Shocker : retour sur le film culte de Wes Craven
En 1994, Oliver Stone revient en force par le biais d’une œuvre qui aujourd’hui encore demeure l’une de ses plus controversées : Tueurs Nés. Pour un cinéaste à ce point obsédé par l’image et l’impact (de balle) de cette image sur l’inconscient collecEn 1994, Oliver Stone revient en force par le biais d’une œuvre qui aujourd’hui encore demeure l’une de ses plus controversées : Tueurs Nés. Pour un cinéaste à ce point obsédé par l’image et l’impact (de balle) de cette image sur l’inconscient collectif, il était cohérent de prendre à bras le corps une culture de l’obscène (celle des serial killers) pour mieux fustiger ce qui, au sein de la société américaine, représentait alors la véritable dangerosité : la télévision.
La moralité de ce film très expérimental, argumentant ses effets de style putassiers comme échos à la vulgarité cathodique, c’est que la caméra d’un journaliste de CNN provoque bien plus de ravages que la lame d’un tueur en série. En son ultraviolence critique, le film de Stone tend vers le Sacré, des sacrifices et symboles christiques en passant par les dérives mystiques, pour mieux dévoiler par le biais de ces détournements la véritable nature du culte moderne, celui, ritualisé, du « natural born killer », alimenté par les nouveaux prêcheurs (les journalistes). En cette décennie que l’on croirait prise d’un sursaut généralisé de Networkmania, nombreux sont les cinéastes à remettre en question la nature de cette démultiplication de l’image par les écrans. Stone donc, mais également Peter Weir et son scénariste Andrew Niccol (The Truman Show) ou encore Ben Stiller (Disjoncté) nous dépeignent une nation virtuelle au sein de laquelle les citoyens ne seraient rien d’autre que des TV addicts, des spectateurs, voire les acteurs inconscients d’un reality show. Cette réalité dépeinte par le cinéma avoue sa condition fictive, son statut de show minutieusement scénarisé, très référentiel et pourvu d’effets superficiels mettant à nu non pas la nature psychologiques des personnages mais les mécanismes du script. A travers ce cinéma postmoderne, la « caméra cachée », très populaire aux States depuis la fin des années quarante, fait office de postulat dickien, et la multiplication des channels devient le pendant technologique des fusillades quotidiennes. Ce constat quelque peu cynique, un film à grand spectacle l’envisageait déjà en 1989: Shocker.
« Selon les scientifiques, regarder la télévision revient à rêver. C'est pour cela que c'est un medium si puissant ». Ces mots du regretté Wes Craven feraient presque de Shocker le film-jumeau des Griffes de la nuit. A raison, car le cinéaste souhaitait de son aveu en créant le tueur surnaturel Horace Pinker reproduire le succès obtenu cinq ans plus tôt par le croquemitaine de la New Line.
Réécriture d’un postulat nous renvoyant aux origines-mêmes de la littérature gothique (la ghost story), Shocker nous conte la confrontation entre un teenager traquant les meurtriers à travers ses cauchemars et sa Némésis, capable de prendre possession de n’importe quel corps. Imaginé avant le tournage de L’emprise des ténèbres, ce projet devait s’intituler Dream Stalker et être diffusé sur la Fox. Ironie superbe puisque le boogeyman du film n’est autre que la télévision, cette mère nourricière qui donnera par ailleurs lieu aux excroissances les plus exubérantes de l’univers du cinéaste (Les cauchemars de Freddy). Détournant un stéréotype de teen movies (le beau gosse sportif) jusqu’à en faire un personnage tragique, pour finalement le plonger dans un monde de cartoon, écho aux poursuites entre Bip Bip et Coyote, Craven multiplie les effets de décalage, du grotesque à la dramaturgie, car c’est ainsi que sont considérés les meurtres au sein des journaux télévisés : du « pure entertainement » et rien de plus. Le petit écran pour Craven est une incarnation contemporaine des rouages de l’inconscient, de la pulsion de mort au refoulé de l’individu, ce que suggérait déjà Cronenberg en écrivant Vidéodrome. Un prisme si psychanalytique en vérité qu’il incite à l’introspection...
A la fin des années 80, les « kids in America » considèrent le carnassier Freddy comme une icône à qui vouer un culte, une alternative rigolarde à la violence, bien réelle celle-ci, des chaines d’information. Situation étrange pour un personnage aussi agressif à l’égard des têtes blondes. Or, Freddy, pour l’adolescent, représente avant tout une forme de catharsis, un parangon du politiquement incorrect, car ses actes, violents comme a pu l’être en son temps la littérature des frères Grimm, ne dévoilent pas tant leur vulnérabilité d’ado que l’inutilité de l’autorité parentale. La société dépeinte par Craven est une société sans parents, versant cauchemardesque du Pays Imaginaire, une contrée de jeunes américains, unis contre le mal, persécutée par leurs cauchemars, n’ayant pour seuls appuis que leurs semblables au sein d’une nation où la justice et les forces de l’ordre se révèlent incompétentes. La violence esthétique du film sera évidemment critiquée par les grandes instances, qui, à l’instar des DC Comics d’antan et bientôt de la culture rap, y voient une forme de perversion de la jeunesse.
En réponse à ce phénomène culturel qui a bouleversé sa vie, Craven va questionner la nature même de son art. Pour son « après-Freddy », il en revient alors au sens du mot « shocker », ou « film à sensations », sous-genre horrifique dont il est l’un des précurseurs via La dernière maison sur la gauche et La Colline a des yeux.
Devenu à son grand étonnement l’un des maitres de l’horreur, Craven prend en compte la diabolisation du cinéma horrifique par les médias et souhaite railler l’hypocrisie de ces Pères la Morale. Avec Shocker, le « film à sensations » fusionne alors avec le journalisme sensationnaliste. Les sonorités du mot slasher n’évoquent-elles pas d’ailleurs celles du flash d’information ? Dans Shocker, la perversion est celle que l’on éprouve face à une arène de gladiateurs, c’est à dire face à une émission de Jerry Springer. Craven gave son oeuvre d’analogies percutantes, métaphores pas plus fines finalement que les « penny dreadfuls » d’antan ou que la pornographie, genre cinématographique ayant permis au réalisateur de faire ses premières armes.
En cette vaste farce, une scène de crime est parcourue d’écrans de télévision, les images de bombe nucléaire du générique d’ouverture sont « rediffusées » au milieu de métrage sur des postes observés par les personnages, et l’ignoble Pinker se fait tabasser avec sa propre arme : une antenne parabolique ! Si la mort de la mère nous est dévoilée par Craven (sa mise en scène), cette introduction organique est aussitôt suivie de sa déformation virtuelle, à savoir la présentation du meurtre à travers un reportage télévisé. Le cinéaste par le biais d’un personnage inspirant l’empathie nous démontre alors la nuance émotionnelle entre le fait réel et l’effet de recul, cynique, opéré par le flash d’infos. Allégorie de ce trouble de la perception, Pinker passera suite à son passage sur la chaise de sanguinaire enfoiré à création impalpable, aberration fantasque évoquant en son corps altéré le brouillard qui recouvre nos petits écrans. Poussant l’exercice satirique jusqu’au zapping morbide faisant office de climax, Craven verse volontiers dans l’excès propre au cinéma d’exploitation qui l’a vu naître, allant jusqu’à littéralement illustrer la métaphore du « bain de sang », instant bouleversant rompu par l’intrusion des journalistes. Conclusion : l’Ere de l’Information n’a rien à envier au système moyenâgeux, surtout quand il s’agit de faire cramer en public un serial killer à force d’énergie électrique...celle-là même qui permet d’alimenter les postes de télévision inondant les banlieues pavillonnaires. Ces salons au sein desquels se déroulent par ailleurs la majorité des fulgurances FX pourtant disproportionnées du film. Craven se joue ainsi de l’obscénité cathodique tout en en faisant l’objet direct de notre jubilation. Peut être parce que le cinéma d’horreur est avant tout l’expression de notre sadomasochisme. Ce que le cinéaste démontrera avec son Sous Sol de la Peur (l’après-Shocker), en dépeignant au centre d’un univers de conte pavillonnaire (encore !)... Les déviances d’un couple SM.
Pour Wes Craven, ex-teenager des années Flower Power, les médias représentent l’ « american nightmare », puisque s’y confondent dessins animés matinaux pour enfants (d’où le virage du métrage vers le Chuck Jones live) et alimentation masochiste de l’horreur. Sans médias, pas d’affaire Charles Manson ou de Zodiac. Génération d’après-guerre, les baby boomers font face au traumatisme de l’arme nucléaire, dont rend compte ici Craven, et à la hantise d’une simple séquence télévisuelle (l’assassinat de Kennedy), depuis multi diffusée comme s’il s’agissait d’un spot de pub. De fait, sans médias, Harold Pincker n’existerait pas. Il est le mal du siècle. S’il peut s’emparer de n’importe quelle apparence, c’est parce que la télévision en son flux continu nous incite à la paranoïa. Cette série d’échanges sarcastiques entre objet de la critique et choix de mise en scène nous renvoie aux années de plomb.
En ce temps-là, Ruggero Deodato concevait le néoréalisme gore de son sulfureux Cannibal Holocaust comme une réponse cinglante à la réappropriation médiatique de l’actualité. Au gré des attentats terroristes, séquestrations et massacres opérés par les Brigades Rouges, les cadavres filmés en gros plan par les journalistes submergeaient au quotidien les écrans, et par là même pervertissaient les consciences les plus naïves. En réponse à cette perversité non-avouée, le cinéma de genre en ses extrêmes de « shocker » pur faisait alors office de miroir tendu aux rapaces de l’audiovisuel. Craven actualise le propos et offre à la génération VHS, celle des télécommandes et des magnétoscopes, la farce noire dont elle avait besoin.
En ce sens, Shocker est à la fois un pur produit de son époque et une satire de celle-ci. Ses exubérances graphiques très Grand-Guignol prennent pour modèle l’esthétique hard rock décomplexée d’Alice Cooper. Plus encore, par cette violence exacerbée proche du comic book, où tout n’est que jeux de masques, bidouillages de mise en scène, images manipulatrice, reflets trompeurs et artifices, Craven dévoile la nature du slasher movie, au sein duquel le maquilleur est finalement plus important que le metteur en scène lui-même.
Film d’autant plus méta, Freddy sort de la nuit questionnera par le biais de ses propres codes le système hollywoodien en son ensemble, cet « american nightmare » que n’a cessé tout au long de sa carrière d’imager le metteur en scène. Plus encore, lorsque Pinker déclare au teenager "You like killing too, huh? There's nothing about it. We're killers", nous envisageons déjà le cinéma d’horreur des années 90, à savoir Scream et le changement de paradigme qu’il suggère : consommateur d’images, le fan de Shocker est maintenant fin prêt à devenir Harold Pinker. L’amateur de VHS, qui a trop appuyé sur la touche Replay, est désormais le psychokiller, en une nuit des masques qui n’en finit pas.
Clément Arbrun