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Black Rain, 6e merveille du monde

Lorsqu’un réalisateur enchaîne deux classiques de la trempe d’Alien, le Huitième Passager (1979) et Blade Runner (1982) en trois petites années, et ce en début de carrière, le poids de l’attente ne devient pas seulement énorme, il est tout simplement
Black Rain, 6e merveille du monde

Le début de carrière tonitruant mais tardif (il réalise son premier long métrage à 40 ans) de Ridley Scott a longtemps ressemblé à une malédiction. Lorsqu’un réalisateur enchaîne deux classiques de la trempe d’Alien, le Huitième Passager (1979) et Blade Runner (1982) en trois petites années, et ce en début de carrière, le poids de l’attente ne devient pas seulement énorme, il est tout simplement intenable.


Du Ridley Scott des débuts, il reste aujourd’hui, à la veille de la sortie de All The Money In The World (Tout l'argent du monde), une filmographie en forme d’expérimentation perpétuelle, la voie d’un artiste qui n’est pas nécessairement perçu par une partie de la critique comme un auteur à chacune de ses nouvelles sorties. Mais Scott est un créateur de monde, un visiteur d’univers curieux, qui, à 80 ans, ne semble pas prêt de stopper ce voyage commencé à la télévision et dans la publicité au début des années soixante. Ridley Scott est resté toute sa carrière un metteur en scène de forme plus que de fond, mais c’est au cœur de ces formes qu’il excelle à créer, que l’on découvre l’âme et le fond de ce monument incontournable du cinéma contemporain. Plus ou moins inspiré par les scénarios qu’il adapte (comme tous les grands metteurs en scène, il met toujours les mains dans le cambouis scénaristique sans être crédité, n’étant pas titulaire d’une adhésion à la guilde des scénaristes), sa filmographie comporte son lot de films sinon ratés, au moins sans grand intérêt. Ridley Scott est anglais, et son triomphe et sa carrière se déroulent à Hollywood, comme son frère Tony. Ces deux poids lourds incontournables du divertissement du XXe siècle, partage ce goût pour les projets risqués et la remise en question technique. L’évolution, ou la stagnation. Donc la régression. 


Après son départ canon, Ridley Scott poursuit dans sa volonté d’exploser les rétines des spectateurs et propose son conte d’heroic fantasy pour kids, genre plutôt en vogue au début des années quatre-vingt. Legend (1985) intéresse par ses partis pris esthétiques baroques et le costume incroyable endossé par Tim Curry dans le rôle de Darkness, le mal absolu. Le film échoue néanmoins à trouver son rythme et n’offre pas le résultat attendu. Ce n’est pas Traquée (1987), polar mollasson avec Tom Berenfer et Mimi Rogers, qui parviendra à nous réconcilier avec le néo prodige. Mais ce ratage propose une esthétique qu’on imagine sans peine sortie d’une discussion prolongée avec son frère Tony. Comme si Ridley avait tout compris des aspirations artistiques de son frère, il réalise en 1989 un film tout droit venu des univers cumulés de son frangin et du sien, sur un rythme de balade triste. Son sixième long métrage incarne à merveille le style Ridley Scott : une histoire et des personnages bétons, pour un traitement visuel renversant. Du jamais vu pour un polar estampillé 80’s depuis Police Fédérale Los Angeles (To Live And Die In L.A., 1985)

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Black Rain (1989) est un polar dépressif et urbain taillé sur mesure pour un Michael Douglas post Oscar au top de sa fame et de sa forme. Douglas garde dans un coin son cher Gordon Gekko et ce sourire de diable, et préfigure déjà ses personnages sulfureux de Basic Instinct (1992), Chute Libre (1993) et Harcèlement (1994), le tout sur les cendres du tendu Liaisons Fatales (1987). Un flic coriace de New York, traqué par la police des polices pour des suspicions de vol, neutralise un chef de gang yakuza et se voit confier la tâche de l’escorter à Ozaka pour le remettre à la flicaille locale. Accompagné de son side-kick fidèle mais tout aussi caractériel, la situation lui échappera. Son co-équipier sera décapité par la mafia locale, et le flic taciturne et borderline traversera de nombreuses épreuves pour étancher sa soif de vengeance. 


Michael Douglas, producteur génial et acteur intuitif (marche dans les deux sens), choisit Scott pour donner corps à cette histoire de rédemption en milieu exotique. Black Rain embarque une grosse production hollywoodienne en plein Japon, et précisément à Osaka, la ville industrielle du futur par excellence. Ridley Scott se voit signer un chèque en blanc pour poursuivre, sans aucune pression, ses expérimentations visuelles entamées sur Blade Runner. D’un polar balisé, il tire une balade mélancolique sur la fraternité et la rédemption. Le personnage de Douglas nous est présenté comme un homme sur le fil, dont les aspirations morales et l’implication dans des actes immoraux n’est jamais claire. Vrai salaud ou héros dépassé, la réponse n’est jamais nette. Nick Conklin (Douglas) a peut-être tapé dans la poche des dealers qu’il a coffré, nous ne le saurons jamais. Mais ses méthodes de dur à cuir lui permettront de venir à bout du caïd moderne qui emmerde les institutions locales, qui ne voient pas le changement d’un bon œil. Jusqu’au-boutiste, ce personnage inconfortable, coincé entre Martin Riggs et Richard Chance n’attire la sympathie que dans sa déchéance. Tel Rick Deckard, il déambule dans une Osaka nébuleuse et humide, à la poursuite de sa némésis. Black Rain peut se lire comme une version digeste de Blade Runner, un film dépouillé d’une quelconque réflexion métaphysique, tourné vers l’efficacité brute du polar noir. Mais un film d’émotion, qui croit dur comme fer en ses personnages et leur univers.

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Ridley Scott embrasse le projet et livre un film sur la fraternité, qui n’est que la version masculine de son premier come-back commercial, Thelma et Louise (1991). Black Rain est clairement un sas de décompression pour un réalisateur parti trop vite, trop fort et trop haut. Mais Black Rain est également la démonstration d’un esthète hors du commun, un artiste capable de sublimer un environnement urbain, évocateur du futur et de la solitude. Dans son Ozaka, Michael Douglas, Ken Takakura, Yusaku Matsuda et Andy Garcia ne sont jamais loin de respirer les états d’âme de Deckard et des Réplicants. 


Au terme de ces années quatre-vingt grandiloquentes et conquérantes, Black Rain propose un récit mélancolique, centré sur l’obsession et la fraternité. L’intrigue, nappé d’une semi-happy end, n’offre jamais la vision héroïque et simpliste de rigueur à l’époque, ce qui constitue une constante dans l’œuvre de Ridley Scott. Son film le plus connu de la nouvelle génération, Gladiator (2000), renforce l’idée que l’homme ne voit pas le verre à moitié plein. Black Rain suinte la loose et la dépression. De cette scène d’intro improbable, au cours de laquelle un flic parie sur sa victoire dans une course de moto clandestine en plein New York, à cet épilogue qui ravive les doutes quant à la morale du héros, ce néo-noir ne dépareille pas dans la filmographie étrange mais cohérente d’un artiste plus sombre que la moyenne. 


Ridley Scott n’est jamais revenu à cette forme de polar, préférant se frotter à des histoires sans aucune relations avec ses travaux passés. C’est également l’une des raisons qui nous permet de regarder encore aujourd’hui Black Rain pour ce qu’il est : une exception, un cas d’école, une récréation, une expérimentation, un exercice de style formel et créatif total, radical et courageux. À l’image de ses héros. Et peu importe que la séquence des vignes soit tournée en Californie, faute d’un permis de travail périmé au Japon, Scott parvient par la force de son talent de réalisateur, à nous balader dans un pays inconnu jusqu’à nous le faire respirer. Définitivement 80’s et déjà tourné vers le futur, Black Rain est le sixième film et troisième chef-d’œuvre formel et théorique d’un artiste dont on ne mesurera jamais assez les qualités formelles et créatrices, du moins jusqu’à ce qu’il se retire. Ce que personne ici ne souhaite. 


Guillaume BARON

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