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Saul Bass : l’homme au bras d’or

« Ses œuvres ont défini son époque ». Ainsi parle Martin Scorsese de l’américain Saul Bass, réalisateur en 1975 d’un unique film, Phase IV, ressorti en salles l’année dernière, mais surtout graphiste de génie et inventeur du générique moderne. Mais
Saul Bass : l’homme au bras d’or

« Ses œuvres ont défini son époque  ». Ainsi parle Martin Scorsese de l’américain Saul Bass, réalisateur en 1975 d’un unique film, Phase IV, ressorti en salles l’année dernière, mais surtout graphiste de génie et inventeur du générique moderne. Mais comment définir le style Saul Bass ? Et qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Réponses.


Saul Bass fut tant de choses à la fois. D’une part, un collaborateur. Otto Preminger est le premier réalisateur à avoir été séduit par son travail. Pour l’affiche de Carmen Jones, l’approche adoptée par Bass est révolutionnaire : un symbole graphique (ici une rose stylisée), là où les affiches se contentaient souvent à l’époque d’utiliser des images du film. Mais sa collaboration la plus marquante reste celle avec Alfred Hitchcock pour les affiches de Vertigo, La Mort aux trousses et Psychose. Dans ce dernier, Saul Bass serait d'ailleurs le véritable auteur de la scène du meurtre sous la douche, car il en a signé le storyboard. Saul Bass, moitié de duos symboliques, mythiques et emblématiques, mais Saul Bass, également inventeur. Avant Saul Bass, le générique n’était que le prologue du film. Mais lui le voyait comme une façon de conditionner le public. On lui doit les génériques de Psychose et Vertigo, mais également de Casino, Les Affranchis, La Guerre des roses… Quand il signe avec Phase IV en 1974, son unique long métrage en temps que réalisateur, étrangement, il en confie le générique à un autre. Saul Bass, enfin, fut influenceur. Une influence qui se fait aujourd’hui encore ressentir. Mad Men est l’exemple ultime de série ayant emprunté à Saul Bass son style narratif épuré, entre esthétisme rétro et modernisme. Ajoutez à cela l’hommage rendu par Spielberg avec Attrape-moi si tu peux ou encore l’affiche du Burn After Reading des frères Coen. Saul Bass, plus moderne que jamais !


Retour en arrière, bien des années plus tôt. Le cinéma n’a que quelques mois, pas beaucoup plus, et le générique n’est alors qu’une pure invention de producteurs désireux de mettre en avant des informations légales, des copyrights du film que le spectateur s’apprête à voir. Par la suite, le réalisateur, les acteurs et l’équipe technique auront eux-aussi droit à leur moment de gloire. Ces quelques mots, ces quelques lettres, ces quelques noms, ne seront pendant des années rien de plus qu’un moment à passer, avant de rentrer dans le vif du sujet. Puis, des individus comme Pablo Ferro, Maurice Binder ou encore Saul Bass, pour ne citer que les trois plus importants, en décideront autrement. Le premier a réalisé les génériques de Docteur Folamour (1964), Bullitt (1968), L'Affaire Thomas Crown (1968), ou encore Orange mécanique (1971). Le second, décédé en 1991, est connu pour avoir créé seize génériques des films de James Bond entre 1962 et 1989. Le troisième, enfin, nous intéresse particulièrement ici. 

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« Pour le public moyen, les crédits leur disent qu'il ne reste que trois minutes pour manger du popcorn. Je prends cette période « morte » et j'essaie de faire plus que simplement me débarrasser des noms qui ne plaisent pas aux cinéphiles. Je vise à mettre en place le public pour ce qui va arriver ; je les rend impatients. Mes premières réflexions sur ce qu'un titre peut faire était de définir l'ambiance et le noyau sous-jacent de l'histoire du film, d'exprimer cette histoire de façon métaphorique. J'ai vu la séquence du générique comme un moyen de conditionner le public, de sorte que lorsque le film a réellement commencé, les spectateurs auraient déjà une résonance émotionnelle avec lui ». Saul Bass. 


Tom Kan est un graphiste et designer franco-japonais, auteur, entre autres, des remarqués génériques d’Enter the Void et de Good Time des frères Safdie. Il est un disciple, comme tant d’autres, de Saul Bass. : « La première fois que j’ai entendu parler de Saul Bass, c’était en regardant l’affiche de Clockers de Spike Lee, et cette silhouette découpée. Même si ce n’est pas du Saul Bass, j’étais déjà familier avec ces visuels, grâce aux pochettes des albums du label Blue Note. J’avais vu les Hitchcock, mais j’étais gamin, donc je n’en savais pas beaucoup plus que cela sur lui. Et donc, à l’époque de Clockers, je suis tombé sur un article parlant des similitudes avec l’affiche de Anatomy of a Murder, et c’est comme ça que j’ai commencé mon apprentissage de Saul Bass ». Nous sommes en 1959. Dans le générique de Anatomy of a Murder, Saul Bass prend le titre du film au pied de la lettre, en présentant chaque membre de l'équipe à côté d’une partie d’un corps désassemblé, et ne dévoile le corps entier qu’au moment de faire apparaître le nom du réalisateur. La technique est simple, simpliste sans doute, même vue de notre époque : des découpes de papier sur un fond gris uniforme. C’est tout, mais c’est beaucoup. D’ailleurs, son influence est évidente dans des films comme Attrape-moi si tu peux, Monstres & Cie et même Thank You for Smoking. Et plus loin encore, pour Tom Kan : « Le logo de Prozac Tracks, c’était une main qui tenait une éprouvette avec la typo en dessous, et ce logo, je l’ai détourné du logo d’une industrie pharmaceutique des années cinquante. Pendant la french touch, tous les logos un peu corporate, qu’on appelait à l’époque le consumérisme design, c’était totalement inspiré de Saul Bass ».


« PROJECTIONNISTES – TIRAGE DE RIDEAU AVANT LES TITRES ».


Sept mots. Pas un de plus, mais l’injonction est claire. Il est impératif que les spectateurs puissent voir le générique imaginé par Saul Bass, comme l’indique cette demande collée sur chaque bobine envoyée aux salles désireuses de projeter l’histoire de Frankie Machine, qui revient dans son quartier après un séjour dans un centre de désintoxication où il a appris la batterie. Tel est le pitch de L’Homme au bras d’or, d’Otto Preminger, l’une des plus belles réussites de la carrière de Saul Bass. Selon lui, l’ère du générique comme « popcorn time » est terminée. La puissante séquence de titre de Saul Bass pour L’Homme au bras d’or a changé la façon dont les réalisateurs et les concepteurs traiteraient à l’avenir les titres d'ouverture. Un fond noir. Puis, des lignes blanches apparaissent, disparaissent, en rythme avec la musique composée par Elmer Bernstein. Le timing était tellement serré que le musicien et le designer ont dû travailler main dans la main et faire leurs devoirs en même temps. Le résultat est une intense interprétation du trouble gagnant le héros, musicien accompli particulièrement porté sur le jeu et la drogue.

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Mais revenons encore un peu plus en arrière. Saul Bass voit le jour dans le Bronx, à New York, en 1920. Son père est fourreur et sa mère s’occupe du foyer (il a une sœur aînée). Il montre très tôt des prédispositions pour le dessin et à 15 ans prend des cours de peinture avant d’atteindre l’âge requis pour poursuivre ses études au Brooklyn College. C’est à cette époque que sous l’impulsion de son professeur, György Kepes, il découvre et se passionne pour le Bauhaus – une école née en Allemagne au lendemain de la Première Guerre mondiale, lors de la naissance de la République de Weimar : à l’instigation d’Henry van de Velde, peintre, architecte et décorateur belge, et de Walter Gropius, architecte et designer allemand, l’école des arts décoratifs et l’académie des beaux-arts de Weimar sont réunies en une seule école qui prend pour nom Bauhaus –, il se passionne également pour le constructivisme russe et s’initie à l’esthétique moderniste. La suite ? Des stages, comme tout jeune qui se respecte, dans différents studios de design de Manhattan, puis, très vite, viennent les premiers contrats publicitaires, et dans la foulée, l’ouverture de son propre studio, en 1950, Saul Bass & Associates. Il n’est déjà plus new-yorkais et a opté pour la vie sous le soleil de Los Angeles. Là, il fait la rencontre de Charlie Chaplin avant de créer des campagnes publicitaires pour des films de Mankiewicz, des productions d’Howard Hughes (qui lui donne des rendez-vous absurdes, à toute heure du jour et de la nuit). Puis, vient une rencontre, plus importante que les autres : celle d’Elaine Makatura, qui est engagée pour l’assister en 1956, avant de l’épouser en 1961 et de travailler à ses côtés. Sans relâche. Dans tous les domaines. 


« Un logo, tu dois assurer une pérennité. Une affiche, tu dois donner envie. Un générique, tu dois immerger. Saul Bass a réussi à être grand dans ces trois catégories. Ce n’est pas exactement le même métier ». Difficile de donner tort à Tom Kan. Des marques internationales comme Minolta, United Airlines, AT&T (le France Télécom version US), Geffen, Kleenex, ou encore des événements aussi corporate que les Jeux Olympiques de Los Angeles (1984)… Leurs logos sont bien plus que des images, des dessins, des idées. Ils sont… Ils sont modernes. Ils sont… Quel est le style « Saul Bass » ? Une approche très épurée de la création graphique. Un style, disons, nerveux. Les lignes, brisées ou droites, sont récurrentes. Son style est sans détour, vif et efficace. Mais plus encore, Saul Bass communique au travers de ce que nous voyons, mais également de ce que nous ne voyons jamais. Ses affiches, en omettant volontairement mille choses (les visages des acteurs, par exemple), suggèrent. Intriguent. Sa création pour The Shining, à ce titre, est d’une violence rare, pure. Face à son travail, on pourrait citer Matisse, Paul Rand, Paul Klee… Le tag, aussi. L’affiche de L’Homme au bras d’or délaisse toute représentation de la star Frank Sinatra qui incarne le rôle principal. Osé. Presque scandaleux. Puis, Saul Bass s’envole. Il touche à tout. Comme le rappelle le site Typomanie, cette idée « marque le début d’une nouvelle ère, aussi bien dans le domaine des affiches que dans celui des génériques. Progressivement, les séquences créées par Saul Bass se diversifient et délaissent les éléments graphiques pour intégrer d’autres moyens tels que des photographies (Spartacus), des animations (Le Tour du monde en quatre-vingts jours, 1956) ou des séquences filmées (La Rue chaude) ». 


En 2011, Jennifer Bass et Pat Kirkham publient Saul Bass: A Life in Film & Design, un ouvrage massif dans lequel ils reviennent sur la vie du maître et interrogent ses héritiers et collaborateurs. Martin Scorsese, en particulier, se montre bavard : « Avant même de le rencontrer et de travailler avec lui, il était une légende à mes yeux. Il a trouvé et distillé la poésie du monde moderne et industriel. Ses génériques ne sont pas de simples étiquettes sans imagination – comme c’est le cas dans de nombreux films – ils sont bien plus, ils font partie intégrante du film en tant que tel. Quand son travail apparaît à l’écran, le film lui-même commence vraiment. Je parle au présent, car son travail et celui de sa femme Elaine parlent à chacun de nous, peu importe notre âge, peu importe notre date de naissance. J’ai travaillé à plusieurs occasions avec lui. La première fois, c’était pour Les Affranchis. J’avais une idée pour le générique, mais je n’arrivais pas à mettre les mots dessus. Quelqu’un m’a suggéré de faire appel à Saul Bass, et je me suis dit “oserons-nous ?”. Après tout, il avait travaillé sur Vertigo, Psychose, Anatomy of a Murder, Advise and Consent, Spartacus, Ocean’s 11… Des films qui m’ont défini en tant que spectateurs, en tant que cinéaste. Quand nous étions jeunes et que nous allions au cinéma, son travail nous excitait terriblement : comme la musique de Bernard Herrmann, il ajoutait une dimension spéciale au film. Il rendait instantanément les films… différents, à part. Saul, pour le dire simplement, était un grand réalisateur de films. Il regardait l’œuvre, et il en comprenait immédiatement le rythme, la structure, l’humeur… Il pénétrait le cœur du film, et trouvait son secret ». 


Nico PRAT


Texte tiré du numéro Rockyrama n°20 - Shane Black

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