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Et Bogdanovich riait

Sans rire, il y a vraiment un article à faire sur Peter Bogdanovich, sa vie (folle et triste), son oeuvre (méconnue car largement invisible) et l'impérieuse nécessité de le redécouvrir.
Et Bogdanovich riait

Sans rire, il y a vraiment un article à faire sur Peter Bogdanovich, sa vie (folle et triste), son oeuvre (méconnue car largement invisible) et l'impérieuse nécessité de le redécouvrir. Bon, manque de bol, il se trouve que cet article, tout le monde ou presque vient de l'écrire à l'occasion de tout un tas de sorties et de ressorties ayant fait de 2018 l'année Bogdanovich, du moins dans le monde merveilleux de la cinéphilie française. Reste quelques films encore invisibles (ou presque) et donc largement méconnus, dont un mérite tout particulièrement d'être vu, et même d'être revu : Et tout le monde riait (They All Laughed en vo, d'après une chanson des Gershwin reprise par Sinatra). Car si l'histoire derrière le film est plutôt tragique, le film, lui, demeure, presque quarante ans après sa sortie, un bijou de drôlerie et d'émotions tournant autour des petits tracas de l'amour.


Déjà, pour le voir ce film, il vous faudra faire un petit effort et commander le dvd américain sorti il y a une dizaine d'années lorsque sous les coups répétés d'une campagne de réhabilitation menée tambour battant par Quentin Tarantino et Wes Anderson le film fut redécouvert outre-Atlantique. Ou alors il vous faudra attendre une éventuelle diffusion sur Netflix (nan je déconne...) ou plus possiblement sur une chaîne spécialisée de votre bouquet télé préféré. Ou alors, en dernier recours, il vous faudra fouiller ici ou là pour dénicher un torrent encore actif et un fichier de sous-titres non endommagé. C'est à vous de voir, mais comme l'a dit un jour Napoléon : “Quand on veut on peut, et quand on peut on doit !”.

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Une fois parvenu à vos fins, il vous faudra le regarder ce film ; il ne faudra pas le laisser sur le coin d'une étagère ou au fin fond de votre disque dur. L'intention ne vaut pas l'action, à moins que... il y a débat, c'est vrai, mais ce n'est pas la question qui nous intéresse ici. Donc, ce film, Et tout le monde riait, se passe à New York au début des années 80 ; et ce n'est pas anodin de le dire, car dans le cinéma américain de l'époque la Grosse Pomme ne jouissait pas d'une image radieuse, comme le remarque justement Tarantino dans One Day Since Yesterday, un documentaire consacré à ce beau film perdu. Or They All Laughed dresse un portrait idyllique, pour ne pas dire extatique, d'une ville libre et iconoclaste, à l'image de ses trois héros masculins, trois détectives vaguement à la masse mais toujours là en fin de compte pour séduire les jolies filles qui peuplent l'écran, que celles-ci soient chauffeuse de taxi, star naissante de la country music, jeune épouse délaissée ou... Audrey Hepburn. Eh oui, il y a Audrey Hepburn dans le film ! Ce n'est pas rien et c'est même un argument à prendre en compte pour sa réhabilitation, n'est-ce pas ?


Donc, ce film, Et tout le monde riait, avec Audrey Hepburn. En réalité son dernier grand rôle au cinéma, si l'on excepte son apparition dans le mal-aimé Always de Steven Spielberg. Quant à celui qui va séduire Audrey Hepburn, ce n'est autre que Ben Gazarra, avec lequel Bogdanovich vient de tourner Saint Jack, film sur le plateau duquel les deux hommes ont largement paratagé leurs expériences respectives en matière de femmes, d'amour et de sexe, donnant ainsi naissance dans l'esprit du cinéaste aux prémisses de son futur film. Dans They All Laughed, donc, nous aurons le droit à un Ben Gazarra des grands jours nonobstant le fait qu'il soit en pleine dépression (dans la vraie vie) et qu'il vienne tout juste de rompre avec Hepburn (toujours dans la vraie vie).

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Les autres femmes du film sont des ex de Bogdanovich avec lesquelles il est resté en bonne relation et son nouveau grand amour, l'actrice débutante et Playmate de l'année Dorothy Stratten. Et pour épauler Gazarra, nous avons John Ritter, un fidèle du cinéaste, et Blaine Novak, un mystérieux sosie à moustache de Barbra Streisand par ailleurs crédité comme coproducteur et coscénariste du film. Nous avons donc tous ces personnages, joyeusement perdus dans Manhattan. Les uns suivent les unes, les unes esquivent les uns, et tout ce beau monde finit par plus ou moins tomber amoureux les uns des autres, et inversement, sur fond de country et de standards fraîchement enregistrés par Frank Sinatra, lequel n'a pas hésité à brader les droits d'exploitation de ses morceaux à son pote Bogdanovich.


Car oui, ce film, Et tout le monde riait, n'est pas un gros barnum au budget extensible comme ceux que presque tous ses collègues de la nouvelle vague américaine ont tournés à peu près au même moment, les Apocalypse Now, Sorcerer, 1941, New York, New York, Heaven's Gate, Popeye, bref tous ces films un peu malades qui ont entériné la fin de la parenthèse enchantée qu'on nomma plus tard le Nouvel Hollywood – à moins qu'ils n'aient été tous à leur manière un dernier tour de piste avant la grande guérison des années 80, mais c'est peu ou prou la même chose. 


Ce film, donc, est une comédie douce et romantique, libre et ténue, qui eut du mal à se faire entendre au milieu de toute cette fureur. Mais au fond, ne nous trompons pas, il s'agit pourtant bien du grand oeuvre de son auteur, ce qui n'est pas nécessairement le cas des films sus-cités. Un film léger et gracieux, tourné dans la bonne humeur, comme sur un nuage, avant que d'autres nuages ne viennent assombrir le destin de son réalisateur... 


Et Bogdanovich pleurait.


Aubry SALMON

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