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Blade Runner 2049 : les raisons de la colère

On peut toujours compter sur Hollywood pour délivrer des films qui nous passionnent assez pour déchaîner des controverses sur leur simple existence. C'est le cas avec Blade Runner 2049 qui nous divise tant depuis sa sortie [...] 
Blade Runner 2049 : les raisons de la colère

On peut toujours compter sur Hollywood pour délivrer des films qui nous passionnent assez pour déchaîner des controverses sur leur simple existence.


C'est le cas avec Blade Runner 2049 qui nous divise tant depuis sa sortie et dont il faut comprendre la note d'intention de son réalisateur pour apprécier la palette d'avis le concernant allant du sur-chef-d'oeuvre enterrant son aîné jusqu'aux tréfonds des abysses des bouses intergalactiques sur-friquées. N'en déplaise aux extrêmes, nous ne nous plierons pas à l'absolutisme ici mais tenterons plutôt de comprendre comment un seul film peut être aussi polarisant et si l'oeuvre fait sens.


(Attention, l'article qui suit contient des spoilers)

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Comment donner une suite à Blade Runner ? Dès la conception du projet, il y a un malentendu. De quel Blade Runner parle-t-on ? De celui de 1982 ? D'un de ses remontages, américain ou européen ? De son director's cut (qui n'en est pas un) de 1992 ? Ou du fameux final cut de 2007 ? Parce que ce n'est jamais tout à fait le même film. Les fins sont différentes. Les personnages sont différents. Certains ont une voix-off, d'autres pas. Le rythme change dramatiquement de l'un à l'autre. Alors Blade Runner 2049 est une suite, mais une suite à quoi ? L'un des points essentiels de la façon de faire de Villeneuve est de ne pas choisir. C'est un centriste qui se plie au consensus. Cela se démontre dans la simple question de traiter Deckard comme un humain ou un replicant. Dans le film d'origine, et selon Harrison Ford, Deckard est un être humain, point. Dans le final cut de 2007, de lourds indices indiquent clairement, et selon Ridley Scott, que Deckard est un replicant. Cela change la nature entière du film. Si le Blade Runner est un humain, alors il prend une leçon d'humanité du replicant qui le sauve à la fin du film. Il prend conscience de la mortalité de Rachel et s'enfuit avec elle dans un voyage qui sera court et sans retour. Mais si Deckard est un replicant, et qu'il en prend conscience avec l'origami posé par Edward James Olmos à la fin du film dans son appart… Alors le film prend une dimension vertigineuse. Il est littéralement la chose qu'il pourchasse. Sa quête démontre l'absurdité de la mort, la beauté de la vie, et que l'adjectif humain se plie selon des critères malléables, fluides, et non pas cartésiens comme le voudraient les figures d'autorité du Los Angeles de 2019. C'est la preuve finale que les replicants sont des êtres illuminés, capables d'aimer, conscients d'eux-mêmes et prêts à tout pour assurer leur survie.


Faire une suite à Blade Runner en y intégrant Deckard oblige à répondre à cette question une fois pour toutes et enlever du mystère et de l’ambiguïté au film d'origine : Deckard est-il humain ou replicant ? Villeneuve choisit de ne pas y répondre. On peut voir le film 2049 en se donnant les deux options comme viable, si on ne s'y attarde pas. Mais n'apporter aucune réponse en est une en soi. Car les replicants de 2019 sont condamnés à 4 ans de vie, quel que soit le modèle Nexus. Ce qui veut dire que Deckard, dans la vision de Scott, ne vivra pas après 2023 au mieux, et encore moins en 2049. Villeneuve croit préserver le mystère mais il répond sans le vouloir. Un Deckard vivant en 2049 est un humain. Il peut contourner la question de biais en s'adressant au spectateur avec la question de savoir si le chien qui le suit partout est authentique ou non (en répondant « what do you think ? »), mais il est beaucoup moins malin qu'il n'y paraît dès qu'il faut entretenir une cohérence avec le film d'origine. 


Cette question peut sembler un détail pour les fans de 2049, mais c'était pourtant une question centrale du Blade Runner d'origine, et c'est le moteur principal de 2049 pour le personnage de K joué par Gosling : est-il oui ou non un replicant basique ou une espèce d'anomalie messianique née d'une femme réplicant (qui sont infécondes, à l'image d'une vierge qui serait enceinte, et cela répété 10 fois dans le film, pour bien souligner sa lecture chrétienne). De cette question découle le reste du film : est-il question de construire une œuvre originale ou de chercher à tout prix à marcher dans les pas du père pour s'en trouver digne ? Encore une fois, Villeneuve ne choisit pas.


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Les thèmes du film, sa plastique, sa mise-en-scène, sont indéniablement de son ressort. On retrouve bien les questions de traumas, de quête d'identité et d'un monde vide et brumeux comme dans ses précédents films. En ce sens, il s'agit bien d'un film d'auteur au sein d'une grosse commande de studio, et cela honore Villeneuve de s'approprier un univers aussi définitif pour en faire sa chose. Il souhaite cependant dresser à tout prix des ponts avec le premier film, ce qui fait sens sur le papier évidemment puisqu'il s'agit d'une suite. Mais de là surgit une incohérence, et de taille. Il est en effet impossible de croire que ce 2049 est le futur du 2019 présenté dans le premier Blade Runner. Malgré les références, l'architecture n'a plus grand-chose à voir. Oubliez, les tours cracheuses de feu surplombant un paysage noir d'immeubles illuminés par les néons géants de publicités. Ici les pubs sont (à 2 hologrammes près en 2h40) anonymes, discrètes, et si on repère ici ou là un logo Sony ou Atari, on sera bien embêtés de distinguer quoi que ce soit d'autre avec les arrières plans flous. La ville de 2049 est définie en deux temps : ses inserts en CGI qui ne rendent jamais compte de la tangibilité de son monde, et des portions de décors extrêmement réduites, réduites à un minimalisme qui contredit en tout point la surcharge d'idées et d'informations flottant dans chaque recoin des plans du Ridley Scott. On pourra toujours dire que ce sont de beaux set-pieces de Denis Gassner, et oui, ils sont beaux. On pourra toujours dire que ce sont de beaux plans de Deakins, et oui, ils sont jolis. Mais est-ce que cela fait sens pour autant ? Le monde de Blade Runner a été défini dans l'ADN du film noir recouvert par une SF extrêmement chargée esthétiquement. Ici l'aspect film noir a disparu et les compos recouvertes d'aplats de couleurs, tantôt noirs (la mer n'existe pas à l'écran, tout simplement), tantôt oranges (la tempête du désert de Las Vegas a durée 30 ans d'après les historiens de Photoshop). Le moindre décor de chambre, bureau, restaurant, bar, est dépouillé au maximum, et quand bien même il serait chargé, on y verrait pas grand-chose puisque Villeneuve découpe ses scènes extrêmement près des visages de ses personnages et ne s'embête pas à travailler ce qui entoure le cadre. Il n'y a pas de jeu de reflet, de fondu, de cadre dans le cadre. C'est le personnage, au centre, en gros plan ou de dos, souvent immobile, en plan fixe, et c'est tout.


On pourra répondre à cela que ce n'est pas à Villeneuve de singer Scott, mais de trouver sa propre voie, et c'est vrai. Il a parfaitement le droit de trahir le premier film pour se l'approprier et « faire son propre truc », pour caricaturer. Mais alors il ne fallait pas chercher à tout prix la filiation avec le premier film et au contraire s'éloigner de ses personnages. Faire revenir Sean Young dans une version de synthèse et mettant en insert carrément des plans du 1 a de quoi décontenancer : l'esthétique est si radicalement différente que la scène a autant de sens que si elle avait ramener pendant une minute le Schwarzenegger en CGI de Terminator Renaissance. Pas de mauvaise foi ici. Si Deckard est là, il est naturel que Rachel trouve un moyen de ré-apparaître à l'image même si son personnage est mort et on comprend l'intention de Villeneuve. Mais les plans de Blade Runner 1 n'ont rien à faire dans 2049. Ils jurent. L'un ne va pas avec l'autre, ni en forme, ni en fond. Ce n'est pas harmonieux. Parce que ce n'est plus le même univers. 


Après quoi on pourrait passer en revue les personnages incroyablement clichés du film, de la tueuse de service tout droit sortie d'un sous-Universal Soldier (qui s'appelle Luv, référence déformée au mot Love pour exprimer un amour pas naturel entre une création et son créateur, et cela au gros marqueur), les replicants qui pleurent dans un nombre important de scènes (pour bien souligner leur humanité à tel point qu'il n'y a plus aucune ambiguïté ni frontière entre l'humain et l'inhumain dans le film), le créateur démiurge aux accents mystiques à croire qu'il a été conçu dans le même moule que les derniers méchants de Ridley Scott (le pharaon dans Exodus, David dans Prometheus et Covenant, et voir encore dans 1492, Hannibal, Kingdom of Heaven et Robin des Bois) ou la commissaire de police fascisante raciste envers les replicants, ce qui met l'accent sur un élément troublant du film : ses incohérences.

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La commissaire ne fait pas confiance aux replicants, mais son agent préféré en est un. Elle veut la mort de leur nouveau messie, mais quand Gosling lui dit qu'il est mort et bien qu'il soit littéralement dans un état anormal (« your baseline is miles from normal ! » Crie-t-elle), elle n'en demande aucune preuve et lui laisse son week-end peinard. 


K veut à tout prix trouver Deckard pour lui demander ses origines, c'est sa quête de sens et d'identité, il va le trouver au péril de sa vie, se sachant traqué et condamné. Et quand il le trouve, il doit se battre pendant 10 minutes juste pour avoir le droit de lui poser des questions. Et enfin, au bout de 2 heures de film, quand il peut lui parler… ça dure deux minutes et la conversation s'arrête avec Deckard partant de la pièce, un peu fâché. La réaction normale de n'importe quel personnage serait de poursuivre la conversation, engager le conflit, trouver la vérité qui expliquerait toute sa vie. Que fait K ? Il se repose sur un transat en regardant l'horizon (flou) de Las Vegas. 


Le personnage de Jared Leto (2 scènes en 2h40), pour qui trouver l'enfant replicant symboliserait sa victoire sur la conquête du monde, disparaît entièrement du film à la fin et tous les antagonistes possibles et imaginables (une dizaine de voitures volantes à Las Vegas suggère une armée d'hommes de main à sa botte) se volatilisent avec la mort du personnage de Luv. Comme si la marche du monde s'arrêtait pour laisser conclure l'arc du personnage de Ford, le seul d'ailleurs ayant droit à ce luxe. Les autres arcs s'arrêtent en cours de route, net, avant de pouvoir trouver leur sens. 


La trame de fond (le basculement révolutionnaire sur la prise de pouvoir par les replicants) n'intéresse pas Villeneuve, il veut se concentrer sur l'arc émotionnel, et rien de plus. Cela peut se justifier, mais le problème c'est qu'il est porté par l'encéphalogramme plat du personnage de Gosling. Villeneuve parvient a lui donner un peu d'humanité quand Gosling cherche désespérément des pages arrachées d'un livre ou à travers le personnage de son téléphone portable Joi (ni plus ni moins que Her de Jonze à qui on aurait ajouté l'image à la parole, et en soi une très bonne idée de SF sur une A.I. futuriste qui fait sens avec les Siri actuelles), mais une fois passé le twist qu'il n'est pas le messie qu'il se croyait, il n'a plus rien à raconter. Il cherche encore désespérément l'approbation du père en lui sauvant la vie (ce qui met en grand danger la révolution des replicants) et en l'amenant à sa fille (ce qui fait d'eux à posteriori des cibles des deux camps pour le reste de leur vie, merci du cadeau Ryan), mais cela ne traduit finalement aucune tragédie dans son personnage, prêt à mourir et à se passer des illusions virtuelles de possible bonheur ou amour terrestre (la terrible scène d'hologramme géant). Ce final, où le personnage de K meurt en ayant sauvé la vie de Ford avec la musique de Vangelis en fond, est un appel de Villeneuve à Scott pour tenter coûte que coûte de dire que son film est un miroir du premier, quand bien même il vient de passer à 2h40 à répéter l'inverse pour s'affirmer comme autonome. Encore une fois, problème. Le final de Blade Runner était incroyable : une immense bataille physique et psychologique d'où ressortait vainqueur sur tous les tableaux Roy Batty, qui en mourant après avoir sauvé Deckard d'une mort certaine, affirmait un humanisme et une poésie plus légitime que n'importe quel être humain de ce monde. Son personnage est allé aux antipodes de ce qu'on pensait de lui, il a traversé un arc existentiel entier pour transcender toutes les attentes. K, quand il sauve Deckard, il ne fait que suivre ce qu'il s'était programmé depuis plus d'une heure dans le film. Pas d'évolution chez lui, juste la fin tragique et prévisible d'un personnage qui a eu l'espoir d'être quelque chose d'authentique avant de très vite épouser sa fonction d'accessoire dans ce monde et dans cette narration.

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Comparer deux films peut être un exercice vain, soit. Mais lorsqu'un film enfonce tous les boutons (musique, symboles, actions) pour appuyer la référence, il force la comparaison avec son aîné. Si sa nouvelle interprétation apporte un nouveau sens à l'oeuvre d'origine, alors il trouve son mérite. Mais Blade Runner 2049 n'a pas ce bénéfice. Il emploie continuellement des renvois au premier film sans en retenir la substance, et on peut en trouver encore deux preuves énormes dans le film. La première est dans le gros plan sur l'oeil qui ouvre 2049, en renvoi forcément à celui du premier film. Dans Blade Runner, on voit dans l'oeil le reflet de la ville de Los Angeles, ses lumières, son feu, son paysage. Il véhicule l'entrée du spectateur dans cet univers par le regard du personnage. Il est notre œil. Il montre la vision du monde de son auteur, à la fois sur celui imaginé par Dick et Scott, mais aussi sur celui de 1982 dans une version cauchemardesque. Ce plan seul dit des choses sur nous et notre société. Dans 2049, on voit un œil en gros plan, très joli certes, mais… aucun reflet. L'oeil ne renvoie rien. Il est ouvert, mais vide. Le plan a été dépouillé de son sens, et aucun ne l'a remplacé. Juste l'image d'un œil. Chaque image doit compter, mais pour Villeneuve, ce n'est qu'une image. Comme un livre épais dont on aurait gardé uniquement la couverture pour les ré-éditions ultérieures. Le vide n'est pas comblé par le raccord qui suit, ni la scène, et on est tentés de dire : ni vraiment le film.


L'autre image est celle du cheval, qui remplace celle de la licorne dans le premier film, tous deux évoqués tout d'abord comme des implants, des faux souvenirs implantés dans l'esprit du héros. Pour Scott, c'est un symbole qui renvoie à l'imaginaire des contes et dont l’irréel tranche avec tout le reste du film pour n'appartenir qu'au royaume élevé du rêve. C'était l'un des indices primordiaux sur le fait que Deckard est un replicant. Dans 2049, c'est un cheval. Même pas un cheval, un cheval de bois, petit, en bois, sculpté vulgairement, dont on discerne à peine les contours. L'imaginaire a disparu, il ne reste qu'un objet brut, porteur d’aucun sens, d’aucune lecture mythologique ou mystique, ou qui apporte une double-lecture au film, juste un petit cheval de bois, enfoui, et en plus porteur d'une sacrée incohérence avec la date de naissance du messie gravée dans sa patte : s'il fallait camoufler à tout prix l'existence de cet enfant en effaçant toute preuve et tout registre, alors pourquoi laisser un si gros indice pour le retrouver ?


Blade Runner 2049 est une tentative, on peut le reconnaître sans effort et voir le travail derrière, thématique comme esthétique. Mais ce n'est pas pour autant qu'il est pertinent ou porteur de sens. Il reprend le premier film mais jamais son essence, sa richesse, son jeu sur les codes du genre, sa révolution au sein de la SF, sa poésie, son art, son humanité. C'est une réplique fade, molle et lente, qui cherche à se démarquer… en copiant bêtement son prédécesseur. On pourra toujours y trouver son plaisir devant, et tant mieux pour ceux qui y parviennent. On pourra toujours y reconnaître certaines qualités, des idées de plans, qu'on trouve qu'elles fonctionnent ou non. Par exemple, les scènes avec les hologrammes sont plutôt bien shootées et pensées, à défaut d'avoir des plans ou des découpages dynamiques. Mais reste cette amertume de ne trouver en 2049 qu'une parcelle d'originalité et de vie, là où l'original, bien plus controversé à sa sortie (et crucifié par la même critique institutionnelle qui voue un culte à Villeneuve aujourd'hui, c'est à noter), changeait toutes les règles et ré-inventait en permanence les limites de son propre univers. Il aurait été sans doute possible de faire vivre les écrits de Dick autrement à l'écran, de façon originale, intelligente et personnelle. Verhoeven l'a fait. Spielberg l'a fait. Villeneuve ne l'a pas fait. Ce n'est pas grave. Car contrairement à Blade Runner, ce Blade Runner 2049 a bien quelque chose en plus : ce n'est qu'un film.


Maxime Solito