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Le générique grandiloquent de Moonrise Kingdom

Dès les premières minutes de Moonrise Kingdom, tout n’est que gestuelle : mouvements orchestraux, déplacements des personnages et des émotions, travellings en série. N’en déplaise aux détracteurs, le cinéma de Wes Anderson n’a (vraiment) rien de stat
 Le générique grandiloquent de Moonrise Kingdom

Dès les premières minutes de Moonrise Kingdom, tout n’est que gestuelle : mouvements orchestraux, déplacements des personnages et des émotions, travellings en série. N’en déplaise aux détracteurs, le cinéma de Wes Anderson n’a (vraiment) rien de statique.


Cadres travaillés comme autant de tableaux à épingler aux murs, obsession mathématique pour la symétrie, dialogues minimalistes calculés au mot près, régularité des amorces musicales, vision constamment bicolore de l’imaginaire (jaune et rouge), épure des situations… Tout chez Wes Anderson respire la stabilité, l’élaboration fixe et « freak-contrôlée ». Pourtant, on ne peut ignorer la vie intense qui pulse au fil de ses plans, cette impression grisante d’ailleurs qui semble à tout moment crever la surface de ces images que l’on pensait lisses. Costume chic de dandy bien repassé, nœud papillon correctement ajusté et cheveux peignés au poil, Wes Anderson soigne son apparence comme il peaufine ses films : avec méticulosité. Mais n’allez pas croire que son art est une succession de natures mortes pour grabataires.


« Afin de vous montrer ce qu’est un orchestre symphonique, Benjamin Britten a composé une grande œuvre musicale, découpée en mouvements, mettant en avant chaque famille de l’orchestre. Ces mouvements sont appelés variations : différentes façons de jouer le même air » précise en off le jeune narrateur, éminente voix du Young Person’s Guide To The Orchestra. Univers fait de déclinaisons, d’alternances et de sérigraphies, le monde de Wes Anderson accumule mélodies et disharmonies pour mieux dépeindre les couacs familiaux et sentimentaux des personnages qu’il met en scène. Mise en bouche de quatre minutes, l’intro de Moonrise Kingdom épuise le même thème d’Henry Purcell, le dénudant ou le complétant d’une instrumentalisation supplémentaire jusqu’au climax final. Chaque cadence donne le la à l’émergence des caractères, topographies et protagonistes dans le champ. Cela pourrait être frimeur, mais c’est brillant : feignant de répéter le même motif, Anderson s’en sert comme d’un réel outil de progression narrative et l’enrichit, le développe, l’altère et le transcende. Ce qui rend le cinéaste prodige si énervant, puisque génial, est justement sa façon de renouveler son art depuis 23 ans sans jamais trahir ses leitmotivs (comme on dit dans le jargon classique).


Oscillant du minimalisme au lyrisme à chaque reprise de Purcell, ce générique use jusqu’à la corde d’un effet de répétition afin d’invoquer un besoin de dépassement, et exploite une ritournelle pour mieux faire résonner ce que chaque plan contient en vérité : un cri d’évasion. L’écriture d’Anderson est musicale, puisque son cinéma n’est rien d’autre qu’une fugue. Pas étonnant que la jeune Suzy scrute l’horizon de ses jumelles, que les travellings arrière et autres dézooms soient légion ou que le thème musical passe d’intra à extra-diégétique – la musique se stoppant net lorsqu’un gosse arrête son vinyle. Mouvements latéraux de caméra, alternance de points de vue et effets de profondeur de champ expriment tous la même émotion, loin d’être mécanique : le besoin pressant de fuir à toute blinde. Fuir quoi ? Cette monotonie aussi musicale qu’existentielle, assurément. Des déplacements très fluides de la caméra dans l’espace à l’énonciation minutieuse des familles instrumentales, tout semble ordonné. Pourtant, sous l’écrin peaufiné, le chaos approche. Le calme avant la tempête. C’est ce contraste constant entre les émotions, passions et désirs contradictoires des personnages et la rigueur « opératique » de la mise en scène qui confère à Moonrise Kingdom toute sa force.


Grandiloquent, ce générique d’ouverture nous fait visiter aux sons des hautbois de modestes bourgades et autres maisons de poupées typiquement andersoniennes. Convoquer toute cette ampleur orchestrale afin d’introduire le béguin naïf d’une jeune fille, il fallait oser. On se souviendra de cette entreprise un brin mégalo lorsque, soudain, la gamine et son scout énamouré se câlineront délicatement sur la plage. Une initiation aux sens justement suggérée par cette ouverture symphonique profondément sexuelle, faite de suspensions, d’étirements, de frustrations et de crescendos. Pas d’habillement musical saisissant à cet instant, juste deux gosses en sous-vêtements. Adieu l’emphase, bonjour l’épure. Dans le cinéma d’Anderson, sous la construction travaillée du cadrage, de l’ordre du récitatif, s’esquisse toujours la vérité nue des personnages. L’une ne serait pas aussi marquante si l’autre n’existait pas. Souvenez-vous de ce plan dans À bord du Darjeeling Limited. L’image fixe d’un Owen Wilson « dénudé », des bandeaux lui recouvrant le visage, véritable fulgurance au sein d’un film régi par le mouvement machinal du train. Comme le train d’ailleurs, le travelling chez Wes Anderson est toujours la promesse d’un passage, d’une rupture, bref : d’un voyage. 


Mais pour aller où ? Récit d’une enfance qu’on enterre à coups de Françoise Hardy, de mariage clandestin et d’excursions dignes des Castors Juniors, Moonrise Kingdom nous conte le plus grand des départs : le deuil. Celui de l’innocence, au sein d’un monde où enfants et adultes s’inversent, les premiers s’avérant plus matures, pragmatiques et organisés que les seconds – une suite de vieux gamins paumés et pathétiques, envahis par la lose, l’impuissance et les regrets. Ce spleen-là, Wes Anderson l’étend (...en panoramas, personnages secondaires, interludes burlesques et parenthèses musicales), comme pour mieux faire durer un temps qui fatalement se savoure, s’écoule, se brusque et se meurt – celui de l’amour et de l’aventure, comme le chante la brune mélancolique. La vie passe à la fois trop lentement et trop vite, tel un mouvement permanent et répété qu’on aimerait contenir. D’ailleurs, dans À bord du Darjeeling Limited, les séquences de courses sont captées au ralenti, idée ironique révélant le paradoxe du spleen. Un élancement contradictoire incarné par l’expression double « stop motion » (arrêt mouvement), la technique magnifiée dans le frénétique Fantastic Mr. Fox. 


« La poésie, ce n’est pas que des mots » entend-on dans Moonrise Kingdom. Si l’on s’en doutait, ce générique aux sens aussi musicaux et multiples qu’évasifs vient nous le rappeler.


Clément ARBRUN


Texte tiré du numéro Rockyrama n°18 - Wes Anderson

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