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L’HYMNE À LA JOIE : Entretien avec John McTiernan, réalisateur de Piège de cristal

John McTiernan est peut-être le réalisateur de films d’action le plus influent de ces trente dernières années, mais c’est aussi un véritable intellectuel. Féru d’histoire, doté d’une énorme culture générale et très sensible à la musicalité du cinéma,
L’HYMNE À LA JOIE : Entretien avec John McTiernan, réalisateur de Piège de cristal

John McTiernan est peut-être le réalisateur de films d’action le plus influent de ces trente dernières années, mais c’est aussi un véritable intellectuel. Féru d’histoire, doté d’une énorme culture générale et très sensible à la musicalité du cinéma, il a révolutionné le cinéma d’action en lui apportant un nouveau langage visuel d’une sophistication totalement inédite en son temps. Même si Piège de cristal n’est finalement que son troisième long métrage, c’est aussi et surtout le film qui va définir sa future carrière, en même temps qu’il donne le « la » pour le cinéma hollywoodien à venir.


Stéphane Moïssakis : Qu’avez-vous pensé de Piège de cristal, quand le projet vous a été proposé pour la première fois ?


John McTiernan : En fait, on me l’a proposé plusieurs fois, et je l’ai refusé à chaque fois. C’était un film utilisant le terrorisme en toile de fond, et je ne comprenais pas comment on pouvait en tirer un film divertissant. Et finalement, en repensant au projet, je me suis dit que ce qui pouvait être intéressant, c’est de montrer comment certains personnages réagissent à un tel événement, qui se déroulerait en une nuit et changerait en quelque sorte la façon dont leur environnement fonctionne. C’est-à-dire que Piège de cristal est un film qui se déroule à Los Angeles, et c’est une ville qui fonctionne énormément sur le paraître et les conventions sociales. Si un tel événement devait arriver, alors certaines personnes révéleraient leur véritable nature et laisseraient tomber le masque social. Et pour le spectateur, cela pouvait devenir un spectacle amusant car il pourrait être le témoin de toutes ces interactions différentes, de toutes ces tromperies et ces jeux de dupes puisqu’il aurait cette vision d’ensemble qui manquerait aux protagonistes de l’intrigue. En abordant le scénario sous cet angle, je me suis dit qu’on pourrait peut-être alors y injecter un peu de joie.


Ce sont d’ailleurs les mots que j’ai utilisés à l’époque pour expliquer en quoi le projet ne me plaisait pas. Je disais qu’il n’y avait pas de joie dans une intrigue de terrorisme. Et pour une raison que je ne saurais vous expliquer, je me suis alors remémoré la façon dont les chœurs à la fin de la Neuvième symphonie de Beethoven étaient utilisés dans Orange mécanique de Stanley Kubrick. Et j’avais cette musique en tête en pensant alors à la façon d’apporter de la joie dans Piège de cristal. J’ai été d’ailleurs très embarrassé d’apprendre par la suite que ce passage particulier s’appelait littéralement « L’hymne à la joie ». 


Joel Silver, le producteur, m’a proposé le projet trois fois sans jamais se démonter. Au bout de la quatrième fois, je suis allé le voir et je lui ai dit que j’avais une idée sur la façon de l’aborder. Mais je lui ai dit que j’avais besoin de changer le style du film. En guise d’exemple, je lui ai juste parlé de la façon dont je voyais la première scène : quand John McClane débarque à l’aéroport et qu’il est attendu par un chauffeur de limousine, je voulais que les deux personnages confessent qu’ils n’ont jamais été dans cette situation auparavant. Pour le chauffeur, c’était son premier jour de travail. Et McClane n’était jamais monté dans une limousine auparavant. Cut : dans la scène suivante, McClane est assis sur le siège passager au lieu de s’affaler à l’arrière et c’est une façon de montrer que c’est un être humain normal comme vous et moi. Sur ce, Joel Silver me répond de manière assez enthousiaste : « Et est-ce que le chauffeur de limousine pourrait s’appeler Argyle ? ». J’ai répondu « Pourquoi pas ? », et c’est ainsi que nous avons commencé à repenser Piège de cristal afin d’en faire un film plus amusant, plus joyeux. Nous ne savions pas encore comment, mais c’est à ce moment-là que nous nous sommes serré la main et que nous avons décidé de faire le film ensemble.

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S : Comment vous êtes-vous approprié le matériau à partir de là ?


J : L’une des premières choses que j’ai changées, c’est la durée de l’intrigue. Dans le scénario, elle se déroulait sur deux jours, et nous avons compressé tout cela en une seule nuit. C’est un principe d’unité de temps qui n’a rien de nouveau, Aristote en parlait déjà dans La Poétique, une œuvre qui contient les règles de la dramaturgie. Vous savez, si vous voulez raconter des histoires, il faut prendre en compte ce qui a déjà été fait dans ce domaine auparavant. Il existe au moins 400 ans de travaux qui ont été menés par des auteurs anglais, français, allemands, italiens sur cette petite chose que l’on appelle la dramaturgie. Le plus évident de tous reste William Shakespeare, et Shakespeare a écrit des comédies qui se présentent comme des panoramas de la société. 


Mon idée était donc de transformer Piège de cristal en comédie shakespearienne, en utilisant le maximum de repères dans le film. Dans une comédie shakespearienne, il y a déjà l’intrigue principale et le couple d’amoureux qui entre et sort régulièrement de l’histoire, puis il y a les personnages comiques. Ces derniers agissent souvent de manière stupide, ce qui provoque l’hilarité du public. Et de temps en temps, ils vont interagir avec les protagonistes principaux et changer le cours de l’intrigue. Je me suis donc calqué sur ce schéma, mais je ne l’ai évidemment pas dit au studio : « Ok, je vais prendre votre film d’action et je vais en faire une comédie shakespearienne ». Mais dans les faits, c’est ce qui s’est passé ! Et la pièce de Shakespeare qui me semblait la plus adéquate était Le Songe d’une nuit d’été : un festival se déroule sur une nuit, un événement magique arrive, les amoureux sont séparés, la société est totalement chamboulée et les princes sont transformés en idiots, tandis que les idiots sont transformés en princes. Au petit matin, la société reprend ses droits et les véritables amoureux sont enfin réunis, donc le monde va un tout petit peu mieux que la veille. Shakespeare a écrit quelques histoires de la sorte, mais c’est cette pièce qui collait le mieux au scénario que Joel Silver m’a donné, donc je m’en suis servi pour construire Piège de cristal sur ce modèle narratif.

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S : Est-ce que vous avez des exemples spécifiques de cet apport tel que vous l’avez retranscrit dans le film ?


J : Voyons voir… Certains policiers sont un peu stupides et leurs agissements ont des conséquences catastrophiques. En fait, c’est quand même le cas avec la plupart des policiers, comme les agents du FBI, les deux Johnson, « aucun lien de parenté » comme c’est précisé dans le film ! C’est une façon de procéder très particulière, car il s’agit d’injecter de l’humour dans l’histoire, sans jamais se moquer du récit. Ce sont quelques personnages qui sont stupides, mais pas l’histoire en soi. Je me souviens que certaines suites de Predator se moquaient justement du point de départ de l’intrigue et du concept de base et ce n’est pas possible. Cette façon de faire revient à dire aux spectateurs qu’ils sont en train de perdre leur temps à regarder le film. Dans Piège de cristal, je tenais à maintenir le sérieux de l’intrigue tout en poussant un petit peu l’absurdité de certaines situations. 


C’est vraiment une question d’attitude en fait, plutôt qu’autre chose. Par exemple, dans la dernière scène de Takagi, je montre les deux hommes de main en train de faire un pari pour savoir si Hans va le tuer ou pas. Plus tard, il y a ce petit passage avec ce terroriste qui est posté dans le couloir, armé jusqu’aux dents et qui se demande s’il peut voler la barre chocolatée qui se trouve sous le comptoir, et il regarde autour de lui pour s’assurer que personne ne le prenne en flagrant délit. Même chose avec les membres du SWAT qui se font mal en traversant un champ de roses. C’est évidemment totalement ridicule mais justement, ce sont des petits moments ironiques, qui ne sont pas hilarants à proprement parler mais qui font bien comprendre au public que le film est amusant.

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S : Mais sans forcément évoquer Shakespeare auprès du studio, est-ce que vous aviez leur assentiment pour manier cette ironie, qui n’était pas vraiment habituelle dans le cinéma d’action des années quatre-vingt ?


J : J’avais une certaine crédibilité auprès du studio et de Joel Silver, donc oui. Il y a des douzaines et des douzaines de plans qui sont filmés avec ce regard un peu ironique et tordu dans Piège de cristal. Par exemple, dans la scène où McClane essaie d’alerter Al Powell et qu’il jette un cadavre sur sa voiture, eh bien le plan est cadré de façon à ce que la position du corps qui tombe soit légèrement amusante sans forcément prononcer l’effet comique. C’est un ton qui existe également dans la littérature et qu’on appelle « perspective ironique ». C’est-à-dire que l’auteur cherche de l’amusement et de la joie dans les événements qu’il relate. Kurt Vonnegut et Joseph Heller l’ont fait dans Le Berceau du chat et Catch-22 et c’est ce que j’ai cherché à faire avec Piège de cristal. Je pense que ma sensibilité s’en rapproche plus, car je ne suis pas très bon pour faire du slapstick, à mon sens. 


S : Parlons du personnage de John McClane. Sa personnalité aurait été inspirée par un poster très connu aux États-Unis qui s’appelle « Le dernier acte de résistance » et qui montre une petite souris en train de faire un doigt à un aigle. Vous confirmez ?


J : Oui, c’est vrai ! En réalité, nous avons façonné la personnalité de John McClane par nécessité. Bruce Willis était très populaire à la télévision, il était devenu une star grâce à la série Clair de lune. Mais il avait déjà tourné deux films avant de s’engager dans Piège de cristal et ils n’ont pas vraiment marché au box-office. C’était à un point tel que le studio a eu peur que sa présence puisse heurter les chances de succès de Piège de cristal au cinéma, et il a été décidé de le retirer des posters au moment de la sortie du film. Le studio ne voulait pas vendre Piège de cristal sur son nom. 


Le souci, c’est que son côté railleur fonctionnait très bien sur petit écran, à raison d’une heure par semaine. Mais sur grand écran, dans un film qui tourne principalement autour de lui, cet aspect de sa personnalité le faisait passer pour un sale type. Et il faut reconnaître que Bruce Willis était quelqu’un de difficile à apprécier, car il souffrait de toute évidence énormément. Il était constamment sur la défensive. Son humour venait d’une certaine souffrance. Et s’il a justement développé ce système de défense, ce fonctionnement de railleur, c’est précisément parce qu’on l’a pris de haut pendant des années, en lui faisant comprendre qu’il n’était un plouc du New Jersey sans aucune éducation. C’était très humiliant pour lui, et de toute évidence, le simple fait de chercher à percer en tant qu’acteur est déjà une expérience humiliante en soi. Donc il y avait beaucoup de souffrance en lui, et c’est ce qui explique son comportement parfois agressif et dédaigneux. 


Avec Joel Silver et le scénariste Steven de Souza, nous avons décidé que la solution à ce problème était de faire comprendre au public d’où venait cette souffrance. De cette façon, ce dernier pouvait alors apprécier le côté railleur du personnage et même adhérer à son comportement. Et pour cela, il fallait également le mettre face à des véritables connards, afin qu’il puisse les toiser comme il se doit. Et cette façon d’emmerder le monde, de refuser de se plier à la définition que les autres lui renvoient, cette façon de résister en d’autres termes, c’est ce qui fait de lui une petite souris qui fait un doigt à l’aigle, comme sur l’affiche qui nous a servi de référence. En d’autres termes, John McClane n’est pas un gagnant, un type super cool à la façon de Tom Cruise. C’est un gars normal, un prolo de la classe ouvrière qui fait du mieux qu’il peut, qui souffre de son statut et si on montre cette facette de sa personnalité, le public peut aussi le percevoir comme un héros.

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S : Est-ce la raison pour laquelle un méchant comme Hans Gruber est éduqué, en complète opposition avec le statut de prolo de John McClane ?


J : Tout à fait. C’est un personnage qui affiche clairement son éducation européenne, qui porte des costumes taillés sur mesure, qui s’exprime de manière intelligible et cultivée. Il fallait qu’il soit à l’opposé de John McClane, pour marquer la distinction entre leurs classes sociales respectives. Mais à l’arrivée, c’est une façon d’avantager le statut héroïque de McClane. Car de cette manière, son côté railleur n’apparaît plus comme un défaut, mais bel et bien comme un acte de courage face à l’adversité.


S : C’est évidemment Bruce Willis qui interprète John McClane à l’écran, et qui représente le personnage aux yeux du public. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser que vous lui avez apporté beaucoup de votre propre personnalité également. Êtes-vous d’accord avec ça ?


J : Oh, je ne sais pas. Mais vous avez peut-être raison, car je suppose que c’est le cas pour tous les réalisateurs en fait. D’une certaine manière, John Wayne représente John Ford dans La Chevauchée fantastique, L’Homme tranquille ou encore La Prisonnière du désert. Je dirais même que c’est John Ford qui a appris à John Wayne comment interpréter cet homme, ce personnage. Il en va de même pour Brad Pitt, qui interprète Robert Redford dans Et au milieu coule une rivière. Souvent, les cinéastes interprètent les personnages principaux de leurs films dans leur propre imaginaire. C’est mon cas, même si je ne le fais pas forcément avec tous les personnages de mes films. Je n’ai pas vraiment imaginé le personnage de Rene Russo dans Thomas Crown, mais j’étais amoureux de ce personnage de fiction et c’est ce que j’ai transféré sur le personnage de Pierce Brosnan.


S : Puisque vous parlez de personnage féminin, j’aimerais évoquer celui de Piège de cristal justement. Comment avez-vous dirigé Bonnie Bedelia dans le rôle d’Holly Gennero ?


J : C’est Bruce qui a suggéré le nom de Bonnie Bedelia, et c’est une actrice formidable. Elle arrive parfaitement préparée sur le plateau et je ne peux pas vraiment m’attribuer la qualité de sa performance. C’est elle qui a créé tout ce personnage. En réalité, la suggestion de Bruce était vraiment excellente, parce qu’il était évident que c’est une femme forte et intelligente, et qu’elle allait incarner le personnage de cette façon. Leur couple fonctionne d’ailleurs très bien à l’écran, car ils semblent vraiment issus de la classe ouvrière mais apparaissent chacun à leur manière comme des protagonistes intelligents.

Extrait de l'interview réalisée et traduite par Stéphane Moïssakis 


Un entretien à lire dans son intégralité dans le hors-série Rockyrama DIE HARD

À lire également dans cet ouvrage les interviews des membres de l’équipe du film : Jeb Stuart, Steven E. De Souza, Chris Boardman, Richard Edlund, Frank J. Urioste, Jackson De Govia, Jackie Burch...


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