Edgar Wright vs. The Music
De ses débuts remarqués en tant que réalisateur de la série Spaced à la sortie de The World's End, dernier volet de la Cornetto Trilogy, il aura suffi d'une quinzaine d'années à Edgar Wright pour s'imposer comme un des cinéastes les plus pop du momenDe ses débuts remarqués en tant que réalisateur de la série Spaced à la sortie de The World's End, dernier volet de la Cornetto Trilogy, il aura suffi d'une quinzaine d'années à Edgar Wright pour s'imposer comme un des cinéastes les plus pop du moment.
Pop, il l'est par les références qu'il distille dans sa mise en scène. Du faux shoot-out en slow-motion de Spaced à la reprise d'un plan de Drunken Master 2 dans The World's End en passant par l'utilisation de longues focales à la Tony Scott durant le climax de Hot Fuzz, la mise en d'Edgar Wright est nourrie d'une cinéphagie frénétique doublée d'un œil acéré capable d'analyser et de reproduire les images qui l'ont marqué. Dans le documentaire Hot Fuzz: The Fuzzball Rally, réalisé par son pote Joe Cornish, on peut suivre le trio Edgar Wright-Simon Pegg-Nick Frost au cours de la tournée américaine de promotion de Hot Fuzz. Et voir Wright parcourir Washington ou San Francisco à la recherche d'un coin de rue où a été filmé telle ou telle scène de The Exorcist ou Bullitt.
Pop, Edgar Wright l'est aussi par son sens du détail, reflétant l'intrication de ses scripts. Ainsi, dans Scott Pilgrim vs. The World, il prend soin de caser régulièrement des plans où le nombre de X à l'écran représente le nombre d'ex que Scott a affronté. Dans The World's End, la couleur des vêtements des protagonistes annoncent leur destin : tons de bleus pour ceux qui finiront transformés en robot, tons de rouges pour les autres. Dans Shaun of the Dead, c'est toute l'exposition du film qui se retrouve reproduite dans le reste du métrage : le script suit le plan énoncé par Ed (Nick Frost) décrivant la journée post-rupture de Shaun (Simon Pegg).
Pop, Edgar Wright l'est enfin par son utilisation méticuleuse de la musique.
On retrouve par ailleurs la même volonté d'hybridation entre références passées et sonorités du moment dans les bouts de score composés par Daniel Mudford et Pete Woodhead, du groupe Sons of Silence. Imprégnée des synthés des Goblin ou de John Carpenter, la musique emprunte ses rythmes à l'electro que Shaun et Ed écoutent depuis leur jeunesse. La musique fait ainsi le parallèle entre l'esthétique sonore du film d'horreur old-school et l'histoire d'un adulte qui n'arrive pas à assumer sa vie : lorsque Pete jette le disque que Ed et Shaun écoutaient complètement ivre, ce dernier précise qu'il s'agissait du second disque qu'il ait jamais acheté, comme un signe de sa difficulté à évoluer.
Dans un exemple remarquable de continuité scénaristique, c'est ce même disque que Shaun et Ed trouveront dans leur jardin le lendemain matin et qui leur donnera l'idée de lancer des disques sur les deux zombies. La scène qui suit annonce un autre procédé qui deviendra récurrent dans les films de Wright : le choix des disques à lancer ou non sur les zombies. Au-delà d'un simple gag, c'est un moyen de caractériser le personnage de Shaun. En révélant ses goûts musicaux (il fait partie de ceux qui aiment The Second Coming, le controversé second album des Stone Roses, il a acheté la médiocre BO de Batman par Prince), la scène renforce l'identification du spectateur – en particulier du spectateur britannique – à Shaun. Ce dernier apparaît comme un mec lambda dont les goûts et le caractère se sont affermis à la fin des années 80.
Cette façon de caractériser des personnages au travers de la musique va devenir une constante de son cinéma et s'affiner de films en films.
Dès la première scène de Hot Fuzz, le personnage interprété par Simon Pegg, Nicholas Angel (oui, le nom est une référence au superviseur musical) est introduit au son de la chanson Goody Two Shoes d'Adam Ant. Expression anglaise désignant une personne coincée, incapable de s'amuser, la chanson fonctionne comme une caractérisation immédiate du personnage. De même, les accords du Village Green Preservation Society des Kinks mettent immédiatement en avant l'image bucolique et traditionnelle du village de Sandford tout en annonçant la révélation finale de l'intrigue. On retrouve dans les paroles de la chanson ("We are the Village Green Preservation Society [...] Preserving the old ways from being abused. Protecting the new ways, for me and for you. What more can we do?") les motivations du groupe de conspirateurs du film.
Dans Scott Pilgrim vs The World, Scott cherche Ramona pendant une fête au son de I Hear Ramona Sing. Plus tard, Scott revoie son ex, Envy, alors qu'elle chante Black Sheep de Metric dont les premières paroles, "Hello again, friend of a friend", suffisent presque à résumer la situation des protagonistes. Pendant que les Sex Bob-Ombs jouent Threshold, c'est Scott lui-même qui atteint sa limite et explose de jalousie en voyant Ramona en compagnie de Gideon. Ensuite, c'est le personnage de Gideon qui écoute Under My Thumb des Rolling Stones lorsqu'il démontre à Scott qu'il contrôle toujours Ramona. Le film ayant pour contexte la scène musicale indie de Toronto, le travail sur l'aspect musical et sonore du film démontre une fois de plus le perfectionnisme d'Edgar Wright. S'entourant de collaborateurs aussi prestigieux que Beck (qui compose la plupart des chansons des Sex Bob-Ombs), Broken Social Scene (pour les titres de Crash & The Boys), le producteur Dan the Automator (pour la musique du jeu Ninja Ninja Revolution et la chanson electro-Bollywood du premier ex de Ramona), le producteur Nigel Godrich (pour les plages instrumentales) en plus du fidèle superviseur musical, Nick Angel, et d'un jeune monteur musical, Steven Price, qui se fera connaître quelques années plus tard en composant la musique de Gravity.
De musique, il est également fortement question dans The World's End et, comme dans les autres films de Wright, elle participe à la caractérisation des personnages. Là où The World's End se distingue des métrages précédents, c'est que ce procédé est soumis à la contrainte supplémentaire de n'utiliser presque que des chansons tirées de la période 1989-1994. Les seules exceptions sont la version d'Alabama Song par les Doors et This Corrosion des Sisters of Mercy. Cette contrainte n'empêche pas Edgar Wright et, une fois de plus, Nick Angel de trouver les titres qui accompagnent parfaitement chaque moment du film. Le regard de Steven Prince (Paddy Considine) sur Sam Chamberlain (Rosamund Pike) accompagné du What You Do To Me de Teenage Fanclub est éloquent sur les sentiments qu'il nourrit encore pour elle. Step Back In Time de Kylie Minogue convient parfaitement à la scène de la discothèque tout en reprenant la thématique nostalgique du film. À lire les paroles de Old Red Eyes Is Back de The Beautiful South, on croirait que la chanson a été écrite pour le film. Non seulement cette histoire d'alcoolique qui est de retour une dernière fois semble décrire le parcours de Gary King, mais le refrain insistant sur le fait que ses yeux rouges, "they could never be blue", épouse le code couleur du film et annonce que Gary King ne pourra se résoudre à devenir une machine.
On remarquera également que cette caractérisation des personnages au travers de la musique se fait tout aussi bien par l'évocation de tel ou tel disque au détour d'un dialogue (le meilleur exemple étant la scène des choix des disques à lancer), que par la superposition d'une scène et d'une musique extra-diégétique (externe à l'univers du film, que les personnages ne peuvent donc pas entendre), que par l'inclusion de cette musique à la diégèse. Par exemple, dans Hot Fuzz, le fait que Simon Skinner, interprété par Timothy Dalton, écoute Romeo and Juliet de Dire Straits devant les deux interprètes décapités ou la chanson Fire d'Arthur Brown lorsqu'il passe à proximité de la maison calciné d'une des victimes de conspiration contribue à renforcer son image de personnage arrogant et sûr de lui, choisissant sa musique pour se désigner comme coupable et narguer le sergent Angel.
Il faut sans doute voir dans ces différentes formes du procédé une volonté de Wright d'immerger le spectateur. Pour reprendre l'exemple cité plus haut, lorsque le spectateur entend Goody Two-Shoes durant l'introduction de Hot Fuzz, il doit considérer la musique moins comme un accompagnement à l'image que comme l'air que lui-même fredonnerait s'il était dans le film. C'est même probablement l'air que fredonnent les collègues de Nicholas Angel lorsqu'il arrive au travail le matin.
On retrouve cette volonté de gommer la frontière entre l'univers du film et la réalité du spectateur jusque dans les plages instrumentales de The World's End. Composée par Steven Price, elles s'apparentent plus à une forme de sound design, intégrant les interférences caractéristiques d'un téléphone portable à proximité d'un haut-parleur. Il est d'ailleurs amusant de remarquer que, pour la bande-son de Gravity, Price aura été confronté à la même problématique, à savoir comment proposer une musique qui souligne les enjeux dramatiques du film sans pour autant nuire à la vraisemblance du silence spatial.
L'idée que la musique soit un vecteur d'immersion et d'identification, qu'elle puisse servir de lien entre un personnage et le spectateur, est donc centrale à l'œuvre de Wright. Cela montre qu'il sait parfaitement que ses films s'adressent à un public fan de pop-culture et qu'il a pleinement conscience d'un principe fondamental chez les fans de pop : on est ce que l'on aime.
Les goûts en matière de pop culture ne sont jamais une simple question de goûts, ce sont des questions d'identité. Dans Hot Fuzz, le personnage de Danny Butterman est entièrement caractérisé au travers des films qu'il regarde, de Bad Boys 2 et Point Break à Supercop. C'est même vrai pour son père, chef de la police, qu'une photo aperçue au détour d'un plan montre avec sa femme et son fils déguisé en cowboys. On comprend immédiatement que sa vocation de policier lui est venue au travers des westerns et des personnages de shérifs. Dans Scott Pilgrim vs. The World, quand Knives Chau demande à Young Neil de quel instrument il joue, celui-ci pense qu'elle lui demande à quels jeux vidéo il joue. Sa réaction montre, pour lui, la portée existentielle d'une telle question. On remarquera que les publicitaires, toujours à la recherche de moyens de capturer des parts de marché, utilisaient ouvertement de cette identification du joueur aux jeux auxquels il joue dans les spots télévisés pour World of War, où le slogan de la campagne était "What's YOUR game?" ("Et toi, à quoi tu joues?" en français).
Dans Hot Fuzz, Edgar Wright pousse cette logique d'identification d'un personnage à ces goûts en matière d'art au point où le directeur de la troupe de théâtre du village est exécuté parce qu'il préfère interpréter la version Baz Luhrmann de Roméo et Juliette. Peut-être faut-il voir dans ce châtiment démesuré et outrancier une forme de recul vis-à-vis de cet attachement excessif à la pop culture.??Même si Scott Pilgrim vs. The World ne fait pas partie de la Cornetto Trilogy, on y trouve certains enjeux qui seront développés dans The World's End. Là où Shaun of the Dead ou Hot Fuzz faisait des références cinématographiques, musicales, vidéo-ludiques des moyens de survie au sens le plus littéral du terme, Scott Pilgrim vs. The World commence à montrer les problèmes engendrés par l'incapacité à s'en détacher. Cette problématique est évidemment au centre de The World's End.
En cela, Edgar Wright rappelle un autre grand amateur de pop-culture, l'écrivain anglais Nick Hornby. Le roman Haute Fidélité, adapté au cinéma par Stephen Frears avec John Cusack en protagoniste principal, suit les états d'âme sentimentaux d'un patron de magasin de disque. Véritable litanie de références musicales, on dénombre d'après Wikipédia pas moins de 235 citations de noms d'artistes, de titres de chansons ou d'albums et dès les premières lignes, on y retrouve une caractérisation par la musique similaire à celle des films d'Edgar Wright : "Quelle fut la cause, et quel l’effet ? La musique, ou le malheur ? Est-ce que je me suis mis à écouter de la musique parce que j’étais malheureux ? Ou étais-je malheureux parce que j’écoutais de la musique ?" Néanmoins, le parcours du héros de Haute Fidélité, Rob Fleming, diffère radicalement de celui de Gary King. L'un comme l'autre sont poussés par leur entourage à abandonner leurs obsessions de jeunesse. Contrairement au personnage de Simon Pegg, Rob Fleming cédera. Non seulement il acceptera d'évoluer et de s'engager réellement auprès de sa copine, mais il évoluera dans son rapport à la musique.
Dans une scène du livre, Rob observe la collection de disques des amis de sa copine. S'y trouve toute la musique qu'en esthète rock digne de ce nom, il abhorre : "Je m’approche donc de l’étagère, je tourne la tête d’un côté en plissant les yeux, et assurément c’est une zone sinistrée, le genre de collection de CD qui est si atrocement polluante qu’il faudrait la sceller dans un caisson d’acier et l’expédier dans une décharge du tiers monde. Ils sont tous là : Tina Turner, Billy Joël, Kate Bush, Pink Floyd, Simply Red, les Beatles bien sûr, Mike Oldfield (Tubular Bells I et II), Meat Loaf… Je n’ai pas beaucoup de temps pour examiner les vinyles, mais j’aperçois un ou deux disques des Eagles et j’en vois un autre qui m’a tout l’air d’un album de Barbara Dickson." Pourtant, alors que le Rob Fleming du début du roman aurait voué au propriétaire d'une telle collection un sort bien pire que celui des Roméo et Juliette de Hot Fuzz, celui de la fin du roman en préfère penser que "chacun son truc". Et finit par conclure que "peut-être, dans cette combinaison de circonstances bizarres, aberrantes, sans doute uniques, ce qu’on est a plus d’importance que ce qu’on aime".
C'est précisément cette conclusion à laquelle Edgar Wright ne semble pouvoir se résoudre. Si la fin de The World's End apparaît si étrange, si moralement ambigu, c'est sans doute parce que Wright sait très bien que tout le pousse à abandonner sa fascination pour la pop culture, à rentrer dans le rang, à devenir un cinéaste plus "sérieux", à réaliser le "film de la maturité". Dans le même temps, il se rend bien compte que c'est son acharnement maniaque à placer la bonne référence au bon moment, à s'encombrer de contraintes de cohérence thématique, temporelle, voire conceptuelle que des cinéastes n'auraient pas daignés prendre en compte qui rendent ses films si précieux. Pour bancale qu'elle puisse paraître, la fin de The World's End est typiquement l'œuvre d'un cinéaste qui s'impose de n'utiliser pour son film que des morceaux du début des années 90 et dont les paroles sont en rapport avec les enjeux narratifs. C'est l'affirmation presque kamikaze de l'importance de la pop culture et c'est précisément cela qui fait d'Edgar Wright un réalisateur cher à nos cœurs de passionnés.
Sans grande surprise, Baby Driver ne représente pas de rupture radicale avec les précédents films dans sa façon d’utiliser la musique. La cohérence thématique entre les morceaux choisis et les scènes qu’ils accompagnent manifeste de la même minutie maniaque… si ce n’est que Wright a poussé la synergie entre les images et la musique jusqu’à synchroniser l’action et les chansons aussi bien rythmiquement (les coups de feu simultanément avec les riffs de guitare) que mélodiquement (les ingénieurs du son avaient par exemple pour consigne d’utiliser des crissements de pneus harmoniquement raccord avec la musique).
En cela, Baby Driver constitue un triple aboutissement dans la carrière d’Edgar Wright. Premièrement, c’est l’aboutissement d’un projet dont les prémisses remontent à plus de vingt ans lorsqu’il n’était un simple étudiant en cinéma. Deuxièmement, c’est l’aboutissement de son évolution en tant qu’auteur dans la mesure où c’est le premier script qu’il a écrit seul (la trilogie Cornetto étant co-écrite avec Simon Pegg et Scott Pilgrim vs the World avec Michael Bacall). Troisièmement, c’est indéniablement l’aboutissement d’une relation obsessionnelle à la musique qui trouve là son expression la plus éclatante.
Dès lors, on peut se demander ce que Baby Driver va signifier pour la suite de la carrière d’Edgar Wright. Il est peu probable qu’il retourne un autre film où la musique aurait une place aussi prépondérante... même si elle restera un élément important pour le réalisateur anglais. On ne peut donc qu’être curieux de savoir quelles seront les thématiques développées dans les prochains films d’Edgar Wright. Et la bonne nouvelle, c’est qu’au vu du succès critique et public de Baby Driver, on ne devrait pas avoir à attendre trop longtemps !
Aurélien NOYER