Le Crime de l'Orient Express : Cluedo pour les nuls
Tout crime soulève plusieurs questions. Le qui, le quand, le où, le comment, le pourquoi.Tout crime soulève plusieurs questions. Le qui, le quand, le où, le comment, le pourquoi.
Johnny Depp a été assassiné à bord de l'Orient Express, tout le monde est suspect et c'est l'acteur/réalisateur/supporter de Tottenham Sir Kenneth Branagh qui doit mener l'enquête dans le rôle d'Hercule Poirot, uniquement armé d'une moustache en poil de yak et de son accent frenchie et dont on se demande encore lequel des deux sonne encore le plus faux. Mais ce crime en cache un autre, bien plus vil. Car on ne lui reprochera pas de se débarrasser assez vite de Depp puisque c'est la meilleure idée du film, sinon la seule. Et après tout, qui n'a jamais eu envie de tuer Johnny Depp après s'être farci cinq Pirates des Caraïbes ?
Cet autre crime, c'est celui d'avoir commis un film qui tente désespérément de transformer le héros d'Agatha Christie en franchise anonyme. Non, je vous arrête tout de suite, Kevin Feige ne fait pas partie de la liste des suspects, il n'était pas présent à l'heure du crime. Le coupable est cet usurpateur au trône de Laurence Olivier qui se donne le premier rôle dès qu'il peut. J'accuse Kenneth Branagh !
Nous voilà confrontés à du cinéma de papa comme les studios osent de moins en moins faire au risque de se prendre des gamelles magistrales au box-office. Attention, on ne parle pas ici de cinéma de papa à la Scorsese ou à la Spielberg, persistants dans leur foi absolue de la mise-en-scène au service du récit pour un traitement personnel et artistiquement riche. Non, là c'est le revers de la médaille, le terrain dont sont issus les Spotlight et autres biopics saveur guimauve formatés pour récolter des prix. C'est une production clinquante, dont on imagine aisément un budget explosé par la présence d'une galerie de stars : Judi Dench, Daisy Ridley entre deux Star Wars, Depp, Branagh, Willem Dafoe, plus des stars plus en retrait depuis un bon bout de temps comme Penelope Cruz et Michelle Pfeiffer et des abonnés aux productions BBC comme Olivia Colman et Derek Jacobi. C'est d'ailleurs l'effet que fait le film : non pas de voir un blockbuster digne de l'ampleur de son casting, mais un téléfilm BBC deluxe dans la lignée de And Then They Were None sorti récemment ou encore… Le Crime de L'Orient Express éponyme datant de 2010 avec David Suchet ! Plus embarrassant encore pour Branagh, c'est de voir que le soin apporté à l'écriture ou la mise-en-scène est plus flagrant dans les aventures télévisuelles de Poirot que dans cette version caricaturale des écrits de Christie.
On pourrait remonter tout aussi bien au Syndey Lumet de 1974 adaptant le même roman ou même aux versions antérieures, mais ce serait tirer au bazooka sur l'ambulance tant cette version de 2017 ne tient jamais la route. Dès l'ouverture (qui n'existe pas dans le roman), le décor est planté par une mini-aventure plaquée sur les intros des James Bond. Poirot résout une enquête en Palestine où sont accusés un prêtre, un rabbin et un imam (on vous laissera le soin de la lecture théologique). Un vol a été commis au moment où seuls ces trois hommes et un quatrième étaient présents sur le lieu du délit. Les trois hommes de foi sont innocents. Poirot désigne le coupable devant une foule ébahie. Difficulté de l'enquête : maternelle, grande section. Un policier vient ensuite lui demander la source de son génie pour parvenir à comprendre qui était le coupable dans une énigme à ses yeux sans solution. Cette séquence place à elle seule le niveau auquel nous seront confrontés ensuite : prendre le public pour des enfants imbéciles à qui il faudra mâcher cinq, dix, quinze fois chaque indice de l'enquête, à grand coups de flashbacks en noir et blanc et au ralenti, bien que ce cliché soit devenu illégal et suranné depuis 1976. Quand bien même le spectateur docile et crédule n'aurait jamais connu le livre ou même un seul film ou une seule série d'enquête en whodunnit, il lui faudra trouver des trésors insoupçonnés de mauvaise foi pour ne pas griller le twist final au bout de la première séquence qui suit la découverte du corps.
Nous parlons bien d'un des romans les plus adaptés de Christie, l'un des plus connus, les plus lus et qui a tellement inspiré le genre que sa solution est plus connue que son histoire. Or, le problème est le suivant : si le spectateur ne devine pas avant Poirot l'assassin, alors il justifie le nivellement par le bas offert par le film et mérite d'être traité comme tel. Ce qui serait dramatique pour le public comme pour le cinéma. Mais s'il devine avant Poirot l'identité de l'assassin, alors il se montre littéralement plus malin qu'un personnage qui est présenté comme un génie de la déduction et une des personnes les plus intelligentes de la planète entière. Que pouvons nous en déduire ? Soit le spectateur se flatte de son intellect et il en reste là, soit il flaire l'arnaque : tous les personnages de ce film sont totalement stupides.
De l'enquêteur aux tocs excentriques aux suspects cabotinant chaque dialogue, des seconds rôles aux figurants, tout sonne faux, ampoulé et crétin. Le comble étant de changer sensiblement la fin du roman pour coller une ambiguïté morale totalement hors-sujet qui justifie rien de moins que la peine de mort et la la loi du talion, quand bien même tout le reste du film mettait un point d'honneur à trier la civilisation entre deux types d'individus : les meurtriers et les autres. C'est là qu'on sent la plume de Michael Green, déjà responsable juste cette année des scénarios calamiteux de Blade Runner 2049, Logan et Alien Covenant (logiquement, c'est ici que nous perdons une bonne partie du lectorat, scandalisé par le fait qu'on puisse ne pas aimer ce qu'il aime).
Le point commun des quatre films : réduire un univers génial et ses personnages à des dilemmes et des quêtes qui forcent le trait edgy de façon complaisante, croit choquer avec de la provocation gratuite, et à aller à l'encontre en termes de propos du matériau de base. Chez Green (aidé par les réalisateurs, ça va de soi), Deckard est passé d'Humprey Bogart du futur à une pub H&M abasourdie en permanence, les Aliens passent de la terreur ultime à des gags à la bip-bip et coyote, Logan passe de super-héros à littéralement un pauvre type qui se tue à dire que les super-héros ça n'existe pas et ça n'a jamais existé et Hercule Poirot passe du pilier moral et génie flegmatique à une caricature de francophone gesticulant dans tous les sens pour qui le plus important reste la bonne bouffe et le soin apporté à sa moustache. Michael Green est le roi midas à l'envers, il prend de l'or et le transforme en plomb.
Il n'est certes pas aidé par Branagh qui enfonce le clou avec une réalisation désastreuse qui ne met jamais en valeur le pourtant lourd budget dévoué à la direction artistique. Les costumes semblent tous portés pour la première fois, les décors sans âme, y compris le train dont l'agencement semble changer quand l'intrigue le demande, et les effets spéciaux d'une laideur archaïque. A ce titre, donnons une mention spéciale à une avalanche dont la neige paraît plus factice que dans celle de xXx, qui date pourtant d'il y a 15 ans. Faut-il évoquer le montage et la musique, anonymes ? Ou encore la direction photo, d'une platitude infinie ? Là encore, c'est assez fort. En dehors de champs/contre-champs plats, de rares plans s'amusent à filmer la scène vu du dessus ou avec un plan-séquence filmé de l’extérieur pour montrer l'Orient Express. De petites excentricités qui n'ont même pas l'audace de servir quoi que ce soit dans le découpage du film, si ce n'est de dire « regardez, on a fait un plan-séquence ».
Ce cinéma-là, dit « à l'ancienne », nous rappelle surtout un nombre incalculable de productions tombées dans l'oubli par leur aspect justement anonyme. Car il n'y a rien à retenir d'un tel film. Certainement pas l'histoire, que l'on connaît déjà, ni son traitement abrutissant. La seule chose qui semble justifier l'existence du film est le fait que Branagh a besoin d'une franchise pour nourrir ses projets personnels parallèles. Son reboot catastrophique de Jack Ryan ayant été un four, et le succès de Cendrillon ne suffisant pas à lui donner une place dorée chez Disney, le voilà prêt à sortir le film le plus consensuel de sa carrière si cela peut servir de tremplin à un éventuel 2 pour adapter Mort sur le Nîl, teasé de façon aussi subtile qu'un futur Marvel, l'audace en moins. C'est donc une simple transaction financière, une arnaque tout ce qu'elle a de plus bête. Se servir d'Hercule Poirot de la façon la plus cynique possible pour se garantir une tranquillité économique. De la pure exploitation, sans même le savoir-faire qui va avec habituellement. Le coupable, c'est lui. La victime, c'est vous.
Maxime SOLITO