Indiana Jones et la dernière croisade : la Réunion au Père
Spielberg a toujours abordé les Indiana Jones à la façon d’un cinéaste hollywoodien de l’ère classique : à savoir comme des œuvres de commande qu’il convient d’honorer en artisan consciencieux.Spielberg a toujours abordé les Indiana Jones à la façon d’un cinéaste hollywoodien de l’ère classique : à savoir comme des œuvres de commande qu’il convient d’honorer en artisan consciencieux. Malgré cette posture, l’artiste Spielberg s’est régulièrement révélé, souvent malgré lui, à travers cette saga. Le conflit familial, au cœur de La Dernière croisade, en est l’exemple le plus frappant.
Jeux télévisés, quizz ou magazines people ont souvent rappelé au grand public certaines anecdotes d’enfance de Steven Spielberg qu’il était possible de rapprocher de sa filmographie : l’ami qu’il n’a jamais eu et qui deviendra E.T. l’extra-terrestre ; sa façon de chauffer le thermomètre avec une lampe pour faire croire à sa mère qu’il avait la fièvre ; ce grand érable effrayant, dans le jardin de sa maison de Camden, qui prendra vie dans Poltergeist et tentera de kidnapper l’enfant dans sa chambre, etc.
Mais toutes ces anecdotes devenues célèbres tournent essentiellement autour de l’imaginaire et de la créativité du jeune Steven Spielberg, c’est-à-dire sa vie intérieure. Assez curieusement, les évènements familiaux qui ont largement construit sa personnalité, et donc charpenté sa carrière, sont régulièrement sous-estimés. Il en va ainsi, en particulier, de la relation conflictuelle de Steven avec son père Arnold ; une relation qui s’est pourtant exprimée avec force dans toute son œuvre, réalisée ou produite. Du père indigne qui abandonne sa famille dans Rencontre du troisième type au père qui tente de la reconstruire dans La Guerre des mondes ; du père infidèle et absent de E.T. au père écrasant d’Attrape-moi si tu peux ; des pères lâches (Retour vers le futur), des inconséquents (Gremlins), des cadres absorbés par leur boulot (Hook), rien n’a été épargné à cette figure du père dans l’expression d’un profond ressentiment.
« J’ai toujours senti que mon père mettait son travail au-dessus de moi, avoue le cinéaste. Je pensais qu’il m’aimait moins que son travail et j’en souffrais. Quand j’osais aller vers lui avec mes choses à moi, celles qui répondaient à mon caractère enthousiaste et passionné, il les prenait de façon très analytique et, inévitablement, ça finissait dans le conflit. » C’est précisément avec cette relation conflictuelle que débute la thématique d’Indiana Jones et la dernière croisade. Le jeune Indy (River Phoenix) vient de vivre sa première grande aventure, faite de bandits, de poursuite sur des trains, de lions et de rhinocéros. Il se précipite chez lui pour raconter, à bout de souffle, l’événement incroyable à son père. Mais ce dernier, plongé dans l’étude et sans même lui jeter un regard, lui ordonne de compter jusqu’à dix… en grec.
Pourtant, ce n’est pas l’obsession du Saint Graal qui motivait Spielberg père à négliger (en apparence) son fils. Arnold Spielberg avait tout simplement la charge d’un travail minutieux et éprouvant. Issu d’un milieu extrêmement modeste, n’ayant pu poursuivre ses études, il s’était révélé durant la guerre comme un soldat extraordinairement compétent pour tout ce qui touchait à l’ingénierie. Après la guerre, il fut l’un des premiers ingénieurs de l’industrie informatique naissante, à l’époque où les ordinateurs faisaient la taille d’un grand appartement, et créa entre autres un système de bibliothèque électronique pour recherches de données stockées sur bandes magnétiques, pour le BIZMAC de la compagnie RCA. Le couple qu’il formait avec sa femme Leah se répartissait ainsi les « rôles » : Arnold était le père occupé, minutieux, effacé et cérébral. Leah, pianiste de formation, était la mère aimante, extravertie, artiste dans l’âme. En grandissant, Steven choisira de s’identifier au caractère passionnel de sa mère et d’ignorer qu’il porte aussi en lui la minutie et l’ingénierie de son père. Lorsque le couple connut une longue crise menant au divorce, au début des années soixante (revoir les scènes familiales de Rencontres du troisième type pour plus de détails), Spielberg prit intégralement le parti de sa mère au point d’ignorer aveuglément les vraies raisons de cette séparation et le départ brutal de son père. « Ma mère est passée d’une nature joyeuse, célébrant l’existence, à un être désespéré et pétri d’une tristesse palpable. Je la voyais jouer du Schumann au piano et pleurer, pleurer au point que ses larmes l’empêchaient de lire la partition ». Ce qu’il ignore alors, c’est que c’est bien sa mère qui a initié ce divorce en entretenant une relation extra-conjugale avec le meilleur ami d’Arnold, Bernie Adler. « J’ai choisi de ne pas dire aux enfants que c’est elle qui divorçait. Je leur ai laissé croire que c’était moi qui avais pris cette décision, avouera plus tard Arnold Spielberg. Je voulais la protéger parce qu’elle est fragile. Je me suis dit que je serais moins blessé par ce départ que si c’était elle qui partait. Mais en réalité, je l’aimais toujours. » Ne voulant rien entendre de la souffrance bien réelle de son père, Steven ne lui adressera plus la parole. « Nous n’avons jamais eu de vraie dispute. J’ai mis simplement de la distance. Lui voulait toujours renouer le lien. Mais j’ai préféré m’éloigner et plonger intensément dans le travail, de la même façon que j’avais vu mon père plongé dans le travail, rentrant tard le soir. Je suis devenu comme lui, une bête de travail. Cela a duré près de quinze ans. »
Lorsqu’il décide de répondre à l’appel de George Lucas et de conclure la saga Indiana Jones, Steven a renoué avec son père et a même entamé une brève thérapie. Mais ses efforts pour ménager sa vie privée se doublent d’une grave amertume lorsque le cinéaste comprend que lui-même se dirige vers son propre divorce d’avec l’actrice Amy Irving (Carrie, Furie), la mère de son premier fils Max ; une relation complexe, déjà traversée de plusieurs séparations depuis 1976, et dans laquelle l’ambitieuse Amy a toujours mal vécu le fait d’être prioritairement vue à Hollywood comme « la femme de Spielberg ». Le cinéaste, qui a longtemps fantasmé l’idée de former une famille américaine idéale « à la Norman Rockwell » vit très mal ce choc frontal avec la réalité (qui nourrira les élans parfois néoréalistes d’Empire du Soleil) et vivra un temps dans la honte la relation amoureuse qu’il s’apprête à officialiser avec une autre femme, l’actrice Kate Capshaw, l’héroïne d’Indiana Jones et le temple maudit.
Cinéaste considéré à l’époque comme le roi des effets spéciaux (c’est-à-dire plus ingénieur qu’artiste), une bête de travail, en instance de divorce et ayant du mal à ménager du temps avec son propre fils, Spielberg goûte enfin un peu au fruit amer qu’a connu autrefois son père. Cette capacité à s’identifier aux deux points de la relation filiale sera évidemment cruciale à l’élaboration scénique du conflit Henry Jones/Indiana, même si le cinéaste n’est pas à l’origine de cette thématique. Car George Lucas, on l’oublie souvent, reste l’architecte de cette saga, celui qui établit les fondations de ces films sur lesquels Spielberg n’intervient qu’en décorateur et artisan (de génie, certes). Suivant la logique rollercoaster du Temple maudit, Lucas avait d’abord envisagé cet Indy III comme un film de maison hantée et confié le scénario à Diane Thomas (À la poursuite du diamant vert). Puis il considéra un temps la proposition du turbulent Chris Colombus (Gremlins) d’une aventure en Afrique sur les traces d’un légendaire Roi-Singe (une idée qui sera ré-évoquée au début des années quatre-vingt-dix) avant de s’arrêter sur le traitement de Menno Meyjes (La Couleur pourpre) centré autour du Graal. Enfin Jeffrey Boam (Dead Zone, L’Aventure intérieure) reprendra ce traitement pour le développer en scénario. Boam affirme que l’idée de la relation père-fils est bien celle de George Lucas : « Steven sait que ce sont les films de George. Il les aborde un peu à la façon d’un John Ford, comme un travail d’artisan. Dans le traitement original, la figure du père était une sorte de McGuffin. On ne le découvrait qu’à la toute fin. J’ai dit à George que ça n’avait aucun sens. En tant que troisième film de la série, on ne pouvait pas se contenter de terminer cette quête par une découverte d’objet. Je pensais qu’il valait mieux que le père apparaisse dès le milieu et que la relation père-fils devienne ainsi le point focal. Cette fois, c’est une quête archéologique de l’identité du héros. »
Pour George Lucas, cette présence du père est d’abord archétypale. Elle répond au cycle héroïque que son mentor Joseph Campbell a autrefois théorisé dans ce qu’il appelait « le Monomythe » et dont une étape cruciale de l’accomplissement du héros se nomme tout simplement « La Réunion au Père ». En assimilant cette image du père à celle d’un Chevalier du Temple qui accueille Indiana Jones, le producteur mène sa saga vers un symbolisme ésotérique qu’on peut raisonnablement qualifier de maçonnique (et qui se prolongera dans la série TV des années quatre-vingt-dix). Ce symbolisme est manifeste dans les dernières séquences : la blessure au ventre de Henry Jones reproduisant celle d’Amfortas dans Parsifal ; les deux statues de lion qui évoquent celles du Temple de Salomon ; bien sûr les quatre épreuves finales qui imitent un rituel initiatique et enfin le trésor qui récompense Henry – selon ses propres termes « l’illumination ».
Pourtant, ces considérations ésotériques sont bien loin des questions qui travaillent alors le réalisateur. En 1987, au sortir d’Empire du Soleil, Spielberg participe avec le scénariste Ron Bass au développement du film Rain Man, une œuvre dans laquelle il va injecter une bonne part de ses blocages affectifs et relationnels. Steven, qui à l’époque n’a pas encore été diagnostiqué comme dyslexique, transfère au personnage d’autiste une sensibilité visuelle qui lui est très intime (voir l’obsession de Rain Man à photographier des appareils de communication). Mais lorsque le projet Indy III se débloque, et par fidélité envers son ami George Lucas, Spielberg quitte le projet Rain Man au grand regret de Ron Bass : « C’est vraiment dommage que tous les gens qui travaillent sur un film n’y voient pas leur nom automatiquement associé ; dit-il. Spielberg a vraiment fourni beaucoup de choses pour celui-ci. » Et aussi surprenant que cela puisse paraître, il en reste quelque chose dans La Dernière croisade. Car à l’inverse des deux volets précédents, où la magnificence visuelle de la culture pulp le disputait à la richesse chorégraphique de l’âge d’or hollywoodien, La Dernière croisade préfère resserrer sa mise en scène sur les interactions de son duo d’interprètes. La séquence où Indy et Henry discutent à table, à bord du dirigeable, est un moment mémorable du long métrage dont la sagesse filmique n’aurait jamais trouvé sa place dans le faste d’un Temple maudit… mais n’aurait pas dépareillé dans Rain Man, justement. « Je voulais que dans sa poursuite du père, Indy puisse partager une partie de son rêve, avoue Spielberg. Qu’en parvenant à accorder leurs rêves respectifs, ils se redécouvrent l’un l’autre. »
George Lucas voyait le professeur Henry Jones sous les traits plutôt caricaturaux et très oxfordiens d’un John Houseman. Spielberg insista pour mener le casting vers un Sean Connery. Si la question de la filiation devait être la pierre angulaire de ce volet, il était évident que le père d’Indiana Jones ne pouvait être que James Bond ! Ce choix explicitement cinéphile allait permettre aux comédiens de s’adonner à un jeu subtil (et curieusement peu notifié) consistant à s’emprunter des mimiques faciales. Ainsi River Phoenix, dans la scène de la grotte en ouverture, s’amuse à reprendre des expressions d’Harrison Ford dans Les Aventuriers de l’arche perdue. Et plus tard, lors de son arrivée à Venise et sa rencontre avec Elsa, Ford reprend le sourire en coin de Sean Connery dans Goldfinger. De son côté, Spielberg résolvait ainsi sa frustration de n’avoir jamais pu diriger un épisode de 007 et, de façon plus intime, acceptait la filiation qu’il venait de saisir avec ce père autrefois maintenu à distance.
Le divorce avec Amy Irving fut prononcé le 24 avril 1989. Paramount sortit Indiana Jones et la dernière croisade le 24 mai 1989. Spielberg choisit la soirée de la Première pour s’afficher enfin au bras de Kate Capshaw. Et si son nouveau film montrait clairement que le cinéaste Spielberg était encore entre deux eaux, dans une hésitation esthétique et thématique qui ne serait résolue qu’en 1993, l’homme Spielberg, lui, venait de clore un chapitre essentiel de sa propre saga.
Rafik DJOUMI
Texte tiré du livre Rockyrama - Steven Spielberg Part. 1