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Prince : une oeuvre en forme de labyrinthe musical infini

Prince Rogers Nelson, plus connu sous le nom de Prince, est mort le 21 avril 2016 à l'âge de 57 ans. Derrière quelques grands tubes des années 80 (When Doves Cry, Let's Go Crazy, Kiss), se cache un des plus grands génies de la musique populaire… et u
Prince : une oeuvre en forme de labyrinthe musical infini

Prince Rogers Nelson est mort le 21 avril 2016 à l'âge de 57 ans. Derrière les grands tubes des années 80 (When Doves Cry, Let's Go Crazy, Kiss), se cache un des plus grands génies de la musique populaire, et un personnage énigmatique et plein de contradictions !


Certains artistes sont simples, clairs, évidents. On peut en revanche dire l'exact inverse de Prince. Celui-ci partageait avec le Bowie, autre grand artiste décédé récemment, une même volonté de contrôler son image et sa carrière, dans le but de rester changeant, surprenant, insaisissable. De fait, essayer de comprendre qui était Prince en tant qu'artiste, c'est se heurter à une suite de paradoxes, c'est errer dans une discographie pléthorique aux contours flous, c'est essayer de dégager une forme de réalité au milieu de rumeurs et de légendes.

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Dès le début de sa carrière, Prince déconcerte. D'un côté, c'est un personnage exubérant qui parvient à éclipser la superstar Rick James, dont il assure la première partie pour la tournée Fire It Up en 1980, en montant sur scène en porte-jarretelles. De l'autre, il se cache derrière The Time, groupe dont il compose, joue et produit (sous pseudonyme) tous les morceaux, seul le chant était assuré par Morris Day. Un jour, c'est un petit prodige perfectionniste qui est capable d'enregistrer seul ses morceaux dès son premier album For You en 1978. Un autre, il aime voir son nom accompagné d'un nom de groupe : The Revolution dans les années 80, The New Power Generation depuis les années 90 – quand même bien celui-ci n'a jamais eu de line-up vraiment stable – et tout récemment 3rdeyegirl.


Prince fait preuve d'un besoin d'attention démesuré, incapable de résister à une occasion d'attirer l'attention sur lui. Mais il a soigneusement mis à mal sa propre notoriété dans les années 90 en remplaçant son nom d'artiste, Prince, par un symbole. C'est un compositeur et un arrangeur méticuleux qui n'hésite pas à laisser mûrir une chanson pendant des années avant d'en sortir une version qui le satisfait. Mais il n'aime rien tant que profiter de la scène pour changer radicalement les arrangements de ses morceaux. Il est un artiste farouchement indépendant qui a entretenu des relations difficiles avec sa maison de disque Warner avant de fonder son propre label. Mais il reste un artiste mainstream continuant jusque dans les années 2010 à jouer dans des stades. Il n'a aucun problème à offrir des titres à d'autres musiciens, voire à des réalisateurs (ce fut le cas pour la chanson du générique de Happy Feet). Mais il est extrêmement parcimonieux concernant les centaines d'heures de musique que contiendrait son fameux Vault… Et carrément paranoïaque concernant la diffusion de sa musique sur Internet !


Il est donc inutile, et presque impossible, de chercher une cohérence et une continuité "conceptuelle" dans la carrière de Prince, comme c'est le cas par exemple chez cet autre génie à la discographie gargantuesque qu'est Frank Zappa. Chez Prince, lorsqu'on oublie le côté exubérant du personnage et son comportement de diva, la seule constante reste son talent, débordant. C'est pourquoi la pire question que vous pouvez poser à un fan de Prince est : "comment découvrir Prince ?".

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Bien entendu, il y a ses classiques enregistrés dans les années 80 (1999, Purple Rain, Parade) dont les qualités ont poussé le très grincheux Miles Davis à reconnaître chez Prince la synthèse entre James Brown, Jimi Hendrix et Marvin Gaye… Voire à l'adouber comme le "Duke Ellington des années 80". Le kid de Minneapolis y mélange allègrement des influences traditionnelles (funk, soul, rock, jazz, psyché, gospel) pour les mettre au service d'un songwriting et d'une production révolutionnaires. Au premier abord, l'usage de certains sons synthétiques (notamment au niveau des boites à rythmes) peut paraître daté… Mais il suffit de prendre un peu de recul pour comprendre que personne n'utilisait ces outils comme lui le faisait. Là où la plupart des autres artistes maniaient ces nouvelles sonorités pour camoufler des compositions ultra-classiques et paraître modernes, Prince s'en inspirait pour concevoir de nouvelles façons d'écrire. C'est précisément grâce à cette démarche que ces albums méritent le titre de classiques des années 80, dans le sens où ils n'auraient sans doute pas pu être composés, et encore moins enregistrés, dans une autre décennie !

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En revanche, dès qu'on sort de cette petite sélection, les choses se compliquent. En 1986, Prince paie comptant la construction de Paisley Park, un complexe contenant plusieurs studios d'enregistrement où il peut travailler à son aise. Dès lors, sa production explose. Il enregistre en permanence. Chaque pièce du complexe est équipée, y compris les toilettes. Sa production musicale devient telle que Warner refuse de sortir tout ce que l'artiste leur propose. Celui-ci est ainsi obligé de ramener le triple album Crystal Ball à un double album qui sortira sous le titre Sign o' the Times. Tous les morceaux enregistrés mais jamais sortis sont alors stockés dans le Vault. Cette immense réserve de titres, de clips, de documentaires va petit à petit alimenter les fantasmes de tous les fans. Non seulement Prince commence à exploiter lui-même cette réserve, par exemple avec l'excellent coffret 3CD Crystal Ball – qui, contrairement à ce que son nom pourrait laisser penser, n'est pas l'album refusé par Warner en 1987 mais une compilation de morceaux enregistrés entre 1983 et 1996 –, mais des pistes issues du Vault se trouvent aussi sous forme de bootlegs qui circulent chez les fans. Dès lors, il n'est pas surprenant qu'un fan considère comme essentiel tel titre quasiment inconnu.


À cela, s'ajoute la refonte régulière des morceaux pendant les tournées. Si Prince est également avare à ce niveau-là – sa discographie live ne compte que l'indispensable One Nite Alone… Live! (2002), C-Note (2004), Indigo Nights (2008) – là encore, chaque fan peut compter sur des dizaines d'enregistrements non officiels, dont certains d'excellente qualité, pour choisir quel concert il considérera comme absolument indispensable ! Enfin, il y a tous les artistes "satellites" (The Time, Chaka Khan, Madhouse, ou plus récemment Bria Valente ou Judith Hill) que Prince a aidé en produisant leurs albums, et parfois en leur offrant des titres inédits.

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Difficile de dire quel sera l'héritage de Prince sur le long terme. Cela dépendra notamment de la façon dont le Vault sera exploité. Si les ayant-droit parviennent à mettre une politique éditoriale cohérente, il y a une chance que de plus en plus d'amateurs puissent découvrir les multiples facettes d'un génie aussi versatile que prolifique. En attendant, on peut ajouter à la liste des albums déjà cités quelques autres preuves du talent de ce grand monsieur : Diamond And Pearls (1991), The Gold Experience (1995), The Rainbow Children (2001), N.E.W.S. (2003), Plectrumelectrum (2014) et Art Official Age (2014). Si on compte les albums et coffrets déjà évoqués dans cet article, on dépasse facilement les seize heures de musique, sachant qu'il ne s'agit là que d'une petite partie d'une œuvre gigantesque, touchant quasiment à tous les genres qui ont constitué la musique populaire du XXe siècle.


Et c'est peut-être ce qu'il restera vraiment de Prince. Certainement pas ses films. Contrairement à Bowie, Prince n'a jamais vu le cinéma comme autre chose qu'un véhicule pour son égo et sa musique. Des trois films dans lesquels il a joué (Purple Rain en 1984, Under The Cherry Moon en 1986, Graffiti Bridge en 1990), seul Purple Rain est encore regardable. Si son réalisateur Albert Magnoli n'a jamais fait une grande carrière (ces deux autres films sont American Anthem en 1986 et Street Knight en 1993, un des derniers films produits par la Cannon), il avait au moins de véritables compétences de cinéaste. Under The Cherry Moon et Graffiti Bridge étaient au contraire produits, écrits et réalisés par Prince lui-même… Et son talent monumental pour la musique ne cachait pas un talent équivalent pour la mise en images. Si la musique des films est évidemment excellente, elle ne les sauve pas de leur statut de navet cosmique. Au final, la filmographie de Prince ne restera que comme un exemple de plus de la mégalomanie de l'artiste.

Aujourd'hui, reste sa musique et son œuvre en forme de labyrinthe musical infini où l'on aborde chaque tournant sans savoir quel genre, quel style, quelles influences se révéleront à nous… Et le plus bel hommage que nous puissions lui faire est d'accepter de nous y perdre !


Aurélien Noyer