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Clueless, le teen movie qui a marqué toute une génération

Dirty Grandpa (Zac Efron meet De Niro), Sundown et Get A Job en 2016 (avec l’excellent Miles Teller de Whiplash), les très sympathiques This is not a love story, The Diary of a Teenage Girl et Me and Earl and the Dying Girl en 2015, disons-le tout ne
Clueless, le teen movie qui a marqué toute une génération

Dirty Grandpa, Sundown et Get A Job en 2016 (avec l’excellent Miles Teller), les très sympathiques This is not a love story, The Diary of a Teenage Girl et Me and Earl and the Dying Girl en 2015... Disons-le tout net: le teen movie a encore de beaux jours devant lui. 


Raison de plus pour revenir sur un classique rockyramesque qui fut au genre ce que Scream fut aux slashers : le mésestimé Clueless. Souvenez-vous. A travers cette Condition Humaine version girly, Paul Rudd incarnait un fan de Nietzsche et Alicia Silverstone, pas encore vêtue des oripeaux de Batgirl, une groupie de Chanel. Le temps d’un shopping insouciant, laissez-vous donc guider, comme le suggère le documentaire éponyme, Beyond Clueless.

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Clueless nous conte l’histoire de Cher. Cher est une adolescente. Cher est mignonne comme tout. Cher est tendance. Cher est au premier plan. Plan qui n’est qu’une surface. Car Cher n’est rien d’autre qu’un pur produit de son époque : « Sex, Clothes, Popularity. Is there a problem here ? » scande l’affiche, putassière. Portrait pince sans rire, rose bonbon et désabusé des années quatre-vingt dix, Clueless assomme son spectateur de vignettes sucrées, façon rafale de mitraillette. Des choix musicaux, où les Cranberries traduisent en notes aériennes la mélancolie amoureuse tandis que le punchy Kids in America se fait l’hymne des insouciants gamins millionnaires, en passant par l’esthétique pop, colorée et chic, tout dans Clueless est sacrifié sur l’autel de la mode. Tout est tendance. La réalisatrice de Ridgemont High filme des richards sortis de Beverly Hills, poupées de cire au budget parental illimité, et laisse deux heures durant la parole à l’incarnation générationnelle de la religion de l’artifice. En accompagnant cette poupée Barbie grandeur nature, nous acceptons, comme face à une œuvre commerciale d’Andy Warhol, de nous attacher à un simple objet de son temps - pas étonnant d’ailleurs que la Barbie Warhol existe bel et bien. Exercice de style dissertant sur une Génération X dépourvue de modèles moraux, de sensibilité politique et d’utopie, ce teen movie est une succession d’artefacts,  nous annonçant d’avance ceux, abondants, de la franchise  Scream, imaginée par Kevin Williamson, qui rappelons-le fut le cerveau du gros hit ado de l’époque (la série Dawson). Alicia Silverstone nous annonce déjà le sacre de la tout aussi superficielle Reese Witherspoon : le genre de pépées exubérantes, par définition tout à fait exclue des laissés pour compte du Breakfast Club. Cher n’est pas à l’image d’un Bender une icône contre-culturelle, mais la déesse du mainstream le plus hégémonique.

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Réécriture judicieuse d’un classique de Jane Austen (Emma l’entremetteuse), Clueless est l’allégorie ludique d’un monde codifié par la mécanisation des rapports humains et l’ultra consommation. On y débite des références contextuelles à foison (Mel Gibson, Billy Idol, Alec Baldwin, Marvin le Martien, Ren et Stimpy), on se cale MTV en intraveineuse, on se violente les zygomatiques face au régressif spectacle d’un Beavis and Butthead. Le personnage de la vierge (par définition, pure) devient celui de la reine de beauté, transfiguration totale de son milieu, dont la perfection physique et la soif d’achats n’ont d’égale que la roublardise. Convaincue par le capitalisme, cette vierge n’est pas une Yseult, mais l’égérie des magasins portant son nom : Virgin. Son art de la manipulation et du chantage fait sens au sein d’une Amérique dirigée par un manipulateur de profession, l’acteur Ronald Reagan.


Par ses railleries postmodernes, Clueless s’assume de fond en comble comme une fresque du faux-semblant où rien n’a de consistance. Ce chick film fait partie de la « nouvelle » vague des Romeo Juliet de Baz Luhrmann et autres Sexe Intentions de Roger Kumble, transpositions de lectures étudiantes, tout en se faisant le pendant adouci du SexCrimes de John McNaughton. Les jeux du chat et de la souris entre la plantureuse Denise Richards et la ténébreuse Neve Campbell popularisent la conception d’un cinéma « teen » nihiliste, exclusivement consacré à  la duperie railleuse, à l’absence d’affects et au sexe tonitruant façon Basic Instinct. Dans Clueless, le rapport à la culture n’est pas plus sincère que la baise ne l’est dans Sex Crimes. La philosophie nietzschéenne, incarnée par Paul Rudd, est réduite au rang de lecture californienne, de simple produit de luxe pour hipsters.  Rudd nous montre son bouquin de Nietzsche comme Silverstone dévoile ses robes. Au cours des années 90, le teen movie est devenu un jeu de masques, une ode à l’artifice, dont la fausseté serait celle des Fake Plastic Trees de Radiohead, l’un des tubes de la b.o de Clueless. Avec un tel titre, le film ne cache pas sa note d’intention : « clueless » a pour définition “not having knowledge about something : unable to understand something”...c’est dire si Cher est aussi dépourvue de matière que les dulcinées de Roy Lichtenstein, ces amoureuses blondes sexy tout droit sorties de pulp mièvres que mettait en scène l’artiste pop du temps des baby boomers.


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Preuve de cette superficialité généralisée, l’œuvre multiplie les enjeux fondamentaux pour mieux les virer d’un coin de la main les cinq minutes qui suivent. Qu’il s’agisse de dilemmes amoureux, de la transformation de la candide en peste, ou encore du souci des mauvaises notes, rien n’a d’importance en ce monde irréaliste, fiction assumée comme telle, si ce n’est l’état de la carte de crédit. Et lorsque Cher admire sa perfection plastique sur son ordinateur de chambre, choisissant ses fringues d’un coup de souris, on pense immédiatement à la création informatique de Lisa, cette Créature de Rêve, fantasme pour boutonneux du film éponyme de John Hugues. Emblème d’une décennie de teen movies dont le tournant conclusif sera American Pie - descendant de Porky’s - Clueless est le pendant tout public d’un roman de Bret Easton Ellis. Celui-là même qui, à travers ses portraits d’une jeunesse sans idéaux (celle de Moins que Zéro), en arrivait dans Glamorama à cette punchline : « Plus tu es lucide, plus tu es sublime ». Un argument calqué sur les slogans publicitaires des années quatre-vingt dix, substituts de l’idiome de la fashion victim, topos qu’Alicia  Silverstone incarne à la perfection. Le mannequin, protagoniste de Glamorama, est l’extension indéniable de la hot chick qui règne sur son microcosme social, terre de la virtualité, de l’ignorance, du name dropping frénétique et du windows shopper, autant d’éléments se retrouvant à la fois dans Clueless et chez Ellis. Cher, à n’en pas douter, est une adolescente qui ferait facilement la une des glamoramesques Cosmopolitan et Vanity Fair.

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Ode au matérialisme, Clueless est le pendant gloss d’un certain cinéma critique, nous invitant à philosopher sur  les catalogues Ikea et les pubs pour parfums. Remise au goût du cher, Cher serait du genre à accumuler les followers et à faire des selfie sur Instagram. En un écho ironique à la charge punk de Pump Up The Volume, la cartographie du teen movie (le bahut est divisé en clans, entre pouffes et garçons grunge) est ponctuée d’élans satiriques épousant les déviances de l’american way of life, terre des libertés où la cocaïne est le nouveau jus d’orange (« De la cocaïne ? Bien sûr ! On est en Amérique ! »), où la pauvre stoner libertaire embrasse finalement le conformisme en devenant une bitch sans saveur, où la télécommande est aussi fascinante que le monolithe de 2001 l’odyssée de l’espace, où les « fils de » sont tous promus requins juridiques, et où le paternel brave et fier n’est autre qu’un avocat redoutable…Cher n’est alors que la victime consentante, d’un Oncle Sam désormais trader, à l’image de Patrick Bateman. Notre ado « sublime » annonce déjà la popularité planétaire de Britney Spears, avec qui elle partage la sensualité, la douceur vocale et le chromatisme capillaire. A l’instar de Britney, si ses problèmes récurrents de coeur la rendent attachante auprès du public, son obsession pour tout ce qui a trait à la plastique en fait une figure irréelle et trop lointaine pour permettre l’identification. Cher est cette pom pom girl qui danse dans le clip de Baby One More Time, figure irrésistible mais purgée de toute réelle émotion. Il n’est ainsi pas anodin de voir le vidéaste Joseph Kahn, metteur en scène du fabuleux Toxic de Britney, se référer ouvertement à Clueless dans Detention, son deuxième long-métrage.

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Parvenu au bout de la génération Clueless ou génération du grand vide, le film pour ados, lui, fera le bilan. En 2004, en écrivant le scénario de Lolita Malgré Moi, Tina Fey, l’humoriste du SNL, s’appliquera à détourner minutieusement les codes édifiés par Clueless, inversant les points de vue, la candide Lindsay Lohan prenant la place de la blonde en toc à la Silverstone. En pleine ère du Spring Break, Lindsay Lohan, pas encore défigurée, refusait de devenir Cher (sans émotions, vide et consommatrice) emblème d’une certaine décadence juvénile...qu’elle incarnât finalement sous la plume de Bret Easton Ellis (tiens donc) dans The Canyons. Alternative bienvenue aux limites d’un genre, Supergrave tentera en parallèle d’annoncer la mort définitive du film pour adolescents tel que le définit Clueless. A mort les blondasses, l’heure est plus que jamais au naturalisme potache et au comportement très « nature » d’Emma Stone, celle-là même qui dans Easy A renverse les pouffes du bahut avec jubilation.


Mais la mythique Cher ne sera pas oubliée pour autant. On retrouvera ses avatars lointains en parcourant tout un pan du cinéma d’auteur américain, celui du faste, de la thune et du toc, de Sofia Coppola (The Bling Ring) à Harmony Korine (Spring Breakers). Autant de films dont les potentielles reines de promo et autres « hot chicks » mériteraient, diraient les plus véhéments, de terminer comme dans un film de De Palma.   


Clément Arbrun