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Bolaji BADEJO, le huitième passager

S'il existe un héros oublié de la saga lancée par Ridley Scott, c'est paradoxalement celui qui en a incarné le rôle-titre. Sa vie fut un labyrinthe, sa mort un mystère et son nom était Bolaji Badejo.
Bolaji BADEJO, le huitième passager

Si on vous demande quel acteur a rendu célèbre la créature de Frankenstein, vous penserez à Boris Karloff. Dracula ? Bela Lugosi ou Christopher Lee. Mais Alien ? Difficile de répondre sans passer par un moteur de recherche. S'il existe un héros oublié de la saga lancée par Ridley Scott, c'est paradoxalement celui qui en a incarné le rôle-titre. Sa vie fut un labyrinthe, sa mort un mystère et son nom était Bolaji Badejo.


Londres, début 1978. Peter Archer est un agent de casting. Ridley Scott lui a donné une mission sacrée : trouver son monstre. Cela ne peut pas être n'importe qui. Le design conçu par H.R. Giger et construit par Carlo Rambaldi se compose d'un latex aussi fin qu'un préservatif et aussi solide que du nylon. Il faut donc une personne anormalement grande et fine. Ils ont tout essayé : des contorsionnistes de cirque, des cascadeurs et même Peter Mayhew, alias Chewbacca. Personne ne peut enfiler cette tenue sans ressembler au bibendum Michelin. C'est dans un pub de Soho que Peter tombe sur le jackpot. Son regard se fixe sur un jeune homme noir de 2,08 mètres, svelte et aux bras extrêmement longs et fins, à l'image de ceux du xénomorphe. Cet homme est Bolaji Badejo. Il a 26 ans, il est étudiant en arts, graphic designer. Et sa vie l'a destiné à cet instant, cette rencontre.


Pour raconter son histoire, il faut remonter loin dans le temps. Sous prétexte de mettre fin à l'esclavage qu'il a lui-même créé, l'empire britannique colonise Lagos, capitale du Nigeria en 1861. En quelques années, ils s'accaparent des richesses de ce qui deviendra l'une des villes les plus riches du continent africain tout en important leur monnaie, leur architecture, leurs commerces, leurs écoles, leur langue et ainsi de suite. Les familles aisées de Lagos vivent donc dans un cocon anglais au milieu des guerres menées par les colons. C'est dans ce contexte que naît Bolaji, le 23 août 1953. Son père travaille à la NBC, la radio nationale du Nigeria, et en devient le directeur en 1963. 


Entre-temps le pays a regagné son indépendance, mais la capitale reste sous domination culturelle anglaise. Son poste fait de lui un membre de la haute société, accoutumée à croiser les grands de ce monde et vivant dans l'opulence. Mais une série de coups d'états va en 1966 mener à la guerre civile et signer la fin de la vie douce pour l'oligarchie locale. La famille Badejo fuit juste à temps le massacre. Deux millions de morts.


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C'est en Éthiopie que les Badejo s'installeront pour le début des années 1970. Bolaji s'intéresse à l'art et il rejoint l'école des Beaux-Arts. Puis sa famille s'installe à Londres en 1975 et il en profite pour poursuivre ses études en design. C'est pendant ces études qu'il croise Peter Archer. Il ne tarde pas à rencontrer Ridley Scott qui voit en lui son monstre au premier regard, avec une carrure digne d'une sculpture de Giacometti. Et en quelques minutes, le voilà embarqué pour 10 mois de tournage. Giger commence alors à créer un moule à partir du corps de Bolaji. C'est une torture, il doit rester debout et immobile pendant plusieurs heures. Puis pendant des semaines, il doit prendre des cours de tai chi et de mime pour créer la gestuelle du monstre. Scott et Giger partagent la vision d'une créature gracieuse, se déplaçant comme une mante religieuse, aux attaques rapides et violentes et dont les positions de repos le font fondre dans le décor mécanique et froid du Nostromo. 


Bolaji cumule son emploi de monstre et ses études en ne se plaignant jamais. Sur le plateau, l'équipe le surnomme « l'homme tranquille ». Il est timide, réservé et d'un calme olympien. La queue de l'Alien l'empêche de pouvoir s’asseoir, il reste donc debout pendant de longues heures sur le tournage, jusqu'au jour où des techniciens lui construisent une balançoire spécialement pour lui pour qu'il puisse souffler entre les prises. Il est traité à part dans l'équipe. Il n'est ni acteur, ni cascadeur. Et Ridley Scott impose que les acteurs ne mangent pas avec lui. Il est capital qu'il reste à l'écart pour créer des réactions les plus crédibles lors des rencontres dans le vaisseau avec ses victimes. Il reste donc le plus souvent avec l'équipe de costumes et maquillage et un assistant attitré qui doit lui porter la queue pour aller d'une pièce à une autre. Le plus souvent, il garde le costume sans la tête ni les pieds, trop encombrants. Il se balade sur le plateau en baskets, de plus en plus à l'aise. 


Cette confiance en lui va enfin s'imposer lors du tournage d'un effet spécial. Un plan implique de voir à travers le crâne de l'Alien son cerveau translucide bouger. Le mouvement est en fait celui de vers de terre qui sont placés sur les parois du crâne, à quelques centimètres du visage de Bolaji. Il refusera de tourner le plan et un cascadeur devra le remplacer. Un autre fait d'armes implique Yaphet Kotto, connu pour avoir joué le méchant Mr Big dans Vivre et laisser mourir. Kotto refuse que son personnage meurt. C'est impossible, il est trop fort et personne ne peut le vaincre et encore moins un extra-terrestre à la tête en forme de phallus géant. Il s'excite sur le plateau jusqu'à ce que Bolaji, sans un mot, en tenue d'Alien, l'agrippe violemment et le maintienne au sol. Aucun homme n'échappe au xénomorphe. Kotto s'avoue vaincu et le tournage peut reprendre. Un jour, alors que la tête empêchait Bolaji de se déplacer comme voulu, un des producteurs commença à l'engueuler en lui répétant que le temps, c'est de l'argent. C'est Kotto qui intervient pour le défendre. Parce qu'il avait gagné son respect.

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Incarner l'Alien est une épreuve physique incroyable et très inconfortable. Bolaji est obligé de céder le rôle pour certains plans, dont celui où la créature est suspendue aux chaînes lors de sa toute première apparition à l'écran, lors de son expulsion de la navette de secours ou lors de la mort de Dallas, parce qu'il ne peut pas tenir dans le décor exigu de la ventilation du vaisseau. C'est alors des cascadeurs qui prennent le relais, dont l'un, Roy Scammel, reprendra le rôle pour James Cameron quelques années plus tard. Pourquoi pas Bolaji ? Parce qu'après 10 mois de tournage éreintant et une courte tournée promo (ses interviews sont rares comme la neige en été), il disparaît des radars. 


D'après des rumeurs, il se serait même donné la mort l'année suivant le tournage. Personne ne se donne la peine de mener l'enquête. C'est un mystère de l'époque, une légende urbaine du cinéma, une de plus. C'est bien plus tard et par le contact de membres de sa famille qu'on a su ce qui lui était arrivé. Il est retourné en fait au Nigeria dès 1980 où un semblant de démocratie refaisait surface. Bolaji revient pour poursuivre sa carrière artistique, loin d'hollywood et des caméras. Il y ouvrira sa propre galerie d'art en 1983. À la même époque, on lui diagnostique une maladie répandue en Afrique subsaharienne : la drépanocytose, un trouble de l'hémoglobine qui empêche l'arrivée du dioxygène dans le sang. L'espérance de vie des porteurs ne dépasse pas les 42 ans. Bolaji en a alors 30. Et il n'atteindra jamais les 40. 


Il décède le 22 décembre 1992 à Lagos, où il est né, sept mois jour pour jour après la sortie d'Alien 3 de David Fincher. La créature est désormais interprétée par des cascadeurs, les images de synthèse et l'animatronique font le reste. Bolaji Badejo reste une exception, une anomalie du système, totalement hors des sentiers battus des monstres habituels et sa présence est unique. Que cette présence soit magnifiée par le design de Giger et la mise en scène de Scott, c'est une évidence. Qu'elle ait été portée par un artiste qui a toujours été littéralement « l'étranger », c'est déjà plus inattendu. Et c'est ce qui continue de donner à chaque vision du film la même force, la même authenticité, la même sensation : celle de voir un véritable monstre sacré du cinéma.


Maxime SOLITO