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"Last Fucking Word", le dernier mot de Stanley Kubrick

La dernière réplique de son œuvre. Le dernier mot prononcé par un maître quittant ce monde. « FUCK ».
"Last Fucking Word", le dernier mot de Stanley Kubrick

Stanley Kubrick soigne ses fins. De la valise s’ouvrant sur le tarmac, laissant ainsi s’envoler les dollars du braquage dans L’Ultime Razzia – « What’s the difference ? » dira le héros – au dernier plan de Shining faisant planer le mystère sur le sort de Jack Torrance, en passant par l’imposant fœtus cosmique de 2001, les conclusions de ses films marquent souvent le spectateur à jamais en lui offrant la possibilité d’y chercher – voir d’y trouver – son propre sens. Il ne pouvait en être autrement pour la dernière scène de son dernier film. La dernière réplique de son œuvre. Le dernier mot prononcé par un maître quittant ce monde. « FUCK ».


Un « Fuck » prononcé sans honte par une Nicole Kidman libérée de ses fantasmes et adressé comme une réponse libératrice à un Tom Cruise tout étourdi d’avoir enfin ouvert grands les yeux sur la réalité sordide du monde qui l’entoure. « LUCKY TO BE ALIVE », comme le scande, peu avant l’épilogue, la une du journal qu’il lit sans le lire. Mais avant le réveil, il y a le sommeil. Les yeux grands fermés. Le docteur Bill Harford est un jeune médecin séduisant et très en vogue dans la bourgeoisie new-yorkaise. Sa femme, Alice, est tout aussi séduisante, mais semble cependant s’embêter dans une vie fastueuse autant que morne. Dans la scène d’introduction du film, le couple se prépare sans entrain pour une sortie mondaine. En fond sonore, la « Valse de Chostakovitch », œuvre lancinante et répétitive rappelant l’utilisation dans 2001 du « Beau Danube bleu » de Strauss pour figurer une certaine routine de la vie spatiale. C’est pourtant à une autre routine et à un autre film que semble renvoyer ce long plan-séquence à la steadicam suivant l’intimité du couple. L’inspection des troupes – qui ouvre Full Metal Jacket – par le Sergent Hartman. D’une certaine manière, Kubrick semble suggérer que Bill et Alice n’ont plus d’intimité, qu’ils vivent, au fond, dans la même promiscuité – réelle et affective – que les élèves-soldats de son film précédent. On peut trouver comme cela de nombreuses passerelles avec les autres films qui composent l’œuvre kubrickienne. Et le fait qu’il ait porté ce projet pendant plus de trente ans – chose unique dans sa carrière – n’y est sûrement pas pour rien. 

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Eyes Wide Shut est un film-testament, de toute évidence, qui semble conclure une réflexion qui habite toute l’œuvre passée du réalisateur. Mais plus encore, ce dernier film, sur lequel Kubrick travailla d’arrache-pied jusqu’à son dernier souffle – il mourut quelques jours après la fin du montage définitif –, s’inscrit dans la continuité de ses deux films précédents (Full Metal Jacket donc, et Shining). A tel point qu’on pourrait réunir ces trois films en une simili trilogie – puisque c’est véritablement Eyes Wide Shut qui dialogue autant avec l’un et l’autre plus que les trois films entre eux. Une trilogie sur l’initiation, sur l’éveil ou plutôt le réveil, au sens de prise de conscience. Dans les trois films, on trouve deux voies possibles vers cette prise de conscience, l’une trompeuse, l’autre véritable. Dans Shining, c’est l’incorporation du père dans la confrérie immortelle des fantômes de l’hôtel Overlook d’un côté, et la révélation faite au petit Danny par Halloran de son pouvoir. Dans Full Metal Jacket, c’est l’endoctrinement et le rattachement au corps des marines des jeunes américains d’abord, et la prise de conscience finale de la connerie de la guerre ensuite. Et enfin, dans Eyes Wide Shut, la lutte entre les forces prétendument occultes contrôlées par les grands de ce monde – le rite simulé dans la séquence « Fidelio » – et le réveil final, brutal et salutaire. Ainsi, les trois films peuvent se voir comme des contes dans lesquels les personnages errent à l’intérieur d’un enfer labyrinthique (l’Overlook, le Viêt Nam et New-York). A chaque fois, les lieux ne semblent pas être ce qu’ils sont censés être. Le grand hôtel de Shining est bien plus grand qu’il n’y parait, tandis que le Viêt Nam et le New-York de Kubrick sont tous deux bien vaporeux pour ne pas dire irréels – et de fait, les deux films ont étés tournés à Londres et dans sa banlieue. Mais chaque film a sa propre forme de conte. Le conte de peur enfantine pour Shining – le film est truffé de références cartoonesques –, le conte philosophique pour Full Metal Jacket et le conte de fée ou de Noël pour Eyes Wide Shut. Finalement, ne peut-on pas réunir les héros de ces trois films derrière la bannière de l’enfance ? Car sans parler de Danny dans Shining – est-il, d’ailleurs, vraiment un enfant ? –, Jack Torrance se comporte comme un parfait garnement, multipliant les grimaces outrées, jouant à la balle dans le grand salon de l’hôtel ou recopiant la même phrase à l’infinie – comme ces punitions infligées aux enfants désobéissants. Et ces garçons dans Full Metal Jacket auxquels on coupe les cheveux sans leur demander leur avis, et qui jouent longtemps à la guerre avant d’enfin en découvrir le sens profond. Et Tom Cruise, enfin, dans Eyes Wide Shut qui est bien le plus naïf de tous. Lui qui vit sa vie sans s’imaginer l’horreur de ce monde qui semble à ses yeux un lieu si accueillant, et encore moins le véritable visage de sa femme bien-aimée, la mère de son enfant, innocente et pure – mais pour combien de temps ? – Helena.

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ALICE

Tell me something, those two girls at the party last night. Did you, by any chance, happen to fuck them ?

Lorsque dans la séquence du bal, chez ce bon Victor Ziegler, deux mannequins tentent de l’entrainer « au bout de l’arc-en-ciel » – en référence au Magicien d’Oz –, comme les deux jumelles de Shining encourageaient Danny à venir jouer avec elle, le bon docteur n’y voit rien de mal – alors que Danny, lui, percevait parfaitement le danger de la proposition. (Cela confirme donc bien une chose, Jack Torrance est l’enfant dans Shining, et non pas son fils). Une fois découvert le vrai visage d’Alice qui, elle, lors de ce même bal refusa de suivre le vieux lapin grisonnant vers le pays des merveilles, Harford ne peut se défaire des visions de sa femme en situation d’adultère fantasmé, tel un petit garçon traumatisé par la découverte de sa douce mère en délicate posture… Un premier réveil. Sa femme a des désirs qu’elle tente de maîtriser, de cacher, et qu’il ne soupçonnait pas. Derrière les lunettes de la mère dévouée qui aide sa fille à faire ses devoirs se cache un monstre froid et autonome. Une femme libre et sauvage que le quotidien du foyer, aussi chaleureux soit-il, ennuie au plus haut point. En cela, Alice Harford est l’exact opposé de Wendy Torrance qui se faisait happer par les sables mouvants de la vie maritale et laissait son mari tomber peu à peu dans la folie. Plus forte et plus consciente d’elle-même, Alice évite la descente aux enfers de son couple grâce à son bon sens et à son intelligence suprême. Face à l’adversité, elle ne s’enferme pas dans la salle de bain, mais affronte son mari en le démasquant, littéralement. Face à l’objet du délit, le masque sur l’oreiller, Bill éclate en sanglots avant de se blottir contre sa femme pour lui livrer une confession détaillée de ses aventures. Il est définitivement un enfant qui dans un réflexe infantile niait ses fautes – la scène du billard avec Ziegler qui précède la confession – avant de se confondre en excuses devant sa femme, figure maternelle à peine voilée. En ce sens, Tom Cruise, cet acteur de petite taille semblant refuser de vieillir, joue à la perfection ce rôle d’homme-enfant qui, à y regarder de plus près, constitue peut-être l’archétype du héros kubrickien – de Humbert à Barry Lyndon en passant par Alex et l’astronaute de 2001 (Il est d’ailleurs à noter que les deux projets inaboutis de Kubrick – Aryan Papers et A.I. Intelligence Artificielle – qui précédèrent la mise en chantier d’Eyes Wide Shut avaient tous les deux pour héros un jeune garçon). Par cette confession, Bill Harford montre qu’enfin il a ouvert les yeux sur le monde. Son périple lui a permis de prendre conscience qu’une sexualité malsaine règne en maître sur notre société, des hautes sphères où les puissants se vautrent dans leurs fantasmes infernaux (soumission, humiliation, voyeurisme, etc.) aux bas-fonds gangrénés par la prostitution. Par vengeance ou par bêtise, Harford s’imaginait faire payer ses pensées impures à son épouse en s’encanaillant dans l’un ou l’autre de ces enfers terrestres. Il ignorait que lui, le médecin bienveillant, n’y trouverait aucun réconfort, mais plutôt l’ombrageuse menace de la mort – qui rôde tout au long du film.


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ALICE

I think we should both be grateful that we have come unharmed out of all our adventures, whether they were real or only a dream.


« LUCKY TO BE ALIVE », donc. A lire littéralement dans un premier temps. En effet, Bill tente le diable à trop fouiner pour découvrir ce que cachaient les masques et les menaces de la nuit, et surtout il joue avec le feu en approchant de bien près une prostituée attentionnée qui lui paraissait pourtant si sympathique, presque vertueuse ! Derrière ce gros titre se cache donc plus largement la misère, les dangers d’un monde au bord du gouffre où le sida n’est qu’un fléau parmi tant d’autres. C’est là le second sens de cette manchette dissimulée, la leçon à méditer, la morale de ce conte de Noël sans neige ni traineau. Un message simple, trop simple diront certains, pour le réalisateur qui jadis conçut son grand œuvre comme une illustration complexe du concept nietzschéen de Surhomme. Pas si sûr. Stanley Kubrick, bien qu’à l’aise avec les concepts philosophiques, n’est pas un philosophe mais un artiste. Sans doute même un poète – et je ne parle pas ici de poète visuel, expression bien galvaudée, mais de poète tout court. Il joue avec les formes, les genres, les idées, la technique, pour en sortir des œuvres d’art évocatrices, belles et novatrices. Mais sans jamais oublier de parler au spectateur. Or Eyes Wide Shut ne fait pas exception. La leçon n’est pas celle d’un réalisateur gâteux criant carpe diem comme un mantra inoffensif. Kubrick va plus loin dans l’épilogue de son dernier film. L’épilogue de son œuvre. Certes, bien qu’enfin réveillé, Bill Harford a besoin d’y voir plus clair, tel un nouveau-né aveuglé par la lumière du jour. Et c’est Alice, encore une fois, qui mène la danse. Dans un magasin de jouets – dernier labyrinthe du film – le couple surveille d’un œil égaré la petite Helena courant d’un jouet à l’autre. Son choix se porte d’abord sur une peluche géante avant de se reporter sur une poupée Barbie habillée en fée – Helena est-elle la bonne fée de ses parents, la raison de leur union ? Le couple, lui, évoque l’épreuve qu’il vient d’affronter, le chemin étroit entre le rêve et la réalité qui a bien failli se dérober sous leurs pieds. Et Alice d’évoquer cette chance d’avoir traversé la tempête et d’en être sortis indemnes. Pourtant, Bill semble douter et hésiter à valider définitivement son réveil. Il a besoin d’une direction et cherche un sens à tout ça. Sa femme le lui donne en prenant garde de ne pas être entendue de leur fille encore innocente. 


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ALICE

I do love you and you know there is something very important we need to do as soon as possible.

BILL

What's that?

ALICE

Fuck.


La direction est claire, le sens limpide. Pourtant, la signification de cette réplique demeure bien mystérieuse. Et ce n’est pas Kubrick, disparu avant même la sortie du film à l’approche de l’été 1999, qui en dira plus. Et ce d’autant plus que déjà de son vivant, il se refusait à commenter ou à analyser ses propres films, allant même, suite à son exil anglo-saxon, jusqu’à couper toute communication avec les médias du monde entier. Cependant, Kubrick s’est entretenu au cours de sa carrière avec quelques critiques peu nombreux parmi lesquels figure Michel Ciment. Or celui-ci, dans son récent recueil intitulé « Une renaissance américaine », vient d’exhumer un entretien inédit datant de la sortie de Full Metal Jacket. C’est dans cet entretien, qui ne parut jamais à la demande de Kubrick, que nous pouvons trouver, près de trente ans après, quelques éclaircissements sur le sens de son avant-dernier film, et par extension sur celui d’Eyes Wide Shut. Et chose remarquable, c’est Kubrick lui-même qui interroge Ciment sur son interprétation des dernières répliques du film avant de lui en révéler le sens profond. Kubrick semble presque se trahir tel un enfant incapable de garder un secret en révélant son intention – d’où très probablement sa demande de non-publication de ces propos.

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 « Comprenez-vous ce qu’il dit à la fin ? « Mes pensées dérivent vers des seins durs, des rêves érotiques, vers Mary Jeanne de cul plombé et la grande foutrerie du retour. » C’est une affirmation de la force vitale par le biais de la sexualité. Puis il ajoute : « Je vis dans un monde merdique, mais je suis vivant et je n’ai pas peur. » Cela me semblait une phrase à la fois pertinente et surprenante qui tombait bien à la fin du film. »


Ainsi, comme nous parvenant d’outre-tombe, la voix de Kubrick – qui à l’inverse de celle de beaucoup de ses confrères nous est quasiment inconnue – expose elle-même le lien indéniable entre les deux films et révèle – avant même sa formulation – le secret du dernier mot de son dernier film. Un mot interdit que d’autres cinéastes étalent à longueur de pellicule comme pour mieux souligner la vulgarité du monde qui est le nôtre, que Kubrick met dans la bouche d’une actrice alors au sommet de sa carrière, égérie des plus grandes marques et préférée des patrons de studios comme du public. A n’en pas douter, le sens a sûrement eu autant de poids que le choc dans sa décision de conclure son film sur cette simple mais puissante affirmation. Kubrick est malin et n’est pas dénué à l’occasion d’un sens de l’humour grivois. De toute façon, quand le film sortit, il avait déjà quitté ce monde qui en cette année 1999 courait à sa perte. Quinze ans plus tard, le monde n’a pas explosé. Ni en 2000, ni même en 2012. Pourtant, une certaine idée du monde a bien disparu, le monde filmé par Kubrick, le monde selon Kubrick, ou plutôt le monde de Kubrick. Merde. Générique de fin.


Aubry Salmon


Poster Midnight Marauder

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