David Letterman, le maître chanteur, et la thérapie télévisuelle

Texte tiré du livre Les 51 Plus Grands Moments de la Télévision Américaine.

Nous sommes le jeudi 8 octobre 2009. David Letterman est aux commandes de son Late Show. Le présentateur vedette de CBS a l’habitude, puisqu’il occupe ce poste depuis 1993. Mais là, tout de suite, son regard s’assombrit, ses traits deviennent plus durs, et le visage jovial de l’animateur laisse place à la dureté d’un homme blessé, attaqué.

“Laissez moi vous raconter une histoire. C’était il y a trois semaines. Je me lève, tôt, comme chaque matin, car j’arrive très tôt au bureau. Je monte dans ma voiture, et là, je découvre un paquet sur la banquette arrière, un paquet que je suis sûr et certain de ne pas connaître. J’imagine que certains se font livrer des colis au petit matin dans leur voiture, mais ce n’est pas mon cas. J’ouvre donc, et je vois une lettre. La lettre d’un homme me disant qu’il savait que j’avais fait d’horribles choses. Avec cette lettre, des preuves de ce qu’il avançait”.

On ne sait s’il faut rire ou se taire. Letterman lui-même, à ce moment, peine à stabiliser son regard. Il cherche l’approbation de ses musiciens, le réconfort du public, fuit la caméra mais doit en même temps s’adresser aux téléspectateurs. Il poursuit.

“Je décide donc de faire quelque chose que je n’aime pas faire, appeler mon avocat. Et très vite, un rendez-vous est organisé avec la personne qui me fait chanter. Et tenez vous bien: il demande deux millions de dollars pour se taire. Il affirme écrire un scénario sur moi, et sur mes mauvaises actions, mais aussi un livre, rien que ça. Tu fais quoi, tu vas voir le film puis tu lis le livre, ou tu lis le livre avant d’aller voir le film ? Ou alors les deux en même temps ?”.

Cela fait désormais plusieurs longues minutes que l’humour ironique mâtiné d’absurde de Letterman ne fonctionne plus. On s’interroge, on se demande où il souhaite en venir, s’il s’agit de son pire sketch, si le “je” de ses phrases ne concerne pas un autre. Tout cela est bien trop long, manque cruellement de rythme, il ne peut s’agir d’une vanne écrite au sein de la chaîne, imaginée par son équipe, validée par la production. C’est forcément autre chose.

“Un deuxième rendez-vous est fixé. Parce que les autorités nous l’ont demandé. Tu sais, au cas où finalement ce ne serait pas du chantage, mais une erreur. Bref… Une nouvelle rencontre se tient. Les inspecteurs présents expliquent à l’homme ce qu’il risque, car il s’agit bel et bien de chantage. Mais il continue, et exige toujours deux millions de dollars. Je lui ferai un chèque, un faux chèque finalement. Et il sera arrêté par la justice. Mais bien sûr, cela nous mène à la question: qu’ai-je fait de si horrible ? Et bien… J’ai eu des relations sexuelles avec des femmes travaillant avec moi”.

Et le public de rire de bon coeur, tandis que le visage de Letterman se ferme un peu plus. L’histoire est sérieuse, mais à ce moment, ne devrait rester que l’humour pour désamorcer la situation, le rire. L’humour est parti, les rires comblent cette absence.

Des aveux en direct, pour couper l’herbe sous le pied d’un maître chanteur, rien que ça. Ce que David Letterman nous donne à voir ce soir-là est inédit, fascinant (nous n’avons jamais vu cela) et malsain (nous ne voulions pas vraiment voir cela) à la fois. Mais il s’agit là d’une grande leçon de télévision. Une télévision qui n’appartient qu’à ses téléspectateurs, qui en sont les dirigeants, les négociants, les décideurs. Nous méritons, à ce titre, de savoir. Nous n’en demandions pourtant pas autant. Et après ? Il faut continuer de rire, poursuivre l’émission du soir, puis revenir le lendemain. Tel est le destin de David Michael Letterman, né le 12 avril 1947. David, qui raccrochera en 2015, après avoir livré ses plus beaux combats dans notre salon. Des combats médiatiques, et également, comme ici, personnels.

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