Guillermo del Toro : Mortalité et magie
"Je crois que l’univers est comme une grande horloge. Et que nous sommes les engrenages de cette horloge. Il faut que certains crans tournent vers la gauche pour que d’autres aillent vers la droite et fassent fonctionner le tout" — Guillermo del ToroLa toute première scène dans l’œuvre de Guillermo Del Toro est celle qui débute le film Cronos. Nous y voyons Fulcanelli, cet alchimiste mythique qui a publié deux ouvrages français de référence au XXème siècle et dont la légende prétend qu'il eut accompli le Grand Œuvre au début du XIXème siècle, accédant ainsi à l'immortalité. Autant dire que l'hermétisme et l'alchimie vont occuper une place centrale dans l’œuvre du cinéaste, qui a accepté de nous en dire plus sur ces thèmes complexes.
— Votre idée de la mort s’incarne souvent dans des systèmes d’horlogerie (Cronos, Kroenen, Vidal), systèmes mécaniques, froids et précis, qui s’opposent à une vie expansive, violente, carnassière.
Je crois que l’univers est comme une grande horloge. Et que nous sommes les engrenages de cette horloge. Il faut que certains crans tournent vers la gauche pour que d’autres aillent vers la droite et fassent fonctionner le tout. Et chacun d’entre nous possède un rôle très précis dans cette grande horloge qui se rénove sans cesse. C’est une horloge formée de chacun d’entre nous. C’est une conviction qui, chez moi, ne se rattache pas à une source précise. Je crois beaucoup au taoïsme, par exemple ; je crois au « zen ». Je crois qu’il faut s’abandonner à l’univers pour être immortel… Je crois que nous sommes tous des sabliers, et que notre vie coule inéluctablement comme du sable. Et nous n’avons qu’un ultime instant pour définir qui nous sommes. Ce sont des idées un peu bêtes, qui tournent indéfiniment dans ma tête d’ex-catholique. Je ne crois ni au paradis ni à l’enfer. Je crois que lorsque notre vie prend fin, elle s’achève pour de bon.
— Et en même temps, reste cette idée de « s’abandonner à l’univers pour être immortel »
Dans Le Labyrinthe de Pan, la fillette raconte une fable au bébé dans le ventre de la mère. Elle parle d’une rose qui fleurit chaque nuit et confère l’immortalité. Mais ses épines sont venimeuses et tuent quiconque la touche. Et la fable dit : « Les hommes évoquaient seulement la douleur, jamais l’immortalité ». Et donc, la rose flétrissait chaque nuit sans concéder l’immortalité à personne. Et pour moi, la véritable immortalité consiste à ne plus avoir peur de la douleur, de la mort, du caractère négatif ou douloureux des choses, grâce au mode de vie que l’on choisit. Pour moi, le choix du genre fantastique me permet de faire les films que je veux, mais peut-être n’aurai-je jamais les éloges et les récompenses que j’aurais eues en faisant un cinéma plus acceptable socialement ; auquel cas, les gens me considéreraient comme un cinéaste plus important.
A mes yeux, le plus important, c’est de vaincre ma peur de la douleur ; c’est ma propre recherche de l’immortalité. Aussi, le temps est une conception abstraite, mais qui nous amène toujours vers la mort. Et c’est notre mortalité et ce que nous faisons avant notre mort qui nous définit en tant qu’êtres humains. La fillette, dans le film, trouve la mort, mais elle meurt dans un état de grâce. Parce qu’elle est en accord avec ses idées et ses actes. Il y a là-dedans quelque chose qui m’obnubile énormément. Dans Cronos, le personnage de Federico Luppi meurt au moment où il détruit l’appareil, mais il meurt en disant : « Je suis Jesus Gris ». Il redevient la personne qu’il se devait d’être. Il aurait pu vivre des milliers d’années et muer en une entité horrible, buveuse de sang. Mais il préfère mourir en affirmant son moi propre. Ce sont des idées qui m’obsèdent beaucoup, car je crois que la mort est l’unique moment où l’on peut vraiment se définir en tant que personne. Dans De sang froid, le roman de Truman Capote, les assassins parviennent à mieux définir qui ils sont à mesure qu’ils s’approchent de la mort. De leur vivant, ils ont tué et volé des gens, ils ont commis toutes sortes d’actes horribles, mais en mourant, ils ont épuré leur définition d’eux-mêmes. Désormais, ils opèrent sur eux-mêmes un jugement beaucoup plus ambivalent que du temps de leur vie passée, car ils ont trouvé en eux-mêmes des choses qui les bouleversent.
Quand j’étais très jeune, je croyais à l’immortalité de l’âme, je croyais au paradis, à l’au-delà, et je croyais que la chair était (con)sacrée. Mais un jour, en entrant dans une morgue, j’ai vu une pile énorme de fœtus en décomposition. Et en voyant ces fœtus morts, je me suis dit que… Dieu n’existait pas. Que nous étions faits de chair, et que notre essence éternelle se trouvait ailleurs. Et que personne ne vivait éternellement. Pour moi, le fœtus représentait l’essence de l’âme. C’était l’Humain parfait. Pas encore né, pas encore parmi les vivants. Blotti dans les limbes… parfait. Et en voyant ce triste spectacle, je me suis dit que l’essence spirituelle de l’homme était ailleurs, et que cela ne correspondait pas au dogme catholique. Mais cela ne m’empêchait pas de chercher à devenir une bonne personne.
— Vous avez cité Arthur Machen comme source littéraire du Labyrinthe de Pan.
Oui, il faut y rajouter également Algernon Blackwood, Dunsany et d’autres écrivains de ce courant fantastique majoritairement anglais, qui célébraient le versant obscur de la sylve, le paganisme, c’est-à-dire les influences païennes sur l’Homme, y compris au sein de cultures dites modernes. Machen, lui, utilise le dieu Pan d’une manière fortement sexuelle, dans un contexte victorien. Blackwood utilise la forêt en tant que refuge d’une sorte de mal primitif. Son travail est très lié à celui de peintres symbolistes comme Félicien Rops, Carlos Schwabe, Arnold Böcklin… On trouve chez Machen et Blackwood une forme de décadence, de romantisme et de paganisme, autant de tonalités que l’on retrouve dans Le Labyrinthe de Pan, de manière tangentielle. Mais le film obéit aussi à ses propres codes… C’est une créature autonome… (sourire)
— … et dont les clés de lecture sont volontiers hermétiques (note : Pan était le fils du Dieu Hermès). A ce propos, votre cinéma tend volontiers vers l’hermétisme. Je vous ai même entendu citer Helena Petrovna Blavatsky dans votre commentaire audio du DVD d’Hellboy.
J’aime beaucoup l’univers de Mme Blavatsky, mais également celui de Charles Ford, d’Edgar Cayce. J’aime aussi beaucoup la littérature dite hermétique, les traités d’alchimie. Il y avait, dans Cronos, de véritables propositions alchimiques, et les couleurs étaient traitées en termes quasi-alchimiques. Non pas que je croie en la transmutation des métaux en or, mais l’alchimie possède à mes yeux une certaine logique, tout comme la cosmogonie catholique. Ce sont des thèmes qui me sont très personnels. Je crois en l’alchimie comme alchimie spirituelle. Je crois en la transformation du sentiment le plus vil en sentiment le plus pur. On peut, dans la vie, être un homme bon, tout en étant empli de douleur, de colère, de ressentiments. Et l’alchimie spirituelle, c’est justement ça : essayer d’être un homme bon dans la vie. Et Le Labyrinthe de Pan, comme tous les contes féeriques, traite de la transformation, de la chose la plus vile, qui est le fascisme, en la chose la plus sublime : l’imagination.
— Ces artistes dont vous vous réclamez : Arthur Machen, Algernon Blackwood, Lord Dunsany, auxquels on pourrait ajouter Robert Stevenson ou Bram Stoker. Ils étaient tous membres, réels ou présumés, de l’Ordre hermétique de…
…de l'Aube dorée, oui…
— … voilà. En quoi ces courants occultes du XIXème siècle ont-ils pu, à ce point, nourrir le fantastique gothique et l’imaginaire qui charpente vos propres films ?
Vous savez, l'Aube dorée et toutes ces sociétés occultes post-victoriennes ont attiré un grand nombre d’intellectuels et d’artistes. Vous trouviez parmi eux de fervents religieux comme Stevenson ou Stoker mais aussi des passionnés de l’occulte tels qu’Algernon Blackwood. On imagine aisément l’attraction que ce type de sociétés secrètes peut exercer sur n’importe quel intellectuel lorsqu’elle réunit de tels membres. D’un autre côté, qui est le plus à même de se retrouver dans une telle société ? Quels types de personnes peuvent s’intéresser à ce point à la spiritualité et à l’occulte ? Les artistes, bien sûr. Il est pratiquement impossible que de tels hommes, habitués à voyager au cœur d’un savoir ésotérique d’un grand raffinement, n’en viennent tôt ou tard à se regrouper autour d’une société secrète. Mais pour répondre à votre question, je ne crois pas que l’organisation soit à l’origine de leur legs littéraire. Je crois que c’est plutôt le contraire.
— Pourtant la mythologie qui charpente ce type de société semble avoir contribué à structurer leurs œuvres respectives. Qu’est-ce qui, dans cette mythologie, nourrit à ce point l’imaginaire ?
Tout ce qui a trait au Savoir hermétique peut nourrir l’art. Vous pouvez déjà le constater dans l’art médiéval, le retrouver dans la peinture de la Renaissance, et le retrouver de façon plus ou moins codée dans bien d’autres mouvements artistiques, jusqu’à l’architecture des cathédrales, des statues etc. J’adore lire tout ce qui a trait à ces choses. Parfois, comme dans le cas du Labyrinthe de Pan ou de Cronos, je tente d’encoder ces éléments au cœur du film, en utilisant un système alchimique ou symbolique. Mais il n’est pas si important, en tant que spectateur, que vous ayez connaissance de ces choses ; il est important que je puisse l’écrire et l’inclure et donner ainsi une homogénéité au contenu de ces œuvres. Mais je doute sincèrement que l'Aube dorée ait, d’aucune manière, contribué à dicter un contenu à ces artistes. Ce sont eux qui ont absorbé ce qu’elle avait à offrir.
— Corrigez-moi si je me trompe, mais votre travail d’artiste implique d’une certaine façon que vous vous aventuriez au-delà des frontières admises, afin d’en ramener une sorte de témoignage de ce que peut être l’étendue de l’expérience humaine. C’est à ce niveau que l’influence de l’occulte sur l’imaginaire m’intéresse dans le cadre de votre travail ; et à quel point cette démarche peut être consciente ?
Il est évident que je déteste absolument la certitude de la science. Et je préfère de loin embrasser des systèmes ouverts tels que le système Magick, qu’on le prenne dans le sens jungien ou dans le sens d’Aleister Crowley. Je voyais récemment une interview d’Alan Moore où il affirmait « en ce moment, j’adore les dieux romains » et j’apprécie cet état d’esprit. Vous n’avez pas besoin de sacrifier des agneaux, ou même d’y croire réellement, pour vous réclamer d’un tel courant. Ce choix vous ouvre surtout les portes de la liberté, la liberté de ne pas souscrire à la science « pure », de ne pas souscrire au pur fait, ou à la logique linéaire et autres choses parfaitement ennuyeuses que je déteste. C’est comme ce type de causalité narrative à laquelle se soumettent beaucoup de films de super-héros, et que d’une certaine façon le public attend. Je n’y souscris pas. Mes films n’y souscrivent pas. Je trouve cela dogmatique et le dogme est l’ennemi de l’art, de la même façon que Picasso affirmait « Le bon goût est l’ennemi de l’art ».
Ce que l’occulte vous permet, c’est l’utilisation d’un système de symboles qui permet de raconter une histoire de façon beaucoup plus ouverte. Qu’ils soient alchimiques, sumériens ou égyptiens, ces systèmes de symboles ont plusieurs couches de signification et ne signifient pas toujours ce que leur attribue l’homme moderne. Là est leur beauté. Vous voyez trop souvent, dans le milieu créatif, des individus qui tentent d’imposer une loi immuable, une sorte de E=MC2. On détermine des écoles de peinture qui cloisonnent les artistes et les époques. Mais si vous creusez chez les impressionnistes, vous y découvrirez des expressionnistes. Si vous creusez chez les préraphaélites vous y trouverez des symbolistes et ainsi de suite. Ces écoles sont bien relatives ; leur vision du monde l’est tout autant. Il en va de même dans le cinéma et dans les règles qu’on tente de lui imposer. Dès l’instant où quelqu’un vous affirme « Un film comme ceci devrait être comme cela », quelle différence cela fait-il que cette personne soit un fan ou un cadre de studio ? Dans les deux cas c’est un con. Le film est ou il n’est pas ! Ne tentez pas de prouver son invalidité. Dites simplement que vous n’y souscrivez pas ; que vous détestez ; que le type qui l’a fait est un débile.
Mary-Louise Von Franz, disciple de Jung, a écrit plusieurs livres autour de la science du conte de fées. Je crois me souvenir qu’elle disait : « Chaque fois que quelqu’un venait voir Jung et lui affirmait avec admiration " voici ce que vous dites ; voici le sens des principes que vous exposez ", Jung leur répondait que cela était absurde. " Jetez tout cela à la poubelle " demandait-il. " Qu’est-ce que vous, vous pensez ? ", " Le Savoir est inutile ", " Créez votre système de pensée et, instinctivement, vous acquerrez ce savoir, un savoir provenant d’une autre source " ». Et c’est ce que permet le système Magick ; il vous permet une libre circulation de pensées, de connexions, de symboles et de signifiants, et surtout il donne vie à ces éléments. Je crois à cette Magie, pas à celle qui consiste à faire apparaître un lapin dans un chapeau ou à vous dire la bonne aventure. Je crois à la synchronicité, à la juxtaposition des idées.
Interview par Rafik Djoumi issue du numéro Rockyrama n°16 disponible ICI sur le shop.