout le temps d'enregistrer au cours de l'année 1994 leur troisième album, Vitalogy. 


À ce moment-là, Pearl Jam est en lutte constante : contre son label qui refuse de sortir Vitalogy quelques mois seulement après Vs. et en retarde la parution jusqu'à la fin de l'année 1994, contre lui-même alors que le guitariste Mike McCready s'enfonce dans l'alcool et la cocaïne et que le batteur Dave Abruzzese est viré pour être remplacé par Jack Irons, et contre Ticketmaster qui profite de sa position de monopole pour vendre des places de concerts à des prix tellement exorbitants que, par respect pour ses fans, le groupe décide de boycotter l'organisateur de concert pour la tournée Vitalogy. Le groupe doit alors planifier ses concerts par lui-même et prend soin d'éviter les salles appartenant à Ticketmaster, mais cette recherche forcenée de l'intégrité et du respect vis-à-vis des fans épuise les musiciens. Très vite, le chanteur Eddie Vedder tombe malade et le groupe doit annuler la tournée. Avec la mort de Kurt Cobain, c'est un deuxième groupe-phare du rock alternatif qui disparaît de la scène et mettra deux ans, presque une éternité, à retrouver son souffle et à enregistrer un nouvel album. En contre-point de cette débâcle, le succès du festival Woodstock '94 symbolise aux yeux de beaucoup une autre preuve de la disparition d'un certain état d'esprit. Dénoncé comme le "Woodstock commercial" car fortement sponsorisé, notamment par Pepsi, et générant un merchandising important (il y a même eu des préservatifs Woodstock '94), le festival apparaît comme une preuve de la récupération définitive du mouvement alternatif. Le temps de l'indépendance et de l'intégrité touche à sa fin.


Mais, plus que tous les autres, l'élément qui achève de faire le lien entre 1969 et 1994 en donnant à ces deux années des auras d'apocalypse est sans doute un lieu, une maison située au 10050 Cielo Drive, Benedict Canyon à Los Angeles. À 25 ans d'intervalle, cet endroit a abrité par deux fois des évènements qui ont marqué à chaque fois la fin d'une époque et la destruction d'un idéal.


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Look out... Helter Skelter... She's coming down fast... Yes she is.

(Helter Skelter, The Beatles, 1968)


Le 9 août 1969, quatre membres de la Manson Family, une communauté dirigée par Charles Manson, massacrent sauvagement les habitants du 10050 Cielo Drive. Parmi les cinq victimes, on trouve Sharon Tate, femme du cinéaste Roman Polanski et membre du panthéon artistique des sixties. Sur la porte d'entrée, une des tueuses, Susan Atkins, écrit le mot "pig" avec le sang de Sharon Tate. Le lendemain, les quatre meurtriers, accompagnés de deux autres membres de la Family et de Charles Manson lui-même pénètrent chez Leno et Rosemary LaBianca et les poignardent à mort. Ils utilisent le sang des victimes pour écrire sur les murs : "rise", "death to pigs" et "Healter [sic] Skelter".


Rapidement, ces meurtres provoquent un profond traumatisme dans le mouvement hippie... et pas seulement parce qu'une des actrices les plus appréciées de la communauté se trouve parmi les victimes. Lorsque l'identité des tueurs est découverte en décembre 1969, on s'aperçoit que l'instigateur des meurtres, Charles Manson, est un pur produit du mouvement hippie californien et que, même s'ils sont un produit déviant de la philosophie hippie, ses actes n'en constituent pas moins l'aboutissement perverti de celle-ci. D'ailleurs, à première vue, la communauté qu'il a fondé, sa Family, ne se distingue pas de beaucoup des communautés hippies qui se réclament d'un retour à la nature et d'un anti-consumérisme autarcique... et beaucoup d'entre elles ont également développé une structure pseudo-sectaire avec à leur tête un gourou omnipotent. De plus, Charles Manson fréquente régulièrement des musiciens de la scène de Los Angeles, jusqu'à devenir un ami proche de Dennis Wilson, membre fondateur des Beach Boys. Un autre membre de la Family, Bobby Beausoleil a fait partie du groupe d'Arthur Lee, avant que ce dernier change le nom du groupe en Love et devienne un des membres éminents de la scène hippie.


Cependant, loin de prêcher la paix et l'amour, Manson est fasciné par les conflits sociaux et raciaux qui agitent les États-Unis à la fin des années 60, notamment par l'émergence d'organisations para-militaires comme les Black Panthers et par les émeutes raciales comme celle de Watts en 1965 ou celle de Chicago en 1968, qui fit suite à l'assassinat de Martin Luther King. Développant des interprétations hallucinées, il lit dans la Bible, en particulier dans l'Apocalypse de Saint Jean, et dans les paroles de chansons des Beatles, essentiellement des chansons de l'Album Blanc, la prophétie d'une guerre raciale (annoncée d'après lui par les Beatles dans la chanson Helter Skelter) dont il sera le déclencheur. En tant que réincarnation de Jésus-Christ, il prendra la tête des Noirs et les mènera à la victoire sur les oppresseurs blancs. Parmi les chansons qui lui servent à justifier ses élucubrations, les paroles de Piggy (Everywhere there's lots of piggies/Living piggy lives/You can see them out for dinner/With their piggy wives/Clutching forks and knives to eat their bacon) et de I Am The Walrus (See how they run like pigs from a gun, see how they fly) lui apparaissent comme des appels au meurtre destinés à déclencher l'apocalypse raciale. C'est là que se trouve l'origine de l'inscription sur la porte du 10050 Cielo Drive.


Charles Manson est également convaincu que, tout comme les Beatles ont annoncé son avènement aux travers de leurs chansons, il peut déclencher son Helter Skelter en appelant les Noirs à se révolter via ses chansons. En février 1969, il essaie de convaincre Terry Melcher, producteur des Byrds, d'enregistrer son disque. Plutôt que de lui opposer un refus clair et net, Melcher rompt tout contact avec Manson. Manson se rend alors à son domicile pour obtenir des explications et découvre que Melcher a déménagé et que la maison est désormais occupée par d'autres personnes. Après des mois à ruminer sa rancoeur contre Melcher, Manson enverra ses disciples au 10050 Cielo Drive pour y assassiner tous les occupants.


Si la grande guerre raciale dont rêvait Manson ne s'est jamais produite, ses visions d'apocalypse, elles, se sont en partie réalisées. Altamont était la preuve que les idéaux du mouvement hippie ne pouvaient résister à l'épreuve de la réalité. Les meurtres de la Manson Family montraient une chose bien plus grave : le mouvement peace and love abritait un monstre sanguinaire, les prophètes de l'Amour (les Beatles chantait "It's the word, love" dès 1965) ont inspiré des meurtres sauvages, le rêve utopique du flower power a engendré une figure cauchemardesque d'antéchrist.


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The pigs have won tonight

(March of the Pigs, Nine Inch Nails, 1994)


25 ans plus tard, la figure de Charles Manson apparaît à nouveau dans l'histoire du rock et incarne à nouveau l'expression paroxystique d'une logique destructrice et, en l'occurence, auto-destructrice. Dans ses thématiques, le rock alternatif a souvent fait preuve d'une certaine fascination pour le mal-être, le désespoir et l'auto-destruction. Du premier single de Mudhoney, Touch Me, I'm Sick (1988), qui marque le début de la scène grunge de Seattle jusqu'au titre initialement prévu pour le dernier album studio de Nirvana (I Hate Myself and Want to Die, qui deviendra finalement In Utero), le rock alternatif clame son opposition à la mentalité de winner carnassier des 80s reaganiennes en revendiquant ses états d'âme et ses dépressions. Mais aucun groupe, aucun album n'a poussé l'exploration dépressive de façon aussi profonde et aussi violente que Nine Inch Nails avec son album The Downward Spiral, sorti en mars 1994. Dans la lignée de son précédent EP, l'évocateur Broken, Trent Reznor, tête pensante du groupe, élabore une musique oppressante en arrangeant des structures de chansons rock avec la violence du metal industriel et des sonorités électroniques. Les paroles s'enfoncent dans des introspections morbides et les titres des chansons sont sans équivoques : Mr Self-Destruct, Ruiner, Eraser, The Downward Spiral, Hurt. L'album est sans conteste l'expression du profond mal-être de Trent Reznor et ce dernier mettra des années à se remettre de l'enregistrement du disque et de la tournée qui suivra.


Mais The Downward Spiral est également le disque définitif par lequel le rock alternatif annonce sa propre disparition. Suivant, peut-être inconsciemment, la logique auto-destructrice revendiquée par le rock américain du début des années 90, Reznor a décidé de placer son album sous la figure apocalyptique qui représentait l'auto-destruction du mouvement hippie. En plus de contenir deux chansons faisant référence aux meurtres de la Manson Family (Piggy et March of the Pigs), le disque a été enregistré dans la maison même où fût assassinée Sharon Tate, au 10050 Cielo Drive aménagé en studio d'enregistrement baptisé "Le Pig". The Downward Spiral est donc tout autant la spirale descendante d'un homme prisonnier de ses démons que la trajectoire auto-destructrice d'un mouvement musical qui s'enfonce dans les Enfers, jusqu'en libérer l'Antéchrist... comme en 1969, cet Antéchrist s'appelle Manson et il se révèle au sein du 10050 Cielo Drive.


Il a changé de prénom mais avec l'aide de Trent Reznor, il a enfin enregistré, dans le studio Le Pig, le disque qui présente au monde la nouvelle version de sa Family. Tous les musiciens ont des noms combinant un prénom féminin iconique (Twiggy, Daisy Duke, Gidget, Sara Lee, Madonna) et le patronyme d'un tueur célèbre (Richard Ramirez, David Berkowitz, Ed Gein, Henry Lee Lucas et John Wayne Gacy). Évidemment, l'Antéchrist s'est gardé le prénom le plus célèbre. Il s'appelle Marilyn et son disque sorti en août 1994 s'intitule très ironiquement Portrait of a American Family.


Très vite, ses provocations scéniques, son esthétique gothique et ses performances grand-guignol attirent l'attention des médias et Marilyn Manson devient le sujet de diverses controverses (jusqu'à se voir attribué une part de responsabilité dans la tuerie du lycée de Colombine parce que les deux adolescents tueurs écoutaient sa musique) d'autant plus virulentes qu'il connaît un succès phénoménal auprès du public adolescent. Néanmoins, beaucoup de critiques et de fans de rock alternatif comme de metal le dénonce comme un usurpateur et un faussaire, quelqu'un qui compense le manque d'intérêt de sa musique par de la provoc' facile et démago. Pourtant, quoi qu'on pense de la musique de Marilyn Manson, il est parfaitement légitime dans son rôle de Satan de pacotille, d'Antéchrist d'opérette (le titre de son deuxième album, Antichrist Superstar, s'inspire d'une comédie musicale des années 70, Jesus Christ Superstar) et il faut comprendre que la décision de Trent Reznor de produire Portrait of a American Family au 10050 Cielo Drive s'inscrit dans la continuité de son travail sur The Downward Spiral.


Musicalement, les deux albums ne partagent que quelques textures sonores empruntées au metal industriel. Mais c'est dans la figure de Marilyn Manson, dans ce qu'il présente en tant qu'imposteur assumé, que l'on trouve ce qui a pu intéresser Reznor.


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Rock is deader than dead

(Rock Is Dead, Marilyn Manson, 1999)


De façon consciente ou non, le producteur semble avoir compris que la mort des idéaux de l'alternative nation et le traumatisme qu'elle provoquera auprès du public pousseront celui-ci à se réfugier dans un monde de simulacre, loin de cette réalité qui a ruiné leurs rêves d'intégrité et d'authenticité. Ça a été le cas après la disparition des pionniers du rock, qui a laissé le champ libre à des versions édulcorées et adolescentes des premiers rockers... et ça a été le cas en 1969.


De fait, le parallèle entre 1969 et 1994 s'étend jusque dans les conséquences de leurs apocalypses respectives. L'année des meurtres de la Manson Family est également celle de la sortie du premier album d'Alice Cooper, Pretties In Pink. Avec ses maquillages outranciers, son hard-rock imparable et surtout ses concerts grand-guignol où il met en scène fausses décapitations et autres artifices macabres, Alice Cooper tranche radicalement avec l'aspect entier, presque naïf, des musiciens hippies. Rejetant toute exigence d'authenticité, il se présente comme une figure ouvertement factice, jouant de tous les simulacres pour satisfaire un public fuyant l'échec de l'utopie hippie dans des spectacles dignes des trains-fantômes des champs de foire ou des films d'horreurs de série B. Pretties In Pink ouvre alors la voie au glam-rock et à son jeu de faux-semblants, discipline dont David Bowie deviendra le grand maître. L'album est produit par l'outsider de la scène californien, Frank Zappa. En porte-à-faux avec la philosophie hippie qu'il juge infantile, rejetant l'usage des drogues, workaholic forcené, Zappa se plaît à pervertir les codes du mouvement hippie et à pointer les contradictions de l'époque, tant au travers de sa propre musique (il mélange allègrement le rock et le doo-wop avec la musique expérimentale de Edgard Varèse ou Charles Ives et s'amuser à parodier la pochette de l'album Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band pour illustrer son album We're Only In It For The Money) qu'au travers des musiciens qu'il produit. En 1969, Zappa produit, en plus de Pretties In Pink, la musique déconstruite par Captain Beefheart sur l'album Trout Mask Replica, les chansons du musicien de rue schizophrène Wild Man Fischer pour l'album An Evening with Wild Man Fischer et l'album Permanent Damage par les GTOs, groupe dans lequel Zappa rassemble des groupies de la scène de Los Angeles pour révéler ironiquement le machisme hypocrite qui règne parmi les musiciens hippies.


Trent Reznor ne possède sans doute pas le génie maximaliste de Frank Zappa. Néanmoins, les deux artistes partagent le même statut en marge du courant musical de leur époque, l'un de par ses influences classiques, l'autre de par son goût pour l'électro et la musique industrielle, et la même acuité en ce qui concerne l'évolution du rock. Tout comme 1969, 1994 marque l'avènement des simulacres, avec le cartons des albums Smash et Dookie par The Offspring et Green Day, groupes californiens que les puristes du punk dénoncent rapidement comme des imposteurs commerciaux et formatés pour MTV. Dans ce contexte, il n'y a donc rien de surprenant que Marilyn Manson, créature de Reznor, inscrive sa persona dans la lignée des provocations d'Alice Cooper.

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You are someone else, I am still right here

(Hurt, Nine Inch Nails, 1994)


Envisagée dans sa globalité, la réussite de Trent Reznor dans son rôle de démiurge apocalyptique est indéniable. Grâce à lui, le 10050 Cielo Drive devient définitivement le lieu qui synthétise toutes les tensions et les contradictions du rock. Au travers de ses liens avec les auto-destructions respectives des mouvements hippie et alternatif, l'adresse matérialise autant les penchants suicidaires du rock que le conflit entre bien et mal à l'origine de ces pulsions. Il ne pouvait en être autrement pour une musique créée par des artistes tiraillés entre leur foi chrétienne et leur amour pour la musique du diable. Au travers de l'histoire du 10050 Cielo Drive, ces contradictions originelles apparaissent comme la version individuelle et microcosmique d'un paradoxe dont l'émergence au niveau macrocosmique produira un fou sanguinaire depuis le coeur même d'un mouvement prêchant la paix et l'amour et l'enregistrement d'un album réduisant à néant les espoirs d'une génération qui pensait pouvoir garder son intégrité au sein de la société moderne. Au travers de ses deux rejetons, Charles et Marilyn Manson, le 10050 Cielo Drive incarne également la tension perpétuelle entre une authenticité suicidaire et des simulacres trop inoffensifs, entre le vrai monstre né de la recherche d'une utopie et l'antéchrist de pacotille engendré par le renoncement.


Au cours de l'année 1994, le propriétaire du 10050 Cielo Drive fit détruire la maison qui s'y trouvait pour y construire un manoir baptisé Villa Bella et doté d'une nouvelle adresse, le 10066 Cielo Drive. Une fin logique pour le lieu qui restera jusque dans sa propre destruction le symbole ultime des forces qui agitent le passé, le présent et le futur du rock. Le lieu où celui-ci s'y dévoile complètement, son Livre des Révélations, son Apocalypse.


Aurélien Noyer


(1) Adolescente de série télé obsédée par les garçons et le surf

(2) Célèbre marque de pâtisserie.

(3) Jerry Lee Lewis a plusieurs fois eu de violentes altercations avec son producteur Sam Philips, accusant celui-ci de condamner l'âme du pianiste aux tourments de l'Enfer. Little Richard a abandonné momentanément sa carrière de rocker en 1957 pour devenir pasteur et enregistrer des disques de gospels.