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L’anticipation dans Minority Report : Le futur de 2054 est déjà une réalité

Si la carrière de Steven Spielberg est jalonnée de nombreux films de science-fiction (Rencontres du troisième type, E.T., La guerre des mondes, A.I, Ready Player One...) le réalisateur s’est peu intéressé à son sous-genre le plus passionnant : l’anti
L’anticipation dans Minority Report : Le futur de 2054 est déjà une réalité

Si la carrière de Steven Spielberg est jalonnée de nombreux films de science-fiction (Rencontres du troisième type, E.T., La guerre des mondes, A.I, Ready Player One...) le réalisateur s’est peu intéressé à son sous-genre le plus passionnant : l’anticipation. La seule exception est pourtant notable : Minority Report, adapté d’une nouvelle de Philip K. Dick, constitue en effet l’un des projets les plus ambitieux du cinéaste, qui n’en manque pourtant pas. C’est aussi, quelques années avant Munich et Lincoln, un film profondément politique qui amorce l’évolution d’un cinéaste de plus en plus frontal dans ses prises de position. 


Avec Minority Report, Steven Spielberg s’empare d’un projet bloqué dans le development hell d’Hollywood depuis 1992, récupéré et proposé au réalisateur par Tom Cruise. À l’origine conçu comme une suite directe au Total Recall de Paul Verhoeven, Steven Spielberg en fait autre chose : son ambition est de proposer une vision dystopique du futur qui questionne le sens de la justice. Comme chez Philip K. Dick, la dystopie est envisagée à la fois comme une extrapolation de problèmes contemporains et un antidote au futur plausible qui y est présenté. En dénonçant les travers actuels de notre société sous une forme fictionnelle, l’artiste met en garde contre leurs conséquences politiques et sociales sur le long terme. Citons trois autres exemples de dystopies connues parmi tant d’autres : la nouvelle Fahrenheit 451 de Ray Bradbury peut être lue comme une dénonciation du Maccarthysme dans lequel s’inscrit son écriture ; le roman 1984 de George Orwell est une extrapolation des tentations totalitaires de son époque, le nazisme et le stalinisme ; enfin le film Bienvenue à Gattaca est une mise en garde contre les risques eugéniques portés par la génétique. Chacune de ces œuvres de science-fiction porte en fait, comme chacun le sait, moins une vision du futur qu’un regard sur le contexte contemporain dans lequel elle s’inscrit. C’est aussi l’aspiration de Minority Report, qui s’empare d’un sujet plutôt neuf dans le cinéma de science-fiction en imaginant une société où le crime serait condamné par avance à l’aide de la science. La nouvelle comme le film posent la même question : est-il juste de condamner sans procès, de façon préventive, une personne susceptible de provoquer un crime ? La justification apportée est la suivante : « La punition n’a jamais constitué un moyen de dissuasion et n’apporte qu’un mince réconfort à une victime déjà morte. » Si le récit commence par faire semblant d’acquiescer en se mettant du côté des victimes, le scénario est bien évidemment une charge contre l’idéologie sécuritaire portée alors par les politiques de tous bords, aux États-Unis comme en Europe. Rappelons à ce titre que Minority Report est le premier film de Steven Spielberg à sortir après la tragédie du 11 septembre, en 2002. Plutôt une coïncidence, la production ayant démarré des années avant, mais il est très probable que le script ait évolué en conséquence, ce que laisse d’ailleurs penser le numéro de dossier du cas John Anderton dans le film (le héros, interprété par Cruise), qui porte le numéro 1109.

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Pour penser cette société futuriste de façon crédible, Spielberg se donne d'énormes moyens. Comme il l’explique dans une interview donnée la veille de la sortie du film et présentée dans les bonus du Bluray : « ll ne me semblait pas nécessaire de réinventer la société pour décrire celle qui nous attend dans un demi-siècle. Il m’a semblé judicieux de réunir des cerveaux en technologie, en environnement, en criminalité, en médecine, en santé, en services sociaux, en transport, en cybernétique. Les réunir dans une pièce pour discuter de ce que serait l’avenir dans cinquante ans. L’aspect futuriste du film vient du meilleur de leurs pronostics. » Trois ans avant que démarre la production, seize experts sont recrutés pour imaginer à quoi pourrait ressembler l’an 2054, enfermés et filmés le temps de trois jours de réflexion.


Sont convoqués, au côté du réalisateur, quelques-uns des plus grands cerveaux d’Amérique. Un seul artiste est invité dans ce panel, mais pas le moindre, le romancier canadien Douglas Coupland, dont l’oeuvre passionnante mêle réflexions sur la technologie (Microserfs), description intime des travers de la société américaine (Génération X, Shampoo Planet) et rares incursions dans le domaine de la science-fiction (Girlfriend in a Coma). À ses côtés : le fondateur de la revue « techno-utopiste » Wired (Kevin Kelly), un designer automobile (Harald Belker), un spécialiste de la recherche biomédicale (Shaun Jones), un urbaniste (Peter Calthorpe), un architecte (Neil Gershenfeld, professeur et doyen du MIT), un pionnier de la réalité virtuelle (Jaron Lanier) et quelques scientifiques de renom. Leurs idées sont saisies au vol ou jetées à la poubelle au fil des conversations par Spielberg, tandis que des artistes se chargent de mettre en image les idées retenues. Selon une affirmation postérieure de Coupland à Wired, le brief initial ne visait d’ailleurs pas à imaginer le monde de 2054, mais celui de 2080, huit décennies après la réunion, montrant que Spielberg se plaçait au départ sur un temps d’évolution vraiment très long.

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Lorsqu’on le revoit une quinzaine d’années après sa sortie, il apparaît pour tout un tas de raison que Minority Report (2002) est un film passionnant, mais bancal. Parmi les principaux reproches qu’on peut lui faire, le scénario est souvent téléphoné, rebondit de façon mécanique et présente des longueurs incompréhensibles : comment une nouvelle de quelques pages a-t-elle pu accoucher d’un si long métrage de 2h30 ? Sa fin, qui prend le total contre-pied de la nouvelle (nous y reviendrons) diminue la valeur d’un film dont les deux premières heures sont absolument formidables. Qui a vu Minority Report à l’époque de sa sortie en a gardé à vie des images époustouflantes : la vision d’un futur qui paraissait alors impossible et glaçant. Or, ce qui frappe aujourd’hui, c’est à quel point ce film d’anticipation portait des idées folles qui sont devenues notre réalité bien plus tôt que prévu.


Minority Report est devenu un catalogue d’innovations qui font déjà partie de notre quotidien, ce qui fait du film l’une des très rares dystopies à avoir véritablement envisagé l’avenir. De l’aveu de Spielberg, 85% des éléments visuels du film sont des créations numériques d’ILM. S’il le faisait aujourd’hui, il pourrait sans doute se contenter de filmer le monde réel.


La société de surveillance vue comme un idéal 


La séquence la plus terrifiante de Minority Report est sans doute celle de la fuite de John Anderton, traqué par des forces de police assistées par l'intelligence artificielle : devant l’omniprésence de caméras susceptibles de le reconnaître, Anderton en vient à se faire changer les yeux sur le marché noir pour modifier l’apparence de son visage.


Cette idée insensée est aujourd’hui une réalité en Chine, le pays le plus à la pointe sur les technologies intrusives : la quasi-totalité des gouvernements locaux y ont adopté une réglementation, sans aucun garde-fou pour les libertés publiques. 176 millions de caméras de surveillance analysent quotidiennement les profils des passants et détectent leur âge, leur genre et alertent la police en cas de regroupement. Dans la plupart des grandes villes, les visages sont reconnus et enregistrés automatiquement à la volée. En cas d’infraction, les contrevenants sont directement invités à se présenter à un commissariat pour régler les amendes.


Les sociétés commerciales profitent aussi de ces technologies, comme dans Minority Report : il est déjà possible de payer dans certains supermarchés des groupes Alibaba et Carrefour via la reconnaissance faciale, sans moyen de paiement physique. De façon plus triviale, un article du Monde du 9 décembre 2017 évoque les caméras qui équipent les toilettes publiques de Pékin, où ont été installés des distributeurs de papier toilette à reconnaissance faciale pour lutter contre les abus : pas plus de 60 cm toutes les neuf minutes pour une même personne… Megvii à Pekin et Sensetime à Hong Kong sont les deux sociétés chinoises qui contribuent massivement à la privatisation de la reconnaissance faciale, avec une croissance phénoménale : chacune est une « licorne » ayant dépassé le milliard de dollars de valorisation.


Pire : dans vingt-deux provinces chinoises, les policiers sont équipés d’une application de reconnaissance faciale sur smartphone pour les contrôles d’identité. Depuis peu, la société LLVision propose de munir de caméras leurs lunettes noires pour surveiller les foules. Elle équipe aussi les millions de caméras citées plus haut d’un système de surveillance : si un visage est ajouté sur une liste noire, il déclenche une alarme à chaque fois qu’une caméra le reconnaît. Exactement comme dans le film Minority Report… et pour les mêmes raisons : toujours cité par Le Monde, Li Meng, vice-ministre des sciences et des technologies affirmait fin 2017 : « En utilisant des systèmes et des équipements intelligents, on peut savoir à l’avance qui pourrait être un terroriste, qui pourrait faire quelque chose de mal. » Le système se nomme Sky Net (est-ce une référence consciente à Terminator ?) et il aurait selon les autorités permis l’arrestation de plus de deux mille fugitifs.


Le système ne gêne pas que les criminels : certains activistes ont témoigné être interdits d’embarquer à chaque fois qu’ils se présentent à un aéroport, sans autre forme d’explication.


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La justice prédictive : la sécurité plus importante que les libertés


Dans Minority Report, le système Precrime est capable de prédire les comportements criminels. Les suspects sont arrêtés avant d’avoir pu commettre leurs crimes par les Precogs dont le rôle n’est rien de moins que d’empêcher le futur.

Le film adopte le point de vue des victimes avant d’envisager que le système peut se tromper (ce sont les fameux « rapports minoritaires » erronés qui donnent le titre à l’œuvre). Le système judiciaire imaginé dans Minority Report est par nature aberrant et arbitraire : toute démocratie est garante d’une justice indépendante qui analyse et condamne sur des faits, en respectant la présomption d’innocence.


Partout dans le monde cependant, les politiques de tous bords ont réclamé, depuis les attentats du 11 septembre et ceux qui ont suivi, la mise en place de systèmes de justice prédictive. En France par exemple, il semble censé à certains élus de proposer d’enfermer par précaution toutes les personnes fichées S (un classement administratif). L’état d’urgence de François Hollande a même permis d’imposer la rétention à domicile à durée indéterminée de personnes jamais condamnées, sans qu’elles puissent faire valoir leurs droits à la défense, et sans l’intervention d’un juge. La justification auprès des citoyens est la même dans Minority Report que dans le monde réel : « Garantir votre sécurité ». Il semble donc acquis que la loi ne protège que les méchants et que l’État de droit freine la police.


Les premières expérimentations de justice prédictive aux États-Unis sont aussi devenues une réalité : des départements de police travaillent aujourd’hui avec des logiciels qui prédisent l’activité criminelle quotidienne par quartier en analysant les données des événements passés. Chaque jour, des patrouilles de police se voient remettre un rapport prédictif pour les inciter à patrouiller dans certains quartiers plutôt que d’autres. 


En France, le Sénat a émis dans un rapport du 4 avril 2017 le souhait d’expérimenter des logiciels de justice prédictive. Des tests sont menés dans les Cours d’appel de Douai et de Rennes dans le domaine du contentieux civil à partir de programmes utilisant des approches statistiques pour proposer des résolutions de conflit. Le retour sur expérience étant plus que mitigé, il est probable que le projet soit bientôt enterré.


Il existe cependant une grande différence entre le monde de Minority Report et le monde réel : la promesse d’un monde sans meurtre ne s’est pas réalisée. Bien au contraire, il semble même que plus on met en prison (les États-Unis détiennent un triste record d’incarcération), plus la société est violente. Quant à la fin de l’état d’urgence en France, tout le monde s’accorde à dire que cela n’a rien changé au niveau du risque terroriste. Minority Report semblait donc être un avertissement utile. Il n’a pas été entendu.

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Des technologies impensables en 2002 déjà sur le marché


Le plus grand tour de force de Minority Report est d’avoir su envisager quasiment toutes les technologies d’aujourd’hui. Quand on pense aux nombreuses œuvres de science-fiction ayant annoncé pour l’an 2000 les voitures volantes, la colonisation spatiale, la téléportation et le clonage humain, il faut reconnaître au film un caractère complètement visionnaire. Car la plupart de ces innovations semblaient alors proprement irréelles.


Ce fut l’une des scènes les plus commentées à l’époque, sans doute car elle ouvrait le film : elle montrait des ordinateurs sans clavier avec pour seule interface le mouvement des mains de Tom Cruise. Encore embryonnaires, les technologies haptiques sont en passe de devenir une réalité. C’était même l’une des innovations les plus mises en avant au Festival SXSW en 2015. Le Gesture control est une des technologies sur lesquelles Microsoft a récemment avoué travailler. Idem pour la réalité augmentée : elle est encore au stade de l’expérimentation, mais la technologie Hololens est déjà prête depuis plus de deux ans. Ces lunettes légères ajoutent à la réalité une couche superposée d’éléments virtuels, qui viennent s’y intégrer naturellement. L’interface répond exclusivement à la voix et au mouvement des mains qui peuvent déplacer et saisir les éléments affichés virtuellement, exactement comme dans Minority Report.


Les écrans tactiles sont aussi devenus une réalité quotidienne avec l’iPhone en 2007 puis ses concurrents. On peut d’ailleurs soupçonner les seize cerveaux présents autour de Steven Spielberg d’avoir su que la technologie allait devenir une réalité prochaine, mais en 2002 la plupart d’entre nous travaillaient encore sur d’énormes PC à écrans cathodiques. Il a été dit çà et là que Steve Jobs et ses équipes ont été fortement influencés par la vision du film pour concevoir le premier iPhone, sans qu’il soit possible de vérifier cette information. 


Dans Minority Report, l’identité des suspects est confirmée par leur empreinte rétinienne, de même que celle des salariés entrant sur leur lieu de travail : le système baptisé Identoptic est omniprésent dans le film. C’est aujourd’hui une technologie utilisée par plusieurs marques, par exemple Samsung sur son Galaxy Note 7 pour déverrouiller l’appareil. Pour l’anecdote, le bruit de la finalisation du scan rétinien de John Anderton quand il arrive en prison a été repris et utilisé quelques années plus tard par Apple comme son de chargement dans son système d’exploitation, aveu glaçant d’une marque qui a largement contribué à nous faire glisser vers le monde décrit dans Minority Report.


Le scan lumineux du cerveau des Precogs utilisé pour lire leurs pensées n’est pas encore une réalité. Mais des expérimentations similaires sont déjà conduites, avec l’envoi de rayons permettant de lire l’activité cérébrale. Le nom de ce champ d’exploration : la tomographie. Des expériences menées en 2015 aux États-Unis ont déjà permis d’associer des signaux électriques à l’activité cérébrale pour reconnaître des mots lus par le patient. La prochaine étape est de décoder les mots imaginés par le patient sans qu’ils soient lus.


Autre technologie inventée dans Minority Report : les voitures autonomes, avec des images saisissantes de véhicules descendant des immeubles à la verticale pour s’intégrer automatiquement dans le trafic automobile. Là encore, si la technologie est officiellement au stade expérimental, elle est complètement prête à envahir le marché une fois réglés les problèmes de réglementation et d’harmonisation avec les « vrais » conducteurs : Apple, Tesla, Google, Volvo, BMW ont finalisé des prototypes dont la commercialisation est envisagée vers 2020.


Enfin, les séquences restent moins en mémoire car elles occupent un temps très court du film, mais on voit à deux moments les policiers utiliser des armes non létales : une matraque qui fait vomir et un pistolet sonore qui projette le suspect dans les airs avec une onde qui le laisse inconscient. Les polices du monde entier travaillent sur ces joyeuses innovations. Au-delà des tasers et autres flash-balls, il existe déjà des armes basées sur des ondes, même si la plupart des pays les interdisent. Israël dispose par exemple de canons à ultrasons capables de figer un groupe d’individus à distance. La police américaine utilise un laser aveuglant temporairement ses victimes. Quant à l’arme qui fait vomir, elle est écossaise. Lancée en 2010 et baptisée Sealase, elle fait vomir toutes les personnes présentes dans un rayon de 1,5 kilomètre et a été utilisée en Somalie contre des navires pirates.


Extrait de l'article écrit par Jean-samuel Kriegk




À lire dans son intégralité dans le Livre Steven Spielberg Part. 2




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