Il y a 18 ans l'Amérique découvrait Malcolm in The Middle
9 janvier 2000. La série Malcolm in the Middle de Linwood Boomer fait ses tout premiers pas à la TV américaine. 7 saisons et 151 épisodes plus tard, la sitcom reste pour beaucoup l'une des meilleures dans le genre.Qu’est-ce que Malcolm ? Un héritier des Simpson ? Un divertissement impertinent comme le sont les farces de Trey Parker et Matt Stone ? Un anti-Cosby Show visant l’american way of life au bazooka ? La création de Linwood Boomer, l’ex-Adam Kendall de La Petite Maison Dans la Prairie, est un peu de tout ça. Mais peut être faut-il aller chercher ailleurs ce qui rend ce divertissement si jubilatoire. En revenir à l’origine. Car depuis le début, la réponse se trouvait dans ce générique d’ouverture ô combien évocateur.
Au milieu de quelques bribes de séquences résumant les nombreuses conneries de l’irrécupérable fratrie que nous suivrons, quelques extraits d’œuvres culturelles se superposent, et pas des moindres. Le premier guest à apparaître dans Malcolm n’est autre que Ray Harryhaussen, via un extrait monstrueux de One Million Years B.C., VHS tout droit venue des archives Rockyrama. En cette direction c’est le Kraken du Choc des Titans qui pointe également le bout de son nez. Lui succédant, la pirouette d’un skieur transformé en torche-humaine est extraite d’une compil’ des cascades les plus barjos qui soient, programme similaire aux best-of de gamelles que s’envoient Simon Pegg et Nick Frost dans Spaced. En un élan de générosité, une bribe d’un Roger Corman (La Créature de la Mer Hantée) laisse la place à deux colosses s’affrontant sur le ring durant un match de catch. Enfin, un morceau d’une série B cheesy à souhait à base d’extraterrestre furibard (The Brain from Planet Arous) fait office de cerise sur le gâteau. Quant au skateux que l’on voit quelques secondes, c’est un personnage de l’animé Nazca. Répondant à l’imaginaire profondément nerd précédemment développé, cet animé nous parle de la civilisation Inca et de la réincarnation.
Enfin, un zoom conclusif sur les yeux du jeune Malcolm nous fait comprendre que ce petit monde est dans sa tête. Par le biais de récurrents regards-caméra et autres adresses faites aux spectateurs, Malcolm s’impose donc comme le Ferris Bueller de l’ère NOFX. Pas étonnant que la première image du générique le dépeigne affalé sur le canapé, hommage direct aux Simpson (autre histoire de famille dysfonctionnelle) permettant l’immédiate identification de l’ado-spectateur à l’ado-personnage.
Puisque par ce générique la Raquel Welch des années soixante côtoie un match du World Heavyweight Championship de 1999, il faut concevoir Malcolm comme l’histoire de deux adolescences: celle de la génération des années 2000 et celle de Boomer, déformant ses propres souvenirs fraternels par le prisme de la fiction. Ancienne tête d’ampoule antisociale, l’artiste conçoit l’autobiographie comme un exercice burlesque en abusant outre-mesure d’un comique avant tout basé sur le physique. Mais ce témoignage intime s’envisage surtout comme un nid à références artistiques, une madeleine de Proust constituée d’images vives, mouvantes et colorées. Boomer va donc essayer de dépeindre avec la plus grande authenticité l’enfant/ado d’aujourd’hui, loin des grosses prods américaines aseptisées, et pour cela il fait d’abord preuve de sincérité en nous dévoilant le contenu de son grenier. A l’instar des films cheap de créatures en latex, il n’y a pas de gros budget ici... mais beaucoup de valeur sentimentale.
Les cultures se superposent et cet échange évoque l’idée très familiale de transmission: Boomer se remémore ses premières séries B quand le groupe They Might Be Giants s’adresse en fond sonore à un public éduqué par les clips au ralenti, les séries corrosives de Mike Judge et les jeux vidéo violents. Rien d’étonnant alors, pour mettre en évidence cette filiation avec MTV, que de filtrer les images du générique à travers le prisme d’un écran cathodique. Le message n’en est que plus clair. Les conneries que font ces gosses, ce sont celles des crétins de Jackass : les dommages physiques qui en résultent sont des échos à ce slapstick contemporain pour teenagers. Les rires stupides de Reese ou les nôtres n’ont rien à envier aux incessants ricanements de Beavis and Butthead. Tom Sawyer est mort depuis longtemps et a été remplacé par GTA, les gags scatologiques, le refrain de Basket Case et les morceaux de Sum 41. A travers ce petit écran dans le petit écran, une fière jeunesse se contemple et jubile de la moindre régression comme s’il s’agissait d’une forme de transcendance. Gloire est faite aux morveux, d’hier ou d’aujourd’hui, qu’ils s’aliment aux combats de dinosaures, aux matchs de boxe diffusés en plein après-midi, ou aux rediffusions des séries de la BBC (tel Out of the Unknown, que nous apercevons furtivement). La violence irréaliste de la série et le choix régulier du grand-angle comme déformation des perspectives permettent, à l’instar de cette mélasse pop, de s’éloigner de la morosité du quotidien pour privilégier l’incongruité et le fun.
Si Malcolm est alors la version quelque peu déviée d’une réalité préexistante, le patchwork qui l’introduit témoigne de la même duplicité. Mosaïque représentant le flux de divertissements absorbés par la génération TV addict, cette composition polymorphe est également le lieu de tous les fantasmes. E.Ts, ptérodactyles, MMA et autres images de fin du monde métaphorisent les extrêmes du teen spirit, entre frénésie et somnolence, agressivité et théâtralité, désir profond de destruction massive, sensation d’être différent (l’Alien ne serait autre que le surdoué Malcolm) et gags plus-grands-que-la-vie. Au gré de leurs coups foireux, les frérots prônent une philosophie à la Tony Hawk : faire la figure la plus dangereuse possible, tout simplement parce que cette pirouette est avant tout la plus cool de l’année, voire du siècle. Et qu’il faudra faire encore plus cool le lendemain. Et ainsi de suite. Une mise en pratique par ces sales gosses du mode de vie du Kraken, celui-là même qui apparaît à travers cette poignée de secondes précédant le début de l’épisode. En définitive, le garnement selon Boomer est un kaiju, démolissant à l’envi en se souciant peu des conséquences.
Refusant le réalisme mimétique au profit d’une extravagance proche des délires visuels de Parker Lewis Ne Perd Jamais, le créateur capte en un zoom percutant l’esprit teenage. Proposant des images de sports extrêmes et de cinéma bis comme métaphore de l’unité familiale, Malcolm représente tout ce que la pop culture peut évoquer de nécessaire. Au sein d’un système ennuyeux à crever, le bordel figuré par cette minute du générique d’ouverture incite à la surexcitation, à l’éveil et au désordre. Aux farces comme aux friandises. Là se dévoile la beauté d’un show osant la démesure pour réjouir les amateurs de mauvais films comme de mauvais goût, de freaks, de sandwichs au beurre de cacahuète émiettés sur le divan, de poubelles renversées, de bonbecs explosifs et de maisons en flammes. En transposant le fantasme de toute-puissance au quotidien, et en ne négligeant aucun personnage, du petit dernier à la grand-mère, Boomer fait du chaos la structure-même de l’unité familiale. Quelque chose qui unit, malgré les discordances. Un quelque chose qui ne serait autre que la culture pop : source de différents, elle est également ce qui construit, rassemble et enrichit autrui, à l’image des évolutions respectives des attachants enfants que nous allons voir grandir.
Cette culture populaire ne célèbre pas tant la stupidité que l’insouciance de l’adolescence. C’est ce qu’exprime d’ailleurs le « rock-à-planche » détonant des They Might Be Giants. Les quelques paroles faciles à retenir de ce hit, n’importe quel ado les scande instinctivement comme s’il s’agissait de slogans punk. “You’re not the boss of me now”. “You’re not so big”. “Can you repeat the question ?”... “Life is unfair”... En privilégiant une écriture lapidaire, le groupe résume l’impertinence du show et son état d’esprit infantile. Le clip officiel du morceau dévoile d’ailleurs les membres du groupe grimés en figurines. A travers ce jeu d’enfants s’additionnent des images de danseuse hawaïenne sexy et de bataille de paintball, en adéquation avec le mix de ska et de punk-à-roulettes caractérisant ce morceau. Dans cette série l’insouciance ado s’illustre ainsi, entre la rêverie juvénile et le besoin de constituer une entière ville de dominos pour mieux tout réduire à néant, façon Godzilla.
Cependant, plus qu’un discours du type « The Kids Are Allright », ce générique dévoile entre les lignes le cœur critique de la comédie. Et pour comprendre ce discours, il faut s’intéresser à Lois. Personnage emblématique, cette superwoman est la colonne vertébrale de la famille. Elle représentait la principale frayeur des financiers quand il fallut lancer le show : qui allait bien pouvoir s’attacher à une quadra s’occupant de son foyer avec l’autorité de Schwarzenegger ? Si cette working girl était à ce point essentielle qu’il n’était pas question de proposer Malcolm sans elle, la raison en est que, bien plus qu’un adulte impitoyable façon Mademoiselle Musso, Lois personnifie la dimension sociale de la série, et par extension celle du générique. A travers cette mater familias c’est la middle-class américaine qui s’exprime, celle des banlieues pavillonnaires, des bons d’achat à foison, des plateaux-télé, de la sortie familiale annuelle et de la tripotée de gosses à nourrir. Lois est une guerrière qui refuse de se faire marcher sur les pieds : bossant dans une supérette minable et devant subir à cause de ses rejetons le perpétuel jugement de l’autorité (économique, éducative, juridique), elle fera tout pour offrir à Malcolm la place inaccessible qu’il mérite.
En nous submergeant comme note d’intention de ces vignettes résumant tout un pan de la culture populaire, du catch aux films de Roger Corman, et ce sous couvert de contestation hiérarchique (« you’re not the boss of me »), Linwood Boomer nous rappelle que cette culture appartient avant tout aux représentants de la classe prolétaire. On oublie trop souvent qu’au-delà de sa place considérable dans l’inconscient collectif, la pop culture est originellement le langage du peuple. En se permettant un juste équilibre entre pression sociale (les parents croulent sous les dettes) et libération cathartique par l’irresponsabilité généralisée, Boomer fait de cette culture, plus qu’un signe d’appartenance, un pouvoir. Et en ne reniant jamais la famille qui l’a façonné, Malcolm finira à Harvard. A l’image d’une pop culture ayant désormais intégré le cercle universitaire...
Malcolm est donc une série militante. Une apologie de la contre-culture comme extension d’une classe considérée comme vulgaire, à l’instar de ce rock bruyant et potache, et hautement méprisée, à l’image des monstres géants. Aux yeux de Boomer, il s’agit avant tout d’une classe authentique... au moins autant que les œuvres d’art de Ray Harryhaussen. Via ces analogies, rien de bien étonnant si la diffusion de ce show salvateur sublimant le « prolo » correspond au mandat de l’un des plus grands « jackass » de l’Histoire : George Bush Jr. En ce contexte évocateur il n’est pas moins anodin de voir l’un des rejetons de la famille, Francis, s’attaquer directement… à l’armée. Si Boomer entrecroise généreusement les références intergénérationnelles, c’est pour mieux offrir au peuple, d’hier ou d’aujourd’hui, la parole qui lui manquait. Les institutions de l’Oncle Sam seront alors démantelées non seulement par des kids of America mais aussi par leurs parents. Quarante ans de culture, et tout autant de revendications sociales.
Ce best-of introductif en forme de melting-pop est un garde-fous, le splendide vide-grenier de l’Oncle Sam, son cinéma de quartier. Electrisant, il s’adresse au grand patronat de l’Amérique et perturbe quelque peu la tranquillité soporifique de ses salons de thé.
Clément ARBRUN
Texte issu du livre Rockyrama "Les 51 moments les plus cultes de la télévision américaine".