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Hellboy, le célèbre monstre rouge Guillermo del Toro

« Qu'est-ce qui fait d'un homme, un homme ? ». Cette question, qui ouvre le premier Hellboy dans la bouche du professeur Broom, a le mérite de tout dire ou presque du film de Guillermo del Toro. Et sans doute même de del Toro lui-même...
Hellboy, le célèbre monstre rouge Guillermo del Toro

« Qu'est-ce qui fait d'un homme, un homme ? »


Cette question, qui ouvre le premier Hellboy dans la bouche du professeur Broom, a le mérite de tout dire ou presque du film de Guillermo del Toro. Et sans doute même de del Toro lui-même... Cependant, cette question reste ouverte, convenons-en. Dans un autre film apprécié par l'auteur de ces lignes on nous répondrait peut-être par une autre question : «  Est-ce la capacité d'agir toujours à bon escient ? À n'importe quel prix. Est-ce que c'est ça qui fait qu'on est un homme ? » Ce à quoi nous répondrions, de concert avec le chevelu amateur de russes blancs qui sert de « héros » au dit film : « Oui, ça et une paire de testicules. » Là, nous ne serions probablement pas plus avancés car la question serait désormais de savoir si un démon possède, en plus de sa queue et de ses deux cornes, une paire de valseuses bien accrochée. Déjà que la question du sexe des anges a longtemps taraudé jusqu'aux plus éminents théologiens des siècles passés, nous risquerions nous-mêmes d'aboutir à une impasse de tous les diables, quand bien même tout ce que nous désirions savoir tenait finalement en ces quelques mots : qu'est-ce qui fait de ce gros monstre rouge, cornu qui plus est, un homme, au sens noble du terme ? Poursuivons...


Le fait est que del Toro est parvenu à insuffler plus d'humanité dans les monstres, créatures ou machines qui peuplent son œuvre que dans la plupart des héros « humains » qui la traversent. Ou plutôt : chez del Toro, l'humanité n'est pas le propre de nos semblables auxquels nous ne manquons pas de nous identifier habituellement. En cela il a suivi le même chemin impur qu'un Tim Burton : la voie de la bizarrerie, des êtres imparfaits, monstrueux, gigantesques mais ô combien humains. Dans Hellboy, cela donne cette galerie de personnages pas piquée des hannetons en forme de bestiaire fantastique qui est aujourd'hui indéniablement reconnue comme la marque de fabrique de del Toro, pour le meilleur et pour le pire – à l'instar de Burton. Nous avons donc un sorcier russe revenu d'outre-tombe, un automate nazi apparemment indestructible, un homme-poisson à l'intelligence démesurée, une femme lance-flammes, sans oublier une horde de chiens de l'enfer. Et puis il y a le gros monstre rouge que quelques fades humains essaient de contrôler pour faire le bien. John Hurt est touchant en vieux sage hirsute et Jeffrey Tambor livre son numéro habituel, tandis que le jeune premier Rupert Evans croit un moment pouvoir voler le film – et sa dulcinée – à ce gros monstre rouge. Le personnage de John Myers, par-delà son manque d'épaisseur patent, n'est pas anodin dans toute cette affaire. Bien sûr, il est la porte d'entrée dans l'univers de Hellboy, le levier permettant l'identification du spectateur lambda, à la manière de Will Smith dans le premier Men in Black quelques années plus tôt. Mais lui, à l'inverse du personnage campé par l'ancien rappeur dans le film de Barry Sonnenfeld, n'a pas vocation à prendre le contrôle du récit. Son inexpérience et sa gaucherie sont là pour souligner la propre inexpérience et la propre gaucherie de son rougeoyant – pour ne pas dire rougeaud – acolyte. Et alors qu'au fil du film Myers se prend de plus en plus pour un héros de romcom partant à la conquête de la fille bizarre mais mignonne, c'est en fait Hellboy, seul dans sa tanière d'adolescent en crise, qui enfile sur le fil le costume du héros romantique engoncé dans ce corps disproportionné. Car oui, chez del Toro, Hellboy est avant tout cet ado mal dans sa peau, privé de sortie la plupart du temps, qui ressasse son unique histoire d'amour, laquelle n'a qui plus est jamais dépassé le stade embryonnaire.

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Et si la question qui nous occupe n'a toujours pas trouvé de réponse, une autre question tout aussi cruciale tombe à point nommé : qu'est-ce qui fait alors d'un super-héros, un super-héros ? Après tout, Hellboy (le personnage) est aussi un super-héros, avec des origines surnaturelles, une force colossale, et même un logo flanqué sur le torse ! Ce qui fait à n'en pas douter de Hellboy (le film) un film de super-héros. Mais là encore ce n'est pas nécessairement l'attirail brièvement énuméré qui fait le super-héros, ou du moins pas seulement. Le super-héros est avant tout chez del Toro un être démesurément unique rendu malheureux par cette unicité. Alors, oui, il chasse des démons et affronte les forces du mal à l'occasion, mais comme le Batman de Burton, c'est son caractère malheureux qui le rend super. Or super désigne en latin ce qui est au-dessus. Est-ce à dire que les super-héros sont des héros qui surplombent le reste du monde plutôt que d'être extérieurs à lui ? Eh bien oui. Batman perché en haut des buildings de Gotham, Spider-Man évoluant de gratte-ciel en gratte-ciel, Superman pour qui même le ciel n'est pas une limite, et donc Hellboy qui pourtant vient des entrailles de l'enfer et qui de par sa taille colossale n'était pas vraiment prédisposé à surplomber ses « semblables » – ou alors en gardant les pieds sur terre tel une statue à la lourdeur ancestrale. Il vit reclus, donc, presque sous terre, à l'abri des regards, mais la nuit venue il s'autorise parfois de petites escapades sur les toits de la ville. Le plus souvent pour traquer le mal, mais parfois pour espionner celle qu'il convoite, Liz Sherman, partie en balade avec ce satané Myers. Hellboy saute d'immeuble en immeuble, espionnant ce couple qu'il ne veut pas voir éclore. Spectateur impuissant, il trouve le réconfort auprès d'un autre enfant seul qui lui cède volontiers son verre de lait et ses cookies préparés par maman. L'enfant est un fan – par nature ? –, il croit à Hellboy comme on croit aux extraterrestres ou au monstre du Loch Ness. Et que découvre-t-il ? Qu'à défaut d'être à la poursuite de quelque infâme créature venue des enfers, son héros est à la poursuite de l'amour. Après tout, qu'est-ce qu'un super-héros si ce n'est un amoureux incapable de vivre son amour normalement ? Le poids de la charge en quelque sorte, l'amour impossible et les regrets éternels, les super-héros au cinéma connaissent bien cela. Dans le Spider-Man de Sam Raimi, véritable romcom déguisée en film de super-héros, si Peter Parker pouvait enfin goûter à l'amour au contact de la belle Mary Jane, il devait finalement s'éloigner d'elle à cause de son alter ego arachnéen. Dans le second Batman de Tim Burton, c'était l'acariâtre Catwoman qui faisait les frais de cette dure réalité. Elle terminait le film en véritable chatte de gouttière, sans maître ni foyer. Le dernier plan du film, un travelling qui n'en finissait pas de monter vers les hauteurs de Gotham, la montrait libre mais seule, désespérément seule.


Le super-héros est condamné à la solitude, c'est une autre convention, et dans Hellboy il y a un plan de notre gros monstre rouge similaire à celui de Catwoman à la fin de Batman Returns. On enterre son père adoptif, le professeur Broom, qu'il a échoué à secourir à cause justement de son escapade nocturne à la poursuite de sa chère Liz, mais Hellboy ne peut pas assister aux funérailles au risque de révéler sa propre existence au reste du monde. Alors il assiste à l'enterrement de la seule place qui lui soit autorisée, que dis-je, qui lui est réservée – ainsi qu'à ses congénères : tout en haut, sur les toits de la ville. Et comme pour valider l'idée qu'il n'est plus ce démon né des flammes de l'enfer, Hellboy pleure toutes les larmes de son corps, qui se mêlent à la pluie diluvienne qui ne manque pas d'accompagner ce tragique événement. La mort du père qu'on n'a pas su empêcher, les éternels regrets, voilà ce qui fonde un homme. Et justement à cet instant précis, on devine l'homme derrière le monstre ; ou plutôt l'acteur. C'est que sous cette pluie ardente, le temps d'un flash, le spectateur pourrait presque s'étonner que le maquillage ne fonde pas, justement, telle la neige au soleil. Il y a pourtant bien un homme derrière le monstre. Il est là, on le devine. Cet homme s'appelle Ron Perlman et il est amusant de noter qu'il débuta au cinéma dans la peau d'un « presqu'homme » dans La Guerre du feu de Jean-Jacques Annaud avant d'incarner un sous-homme dans Le Nom de la rose, d'Annaud également. Vint ensuite le succès à la télévision où il interpréta une bête attachante face à la belle Linda Hamilton dans une nouvelle adaptation de La Belle et la Bête. Puis, plus tard, on le retrouva souvent dans la peau de simili-surhomme à la voix grave et à la carcasse fatiguée, mais c'est bien Guillermo del Toro qui fit de lui un homme. Car si comme souvent dans sa carrière Perlman se cache derrière du maquillage et des prothèses, il n'en reste pas moins que dans l'esprit de del Toro il était le seul à pouvoir personnifier sa vision de Hellboy à l'écran – au point d'imposer son choix aux pontes du studio pas vraiment convaincus.

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Sa vision, donc, d'un univers préexistant. Celui de Mike Mignola, le créateur de Hellboy, le comic book. Car peut-être plus qu'un film de super-héros – notion qui pose question, on l'a vu – Hellboy est un comic book movie. Mais un comic book movie sorti au début de la vague qui ne cesse de déferler encore à ce jour, à une époque où les studios, bien que méfiants, n'hésitaient pas à confier les rênes de ces films à des réalisateurs habités par une vision, justement. Sauf qu'à la différence de Batman ou autres Spider-Man, Hellboy est sur le papier une œuvre relativement récente qui n'a pas encore connu de relectures diverses et variées. Aussi, lorsque vous adaptez une œuvre au style si personnel sur grand écran, une question se pose à vous : dois-je respecter l’œuvre ou la trahir ? La bonne réponse étant les deux, évidemment, car si vous trahissez purement et simplement une œuvre en balayant les enjeux ou les thèmes emblématiques qui en font toute la sève, vous risquez de livrer au mieux une belle coquille vide, au pire une croûte décharnée. De la même façon, si vous respectez trop une œuvre au point de ne pas vous l'approprier, de ne pas oser y mettre votre point de vue, le risque est grand d'aboutir au mieux à une belle coquille vide, au pire à... vous connaissez la suite. Or, sur ce point, del Toro est de ceux qui ont à la fois trahi et respecté l’œuvre originale, à l'instar d'un Burton ou d'un Raimi. Face à une œuvre originale à l'identité graphique si forte, un autre réalisateur aurait pu être tenté de reproduire à l'écran le style résolument expressionniste de Mignola, quitte à, comme le ferait un peu plus tard Zack Snyder ou Robert Rodriguez, calquer sa mise en scène sur les cases-mêmes de la bande dessinée. Et si Watchmen et Sin City ont de respectables qualités, force est de reconnaître que cette méthode infiniment respectueuse a abouti à des résultats assez mitigés.


Voilà pourquoi del Toro, en ancrant son film d'entrée de jeu dans une réalité alternative à celle de la bande dessinée – au point de faire du comic book un produit dérivé de Hellboy, le héros du film, dès la séquence générique –, a fait le choix de s'approprier le Hellboy de Mignola en en faisant un héros à son image et à l'image de ses films : sombre mais néanmoins sympathique. Sans oublier de l'humaniser au passage, d'abord extérieurement en le dotant de pieds, là où le héros dessiné avait des sabots, et d'une allure générale plus humaine que démoniaque, et ensuite intérieurement en en faisant un amoureux transi et gauche. Alors bien sûr on nous rétorquera que l'allure plus humaine du Hellboy du film répond sans doute autant à un choix profond qu'au choix plus prosaïque du cinéaste d'opter pour des effets le plus mécaniques possible. Mais ne pouvons-nous pas unir ces deux raisons sous le giron du défi premier qui est celui du cinéma super-héroïque ? À savoir retranscrire un dessin en chair et en os. On imagine mal par exemple une retranscription en prise de vues réelle des toiles de grands maîtres. Vincente Minnelli lui-même ne s'y est d'ailleurs pas essayé dans La Vie passionnée de Vincent Van Gogh. Il était pourtant l'un des rares cinéastes qui auraient pu se risquer à une telle entreprise, mais plutôt que de tenter la comparaison avec le maître il préféra lui rendre hommage en montrant ses toiles le plus simplement du monde, en insert plein écran, pour rendre compte du génie du peintre hollandais. Bien sûr Mignola n'est pas Van Gogh, et plus largement un comic book n'est pas une toile de maître ; sans compter que retranscrire à l'écran le processus créatif d'un peintre n'est pas tout à fait la même chose que traduire littéralement à l'écran des dessins et, chose plus difficile encore, l'esprit de ces dessins (soit le défi des comic book movies et autres films de super-héros, nous l'avons vu). Par ailleurs, au fil des années, la plupart des super-héros sont passés de main en main et ont connu moult versions souvent bien différentes selon le dessinateur et le scénariste à l’œuvre. Ce qui n'est pas le cas ou presque de Hellboy, que Mignola a rarement laissé en d'autres mains que les siennes. Là où Burton ou Raimi pouvaient facilement s'affranchir de la version papier de leur héros en raison même de la multitude de versions existantes, del Toro, lui, n'avait qu'un seul Hellboy ou presque à trahir., celui de Mignola, lequel l'a d'ailleurs poussé au crime en l'encourageant dans ses méfaits. 


Del Toro a donc délibérément pris une autre direction que celle du père naturel de Hellboy, une direction en accord avec ses moyens – ceux plus « limités » du cinématographe, en tous cas à l'époque de la conception du film –, mais aussi avec sa propre sensibilité. Et si, par exemple, l'emprise de Lovecraft se fait sans doute moins prégnante à l'écran que dans les pages du comic book, ce n'est pas que del Toro a moins subi l'influence du génial auteur de L'Appel du Cthulhu – bien au contraire –, mais bien qu'il dose ses effets pour garder une touche de réalisme absente chez Mignola l'expressionniste. C'est donc bien par respect (et admiration) de l’œuvre originale que del Toro la trahit joyeusement. Et derrière ces choix et ces prises de risques se cachent bel et bien les choix d'un artiste, ou plutôt d'un homme, seul responsable en dernier recours de la réussite ou de l'échec de son entreprise. « Qu'est ce qui fait un homme ? » se demandaient conjointement le professeur Broom et le gros Lebowski au début de notre texte. Eh bien sur ce point, ces deux « sages », chacun à leur manière, ont à peu près la même réponse : seuls les choix que l'on fait comptent. Et cela vaut autant pour notre gros monstre rouge que pour l'ogre mexicain derrière la caméra.


Aubry SALMON


Texte tiré du numéro Rockyrama n°16 - Guillermo Del Toro.