Ethan Coen, le pays d'où il vient
Quiconque a lu au moins une fois un scénario écrit par les frères Coen le sait, les deux frangins appartiennent à la catégorie des cinéastes-littérateurs.Quiconque a lu au moins une fois un scénario écrit par les frères Coen le sait, les deux frangins appartiennent à la catégorie des cinéastes-littérateurs. Avec ses dialogues ciselés, une précision pathologique dans l'usage des mots et ses descriptions fort cocasses de situations ubuesques, un scénario des Coen peut se lire comme un bon roman (souvent noir), ce qui est assez rare pour être souligné. De là à imaginer les cinéastes en écrivains frustrés, il n'y a qu'un pas que nous nous garderons bien de franchir, quand bien même à la fin des années 90 parut un livre de littérature, si j'ose dire, que l'on peut encore dénicher au hasard des bouquineries et sur la couverture duquel est inscrit le nom d'Ethan Coen, le plus jeune des deux frères.
Ce livre a pour titre Gates of Eden (J'ai tué Phil Shapiro en vf), comme la chanson de Bob Dylan, lequel n'est pas tout à fait étranger à l'oeuvre des deux frères si l'on se souvient que le Dude volait sereinement dans le ciel de Los Angeles au son de The Man in Me (soit l'antépénultième piste de l'excellent album New Morning que Dylan sortit en 1970) ou que la destinée de ce triste sire de Llewyn Davis le faisait croiser un jeune folk singer à la voix nasillarde promis à un avenir des plus célestes. Dylan, comme les Coen, s'est extirpé de la froideur du Minnesota, État reclus au coeur du Midwest, pour fuir sa condition de gamin juif bizarre et tracer sa route jusqu'à New York. Avant cela, il posera quelque temps ses valises à Fargo, ville située sur la drôle de frontière à pic avec l'État voisin du Dakota du Nord que les frangins immortaliseront près de quarante ans plus tard dans l'une de leurs pièces maîtresses.
Hormis pour ce qui est de son titre original, il n'est pas vraiment question de Bob Dylan dans le recueil de nouvelles que constitue J'ai tué Phil Shapiro. Il est par contre fortement question du Minnesota et de gamins juifs bizarres. Sur le premier point, Ethan Coen déclarait à The Onion à la publication du livre : “C'est là que j'ai grandi, et en vertu de cela, c'est là où se déroulent quelques-unes des histoires. Toute votre enfance, votre environnement, ça vous travaille de l'intérieur. Que puis-je vous dire ? C'est quelque chose de naturel d'écrire sur l'endroit où vous avez grandi. Comme je disais, c'est un endroit qui vous travaille de l'intérieur, bien plus qu'un endroit où vous pourriez habiter plus tard. C'est facile d'écrire là-dessus.” Sur le second point, il poursuivait lors de la même interview : “Certaines personnes, quand vous parlez de leur origine ethnique, quand bien même c'est la vôtre également, cela leur est insupportable sauf si vous dites des choses sympathiques... Ce que je veux dire, c'est que si un personnage est de telle ou telle origine mais n'est pas vraiment sympathique ni attrayant, ces personnes se sentent offensées. Mais ça, vous savez, c'est leur problème. Je n'y peux rien. Je comprends la sensibilité des gens, mais ça ne veut pas dire que je doive la partager. Donc je ne le fais pas.”
Bien que plus loin dans l'interview, Ethan Coen se défend d'être “celui qui écrit”, Joel serait alors “celui qui réalise” – surtout que seul l'ané de la fratrie était effectivement crédité comme tel au générique de leurs films, et ce jusqu'à Intolérable Cruauté compris –, il convient de remarquer les similitudes de ces histoires de “Juifs venus du Minnesota” avec ce qui nous apparaît aujourd'hui comme le film le plus résolument autobiographique des frangins, à savoir A Serious Man. Dans la traduction française, la nouvelle qui clôt l'ouvrage a pour titre Le pays d'où je viens. Outre le fait que cela aurait pu faire un excellent titre alternatif au livre, il faut y voir un programme qui renvoie au propos sus-cités de l'auteur. Le pays d'où je viens offre la meilleure idée possible de la source secrète de laquelle découle l'oeuvre tout à fait iconoclaste des frères Coen. Elle est en quelque sorte le pendant adolescent des mésaventures des frères Gopnik dans le film de 2009. Comme si tout d'un coup, le jeune garçon sur le point de célébrer sa Bar Mitzvah mais préférant écouter à plein tube le Jefferson Airplane en fumant de l'herbe devenait le véritable héros du film.
Dans la nouvelle, le jeune garçon se retrouvait chaque soir dans son lit, et affrontait la terreur de n'être rien ou seulement un enfant dans un monde trop grand pour lui tournant cahin-caha sous le regard d'un Dieu sans pitié dont il est interdit de prononcer le nom. Dans le film, cette peur primale, cette menace sourde, prend la forme de cette tempête grondant au loin sur laquelle A Serious Man se clôt subitement. Nous revient soudainement en tête le bon mot d'Hemingway selon lequel la meilleure formation pour devenir écrivain réside dans une enfance malheureuse. A la lecture du Pays d'où je viens, difficile à dire si l'enfance des Coen fut plus malheureuse qu'une autre, peut-être pas assez pour devenir de grands écrivains américains – surtout que les grands romans s'écrivent rarement à quatre mains. Toutefois, en unissant leurs forces, leurs regards et leurs cerveaux, ils sont devenus de grands cinéastes, et ça Hemingway, tout prix Nobel fut-il, n'a rien dit là-dessus !
En plus d'histoires passablement autobiographiques renvoyant à l'enfance de leur auteur, J'ai tué Phil Shapiro contient un nombre non négligeable de courts récits s'inscrivant dans le genre du roman et du film noir. On y côtoie pas mal de détectives crasseux se disputant la vedette avec des femmes possiblement fatales et des mafieux d'opérette qui raviront à n'en pas douter les amateurs des films signés par les deux frères.
Aubry SALMON