Bill & Wes Excellent Adventure
Et si le tout jeune Wes Anderson n’avait jamais pris son courage à deux mains et envoyé le scénario de son deuxième long métrage, Rushmore, au vétéran de la comédie Bill Murray ?Et si le tout jeune Wes Anderson n’avait jamais pris son courage à deux mains et envoyé le scénario de son deuxième long métrage, Rushmore, au vétéran de la comédie Bill Murray ? La face de son cinéma en eût été changée, la carrière du héros solitaire également, et nous ne serions pas là, à nous interroger sur l’une des plus belles et passionnantes collaborations du septième art. Et ça fait vingt ans que ça dure.
L’histoire est connue, mais nécessaire en préambule : Bill Murray se cache. Loin d’Hollywood, de ses codes, de ses acquis et de ses convenances, l’acteur n’est jamais là où on l’attend, et la plupart du temps, justement, il n’est jamais là. Lui faire parvenir un scénario s’apparente à un parcours du combattant : pas de bureau identifié à Los Angeles, pas d’agent, pas d’attaché de presse, rien. Son numéro de téléphone est une légende urbaine. Wes Anderson en rigolait lui-même dans une interview accordée au magazine Rolling Stone. C’était en 2014, au moment de la sortie de The Grand Budapest Hotel : « Je ne peux pas vous révéler la nature de nos communications. C’est une information de valeur. Je peux juste vous dire que j’écris toujours avec Bill Murray en tête. Mais pour cela, je dois d’abord savoir ce que je veux faire comme film ». En 1997, ce que souhaite faire Wes Anderson c’est donc Rushmore. Avant cela, il y eut Bottle Rocket, court métrage tourné en noir et blanc en 1994, puis long, reprenant l’essentiel des scènes du court métrage, ainsi que ses personnages (incarnés par les mêmes acteurs, les frères Luke et Owen Wilson, eux aussi de futurs habitués des films de Wes). L’histoire est celle de trois amis qui veulent devenir voleurs, mais qui sont trop maladroits pour réussir. Ils se tournent donc vers M. Henry, un criminel plus expérimenté, interprété par James Caan. Le rôle aurait pu être pour Bill Murray, mais non. Pas encore. Trop tôt.
« J’ai envoyé le scénario à Bill et je n’avais aucune idée de ce qui se passerait après ça... Un jour, j’étais dans un bureau chez Disney et on m’a dit que Bill Murray était en ligne, je ne sais même pas comment il savait que j’étais là. L’un des pontes de Disney a ensuite dû quitter son propre bureau pour que je puisse avoir une longue conversation avec Bill sur le rôle. Je me souviens qu’il voulait parler de la façon dont il pensait lier son personnage à Kurosawa ». Toute la démesure et la grandiloquence du personnage sont là, contenues dans ce court récit de leur premier contact. Comment a-t-il réussi à lui faire parvenir son scénario ? Allez savoir. Mais le garçon, même pas trente ans, est séduit par l’acteur de Meatballs, et surtout de Ghostbusters, film dont il est un fan avoué. Le crush est réciproque. Bill Murray : « On me poussait à rencontrer ce type, on n’arrêtait pas de m’envoyer des copies de Bottle Rocket. J’ai beaucoup, beaucoup de copies du film chez moi. Ensuite, ils m’ont envoyé le script et ils ont dit : “voulez-vous rencontrer ce type ?” J’ai répondu non. Ils étaient très étonnés : “pourquoi pas ?” J’ai dit : “eh bien, je n’ai pas besoin de rencontrer ce gars parce que celui qui a écrit ce script sait exactement ce qu’il veut faire, donc il n’y a rien à dire. Tout est bien là.” C’était si précis que je savais qu’il savait exactement ce qu’il voulait faire et je n’avais aucun doute qu’il allait être capable de le faire ». Bill Murray est donc convaincu, et accepte d’ailleurs de tourner dans Rushmore pour une bouchée de pain, 9000 dollars seulement, soit le minimum syndical autorisé par la Screen Actors Guild. Même si l’acteur bénéficie d’un pourcentage sur les recettes, la somme est symbolique. Symbole aussi de cette confiance précoce : le chèque de 25 000 dollars signé par Murray à l’attention d’Anderson, au moment où celui-ci apprend que le studio lui refuse une rallonge budgétaire. Le réalisateur a en effet, depuis le début, une scène, un plan en tête. Problème : il faut pour la tourner louer un hélicoptère, pas vraiment à un coût dérisoire. Murray signe, Anderson tourne… Et laisse le plan sur le banc de montage. Mais garde, encore aujourd’hui, le chèque en souvenir de cette amitié naissante.
Cannes. Mai 2012. Conférence de presse de Moonrise Kingdom. « Parfois, quand vous travaillez avec un réalisateur, vous savez que non seulement vous ne le reverrez jamais, mais parfois vous espérez ne plus jamais le revoir. Et cela vaut aussi pour le réalisateur. Parfois, il vous accompagne lui-même à l’aéroport pour être bien certain que vous partez. Mais avec Wes, je ne suis jamais allé à l’aéroport ». Jason Schwartzman, autre habitué du cinéma de Wes Anderson (Rushmore, Darjeeling Limited, Grand Budapest Hotel…), tient plus ou moins le même discours d’amitié à son sujet : « Je l’ai rencontré pour l’audition de Rushmore. Et j’avais 17 ans, il avait 27 ans. Je pense que nous partageons les mêmes goûts et le même sens de l’humour. Quand vous apprenez à connaître quelqu’un au fil des ans, cela vous aide dans le travail, dans la façon dont le réalisateur peut communiquer ce qu’il veut. Mais surtout, le fait que vous puissiez rencontrer quelqu’un avec qui vous voulez passer du temps ET travailler, je pense que c’est super rare. Je pense qu’il est difficile de trouver des gens dans la vie avec qui vous voulez passer autant de temps, honnêtement ! »
Wes Anderson est né le 1er mai 1969 à Houston, Texas. Il est le fils de Texas Ann, qui est archéologue, et de Melver, qui travaille dans les relations publiques. Il a un grand et un petit frère. Ses parents divorcent quand il n’a que huit ans. Un âge auquel il commence à tourner de petits films en subtilisant la caméra Super 8 de son père. Nul besoin ici de sombrer dans une psychanalyse de comptoir pour repérer le schéma d’un garçon frêle, aux velléités artistiques, entouré de deux frères, marqué par la séparation parentale et désireux de s’échapper à travers ses histoires et ses personnages, de trouver sa place dans ce monde et de se créer, si possible une famille, en tout cas un gang. Wes Anderson a réalisé neuf films. Bill Murray apparaît dans neuf d’entre eux. Edward Norton trois, Jason Schwartzman cinq, Owen Wilson sept, Jeff Goldblum trois également, comme Harvey Keitel et Angelica Huston. Il en va de même pour les scénarios : s’il signe chacun de ses films, il collabore souvent avec un autre scénariste pendant une même période, comme Owen Wilson (Bottle Rocket, Rushmore, La Famille Tenenbaum), Noah Baumbach (La Vie aquatique, Fantastic Mr. Fox) ou Roman Coppola (À bord du Darjeeling Limited, Moonrise Kingdom). Wes Anderson, comme Quentin Tarantino, David Lynch, Steven Soderbergh ou encore David O. Russell, s’entoure de proches. Mais le plus proche est Bill Murray. Parce qu’ils travaillent ensemble depuis trop longtemps pour se quitter. Bill Murray déclare, dans une interview à Esquire : « Il a réussi à faire de la réalisation de films une véritable expérience de vie. Pour Moonrise Kingdom, il a loué un manoir à Newport, Rhode Island, et nous y avons vécu. Les salles de montage étaient dans le manoir. On pouvait se détendre ou travailler jusqu’à pas d’heure. Wes est aujourd’hui un jeune homme, mais il était juste un gamin quand je l’ai rencontré sur Rushmore. Et il a grandi en tant que personne, en tant qu’homme, en tant que réalisateur de cinéma ».
Wes Anderson le dit et le répète à longueur d’entretiens, la présence de Bill Murray l’apaise. Il insiste : l’aura de l’homme et de l’acteur est telle qu’il est capable, en quelques mots, d’apaiser une équipe tendue, fatiguée. Mais plus encore, la présence de Bill Murray sur grand écran, qu’il s’agisse d’une simple apparition, comme au début de Darjeeling Limited, ou d’un rôle pilier (La Vie aquatique), est le repère, le lien entre l’auteur et le public, au sein d’une filmographie qui, si l’on peut considérer qu’elle tend de plus en plus à devenir une caricature visuelle, ose l’animation, la comédie loufoque, le coming of age, le drame d’époque… Un film de Wes Anderson est un film de Wes Anderson si, et seulement si, résonnent quelques notes de clavecin, un tracking shot, une symétrie parfaite, un peu de nostalgie, une famille en vrac. Et au milieu de tout cela : Bill Murray. Rassurant donc. Pour le réalisateur comme pour le spectateur. Rassurant, et précieux.
Nico PRAT