Forrest Gump : Un héros si discret
Il y eut ce type, habillé comme Forrest Gump, et se lançant à son tour dans une gigantesque course aux quatre coins de l’Amérique. Il y eut le lancement de véritables restaurants Bubba Gump...Il y eut ce type, habillé comme Forrest Gump, et se lançant à son tour dans une gigantesque course aux quatre coins de l’Amérique. Il y eut le lancement de véritables restaurants Bubba Gump, infâmes lieux où il est donné aux plus audacieux d’ingurgiter ce qui s’apparente à des crevettes. Il y eut, et il y aura encore, durant des années, ce réflexe, hurler « Cours Forrest, cours ! » à une amie tentant d’attraper son bus ou réalisant son retard. Si Forrest Gump est la vie, alors la boîte de chocolat contient mille souvenirs, influences, audaces et réussites. Forrest Gump, monument pop aujourd’hui pris de haut, fut aussi un petit miracle. Récit.
« J’arrive à penser clairement aux choses, mais quand je veux les dire, alors les mots sortent de ma bouche comme de la gelée ». Forrest Gump n’est pas le plus malin des hommes, ainsi l’a voulu Winston Groom dans son roman du même nom, publié en 1986. L’histoire d’un savant idiot, ou l’inverse, amené à vivre plusieurs vies au sein d’une même enveloppe corporelle, celle d’un grand nigaud apprécié de tous, aimé de peu. Tout au long de ces 228 pages, Groom imagine un physique à la John Goodman, qui jure, qui a une vie sexuelle. Autant de choses que l’adaptation adoucira, ou gommera tout simplement, sans parler de John Goodman, totalement absent du générique. Mais de générique, pour le moment, il n’y a point. Le livre est un succès pour le moins modeste, avec seulement 30 000 copies écoulées. Pourtant, Sherry Lansing pense tenir ici un hit. Et d’un hit, elle a bien besoin, puisque la compagnie dont elle est alors la présidente, Paramount Pictures, est en train d’être rachetée par Viacom. Chacun s’accroche donc à son poste, et les résultats doivent jouer en leur faveur. Lansing le sait. Elle mise donc sur Forrest Gump. Seul problème : les droits ne lui appartiennent pas. Pas encore.
« Y'a des fois, comme ça, y'a pas assez de pierres »
Quatre Oscars, dont celui du meilleur film, Ours d'or du meilleur film, Golden Globe du meilleur film dramatique… Quand Rain Man sort en salles en 1988 (l’année suivante chez nous), il rafle tout sur son passage. Dustin Hoffman imprime dans les mémoires de chacune et chacun la juste et classieuse interprétation d’un autiste. Dès lors, Warner Bros. a un souci : ils possèdent les droits de Forrest Gump et, Hollywood étant tout simplement Hollywood, considère que le public ne se déplacera pas pour aller voir un nouveau film mettant en scène une personne mentalement déficiente. Peu importe que les deux histoires n’aient absolument rien en commun, Warner Bros. considère l’adaptation de Forrest Gump comme un poids mort dont il faut se débarrasser. Là, Lansing se manifeste. Elle veut Forrest. Que souhaiteraient-ils en échange ? Ultime Décision, avec Kurt Russell et Steven Seagal. Deal. Lansing respire, d’autant plus que Warner allonge également 400 000 dollars. Sans savoir, pour le moment, qu’ils viennent de signer un échange qui n’ira pas, loin de là, en leur faveur (Nomination aux Razzie Awards 1997 : pire second rôle masculin pour Steven Seagal).
« Vous ne croirez pas si je vous le disais, mais je cours comme souffle le vent. À partir de ce jour, dès que j'allais quelque part, je le faisais en courant »
Une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, Sherry Lansing, en plus des droits, récupère la participation acquise de Tom Hanks (après les refus de Bill Murray, John Travolta, et Chevy Chase), pas encore oscarisé pour Philadelphia, mais déjà connu du public, reconnu par la profession, et bénéficiant d’un vrai pouvoir décisionnaire. Reste donc à trouver un réalisateur qui convienne aux deux parties en présence. Lansing propose immédiatement le poste à Barry Sonnenfeld, tout auréolé du succès de son premier long métrage en temps que réalisateur après une belle carrière de directeur de la photographie : La Famille Addams. Lansing le veut, Sonnenfeld est d’accord, mais… 191 505 000 $ de recettes au box-office mondial plus tard, la tentation de la suite est grande, et ces personnages, Sonnenfeld ne compte pas les laisser tomber. Lansing, elle, ne compte pas attendre. Exit donc Barry, puis, très rapidement, exit aussi Penny Marshall, réalisatrice de Big, jugée peu compétente pour une telle entreprise. Peu importe après tout, car quelques kilomètres plus loin et plus haut, lors d’un vol au long cours, Robert Zemeckis entame le script de l’adaptation, signé Eric Roth. En récupérant sa valise, il sait qu’il tient là son prochain projet.
« Maman disait toujours : il faut laisser le passé derrière soi si on veut avancer »
À partir de là, tout s’enchaîne. Jodie Foster, Demi Moore et Nicole Kidman refusent un rôle, Dave Chappelle en décline un autre (pour lequel, dit-on, Tupac auditionne), mais très rapidement, tout se met en place. Sally Field accepte, bien qu’elle n’ait que dix ans de plus que celui qui incarne son fils. Haley Joel Osment, vu dans une publicité Pizza Hut, est choisi. Kurt Russell consent même à doubler le King, reprenant ainsi son rôle du Roman d’Elvis (1979). Budget accordé : 40 millions de dollars, mais Zemeckis connaît son affaire (rappelons le CV du Monsieur : À la poursuite du diamant vert, la trilogie Retour vers le futur, Qui veut la peau de Roger Rabbit ?) et souhaite obtenir dix millions de plus. Et il le fait savoir, jusqu’à la dernière minute. En effet, quelques jours à peine avant le premier clap, l’agent du réalisateur, aidé de l’agent de l’acteur (Hanks et Zemeckis s’entendent bien, très bien même), sont encore en train de négocier avec le studio. Sherry Lansing n’apprécie pas du tout la méthode, et propose donc que le binôme sacrifie une partie de son salaire, en échange d’un pourcentage sur recettes plus élevé. 8 millions de dollars sont ainsi débloqués. Le tournage peut commencer.
« ... et comme ça, elle est partie »
Quatre mois, c’est tout. Le timing est serré. La date de sortie est cruciale : le 4 juillet 1994. Jour de fête nationale. Quatre mois de tournage donc, seulement six de post production, suicidaire, quand on y pense : incruster Forrest aux côtés de Kennedy, Nixon, Lennon… Effacer les jambes du Lieutenant Dan… Créer la balle de ping-pong, totalement absente lors des scènes de matchs... Pressé, Robert Zemeckis annule certains plans, comme celui dans lequel Forrest Gump devait croiser la route de Martin Luther King lors d’une manifestation au cours de laquelle des chiens lâchés par des policiers tentent de s’en prendre aux manifestants, avant que Forrest ne parvienne à les amadouer. Cependant, Forrest qui court durant trois ans, cela, il refuse de couper. Problème : l’argent vient, de nouveau, à manquer. Alors Tom Hanks et lui-même sacrifient encore un peu plus de leurs salaires, et partent sur la route, les week-ends, accompagnés d’une petite équipe, afin de shooter les plans d’un Forrest barbu contemplant l’horizon et tentant d’oublier Jenny.
« Tu peux pas continuer à faire ça, Forrest. Tu peux pas continuer à vouloir tout le temps me sauver »
4 juillet 1994, donc. Le succès est immédiat. Avec un budget total de 55 millions de dollars environ (hors frais de promotion, qui auront leur importance quelques semaines plus tard, et plus bas dans cet article), Robert Zemeckis a livré un drame ambitieux, une comédie légère, un film d’action rythmé, tout cela à la fois. Le mélange des genres fonctionne à merveille, mené par une performance sobre et juste d’un Tom Hanks au sommet de son art. La bande originale se vend comme des petits pains. Le film rapporte près de 700 millions de dollars dans le monde entier. Oscar du meilleur film, du meilleur acteur… Sherry Lansing garde son poste de présidente de Paramount (elle ne le quittera qu’en 2005 pour rejoindre Fox), Robert Zemeckis signe, encore à ce jour, son plus grand succès. Seul Winston Groom grimace. Son contrat lui promet 3% des profits du film, si profits il y a. Mais le studio affirme perdre de l’argent, la faute à des coûts de promotion ayant crevé le plafond. Winston porte plainte, Winston perd, mais Winston écrit tout de même une suite à son roman, qu’il parvient à vendre, évidemment, à Paramount, désireuse de livrer une suite. Mais Tom Hanks refuse. Et le pitch de Gump & Cie, sorti en librairie en 1995, ne convainc pas : dans ce roman, le film existe dans le monde de Forrest Gump, qui goûte peu aux joies de la célébrité que lui apporte le succès de ce « biopic ». Forrest Gump croise même la route de Tom Hanks. Absurde. Trop sans doute. Pourtant, en 2010, le projet renaît brièvement, avant de disparaître de nouveau dans les limbes du development hell.
« Maman disait toujours : la vie, c'est comme une boîte de chocolats : on ne sait jamais sur quoi on va tomber »
Forrest Gump, c’est l’Amérique. Ses grands mythes fondateurs, d’une part. Ses Présidents, ses icônes décédées, ses conflits, ses vétérans, ses États, ses hippies… Forrest Gump, c’est autant l’Amérique dans ce qu’elle fut, que dans ce qu’elle pense être : the land of opportunities, la contrée des possibles. Un pays au sein duquel peu importe votre physique, votre aura, votre mentalité, vos capacités, vous pouvez, vous pourrez devenir quelqu’un de plus grand, un héros moderne, une inspirante figure. Forrest Gump guidant un peuple de paumés, comme lui, sur des kilomètres d’asphalte… Forrest Gump entrepreneur, Forrest Gump marin, Forrest Gump sportif, Forrest Gump soldat… En Forrest Gump, c’est toute l’Amérique qui est contenue. Et pourtant… Chaque belle chose de la vie du héros est ici un accident… Il ne contrôle rien… Il ne sait pas… Jenny le quitte, lui cache l’existence de son fils, revient chez lui pour mourir… Les critiques, régulièrement, s’élèvent contre la douce innocence, ici qualifiée de niaiserie, du film, et donc du personnage. Et pourtant, ce cynisme est déjoué, par un héros, justement, totalement dénué de cynisme. Certes, il ne semble pas choisir sa destinée, mais il en est l’acteur, le pivot. Il est là, et nous non. Il est un héros qui s’ignore. Pas le héros que nous méritons, mais un héros méritant.
Nico PRAT
Texte tiré du numéro Rockyrama n°21 - Robert Zemeckis