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Une femme parmi les monstres, l’histoire secrète de Milicent Patrick

Actrice, peintre, animatrice, mannequin, spécialiste des effets spéciaux : la créatrice du « Gill-Man » de L’Étrange Créature du lac noir, Milicent Patrick, est l’une des légendes les mieux cachées d’Hollywood…
Une femme parmi les monstres, l’histoire secrète de Milicent Patrick

Actrice, peintre, animatrice, mannequin, spécialiste des effets spéciaux : la créatrice du « Gill-Man » de L’Étrange Créature du lac noir, est l’une des légendes les mieux cachées d’Hollywood. Milicent Patrick aura pourtant œuvré à l’ombre des puissants de cette phallocratie, qui finira par tenter de l’évincer de l’histoire du cinéma. Il est donc plus que temps de rendre justice à cette femme aussi brillante qu’insaisissable. 


Milicent Patrick, née Mildred Elizabeth Fulvia Di Rossi en 1915, grandit dans l’ombre des géants. Fille du chef de chantier du château de William Randolph Hearst, un magnat de la presse riche à millions, elle passe son enfance dans l’enceinte de ce domaine exubérant, au milieu des animaux exotiques et des bâtisses cyclopéennes qui inspireront le Xanadu du Citizen Kane d’Orson Welles. Elle se souviendra plus tard de l’effroi que lui inspirait le sulfureux milliardaire, mais aussi des fêtes orgiaques qu’il organisait dans sa demeure où se pressait tout le gotha d’Hollywood, de Charlie Chaplin à Douglas Fairbanks. De cette enfance atypique, Mildred retiendra, notamment, son futur prénom d’emprunt, Milicent, que lui inspire la femme d’Hearst, Milicent Hearst, une actrice qui ne se déparera jamais de sa prestance, bien qu’elle soit notoirement cocufiée par son époux.

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Les petites mains de la souris


À la fin des années trente, on imagine difficilement qu’une femme puisse entrer dans le monde du cinéma autrement que par la petite porte. C’est définitivement le cas de Milicent Patrick qui, son diplôme de l’école d’art Chouinard de Los Angeles en poche, rejoint les rangs exclusivement féminins de l’équipe pléthorique qui nettoie, colorie et parfois confectionne les centaines de milliers de celluloïds qui constituent les superproductions de Walt Disney. Au sein du studio, elle travaille sur Dumbo, mais peint et anime aussi, pour la séquence d’Une nuit sur le Mont Chauve de Fantasia, des figures spectrales grâce à une création de son cru : des pastels dilués qui confèrent un caractère éthéré aux créatures infernales. Même s’il n’existe aucune preuve qu’elle ait contribué à l’animation du démon Chernabog (Patrick, un brin affabulatrice, prétendait d’ailleurs être la première animatrice de Disney Studio, ce qui reste très discutable), on s’amusera tout de même à reconnaître le caractère très sexué du personnage, treize ans avant qu’elle ne contribue à l’érotisme trouble du « Gill- Man ». Si elle ne rejoint pas la grève monumentale qui frappe le studio en 1941, Milicent Patrick en subit les conséquences. Contraint de se plier aux injonctions du syndicat naissant des animateurs, Walt Disney revoit ses effectifs à la baisse et licencie une grande partie de ses employés. Milicent Patrick fait partie du personnel remercié, quelques mois seulement après qu’elle ait commencé à travailler sur Bambi.

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Bord cadre


Laissée sur le carreau, la jeune femme se réinvente. Elle a alors 26 ans. C’est à cette époque qu’elle se rebaptise Milicent Patrick et clame, à qui veut l’entendre, qu’elle serait une baronne italienne. Elle vit alors de ses illustrations, fait le mannequin à l’occasion et illustre, en 1944, un classique de la littérature enfantine, Pink and Blue Laughter, sous le pseudonyme de Paul Fitzpatrick Jr. En 1947, après avoir rencontré William Hawks, frère d’Howard, elle apparaît dans quantité de petits rôles insignifiants, tout en signant, entre deux prises, le portrait des acteurs dont elle croise la route. Et c’est sur le tournage d’Une fille à bagarres, un film d’aventures avec Rock Hudson, que Patrick rencontre celui qui allait devenir, pour le pire et le meilleur, son supérieur dans les années à venir : Bud Westmore, chef du département maquillage du studio des monstres, Universal.


Aristocratie hollywoodienne


Pour bien appréhender le drame qui se noue dès l’entrée de Milicent Patrick dans le département maquillage d’Universal, il faut comprendre d’une part le mode de fonctionnement des grands départements sous l’ère des studios, et d’autre part connaître la famille Westmore. Car dans les années cinquante, les majors n’externalisent jamais la fabrication de leurs films. Les studios gardent à demeure, parfois avec des contrats incroyablement généreux, de prestigieux artisans censés garantir la bonne tenue technique de leurs films. Certains de leurs employés maisons, comme le peintre sur verre de la MGM Warren Newcombe, se font même construire de véritables bunkers sur le domaine des studios, les « lots », dont ils interdisent l’entrée à tout le monde, même aux dirigeants des majors ! Aux studios Universal, le département maquillage est, depuis le triomphe de leurs films de monstres des années trente, l’un des plus prestigieux du « lot ». Jack Pierce, qui conçut le maquillage de la créature de Frankenstein, y a longtemps gardé secret son modus operandi. Et si Bud Westmore parvient à prendre la succession du légendaire maquilleur, c’est qu’il appartient lui-même à l’aristocratie hollywoodienne. Son père, George, était en effet le perruquier le plus prisé des années vingt : il créa les ondulations de Marie Pickford, les adorables bouclettes de Shirley Temple ou encore l’élégante moustache de Douglas Fairbanks.

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Les années Westmore


Forcément, en rentrant sous les ordres d’un tel héritier, Milicent Patrick n’a pas voix au chapitre. Et pourtant, son talent lui donne rapidement une place prépondérante dans l’équipe exclusivement masculine de Westmore. Pour lui, elle travaille aux perruques d’Errol Flynn sur À L’abordage et imagine le masque difforme du monstre éponyme de la comédie d’Abbott et Costello, Deux Nigauds contre le Dr. Jekyll et Mr. Hyde. Il est également probable que ce soit à cette époque qu’elle signe plusieurs illustrations pour le Westmore Beauty Book, un ouvrage de référence finalisé au milieu des années cinquante et qui révèle quelques-uns des secrets de maquillage des stars. Elle imagine également l’apparence de deux monstres étendards des années cinquante, avec les cyclopes extra-terrestres du Météore de la nuit de Jack Arnold et le Métalunien des Survivants de l’infini. Cet alien hydrocéphale est pourtant une source de frustrations pour l’équipe des effets spéciaux : le monstre devait en effet être constitué d’un corps intégralement insectoïde. Mais faute de temps, le bas du costume est abandonné juste avant le tournage, au profit d’un ridicule pantalon argenté. Un écueil que toute l’équipe sera parvenue à éviter avec le chef-d’œuvre du studio de Westmore des années cinquante : L’Étrange Créature du lac noir, ultime production originale des « Universal Monsters » dans laquelle une équipe de savants s’aventure aux confins de l’Amazonie, pour y débusquer une créature antédiluvienne surnommée le « Gill-Man » (l’homme aux ouïes) par l’équipe, puis par la horde de fans qui feront perdurer jusqu’à aujourd’hui, le triomphe du film.



Monstre de beauté


Au défi technique de ce costume, s’ajoute une gageure artistique carabinée : il faut en effet parvenir à créer un être humanoïde et amphibien qui puisse rivaliser avec les créations de Jack Pierce. Pour le réalisateur Jack Arnold, le monstre doit également ressembler à la statuette de l’Oscar à laquelle on aurait ajouté des ouïes. Un premier costume respectant cette consigne est confectionné, mais le résultat déçoit et l’équipe de Westmore remet son ouvrage sur le métier. On raconte que près de 80 peintures conceptuelles, pour la plupart signées Milicent Patrick, sont réalisées à cette époque avant que le studio n’obtienne satisfaction. Au final, la tête est sculptée par Chris Mueller (qui travaillera, quelque temps plus tard, sur le calamar géant de 20 000 lieues sous les mers), le corps par Jack Kevan (qui avait débuté en créant des prothèses pour Le Magicien d’Oz) et Tom Case s’occupe du tirage des pièces en caoutchouc mousse. Le costume bénéficie également des talents de peintre de Milicent Patrick : recourant à une quantité ahurissante de nuances de vert et de gris, elle confère une profondeur et une vivacité étonnante à l’épiderme du monstre. Et même après quatre mois de travail harassant, elle continue de peaufiner son travail directement sur le plateau, au grand étonnement de l’un des deux interprètes du monstre, Ricou Browning, qui lui déclare : « Vous avez conscience que je vais devoir plonger dans l’eau avec le costume avant que votre peinture n’ait séché ? » Le dévouement de l’artiste est payant : non seulement le « Gill-Man » devient instantanément une icône du fantastique, mais de plus, sans l’apport de Patrick au design, le film de Jack Arnold n’aurait probablement pas été aussi chargé érotiquement. Avec ses lèvres charnues et son corps sculptural, ce monstre porte en lui une beauté étrange et un indéniable « sex-appeal ».

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Sabotage


Avec son élégance folle et son inaltérable bagout, Milicent Patrick ne tarde pas à taper dans l’œil du département promotion d’Universal. Le tournage de L’Étrange Créature du lac noir à peine terminé, les attachés de presse lui organisent des séances de photographie sur mesure : on y voit Patrick attablée à son pupitre de travail, ou encore poser lascivement avec les masques du « Gill-Man » et autres monstres créés par l’atelier de Bud Westmore. Ces clichés, distribués à tous les médias américains, doivent accompagner une tournée d’un mois au cours de laquelle Milicent Patrick doit accorder quantité d’interviews en tant que directrice artistique des effets spéciaux, sous l’angle très vendeur de « La Belle qui a créé la bête ». Mais ce projet n’est pas vu d’un bon œil par Bud Westmore, qui s’inquiète d’être éclipsé par sa subalterne. Il exige aussitôt que l’on rebaptise le tour « La Belle qui a vécu avec la bête » et que, dans ses réponses, Milicent Patrick se contente de créditer au design du monstre « le studio de Bud Westmore ». Forcément, l’intérêt de la tournée s’en voit grandement amoindri. Ce n’est pourtant pas suffisant pour Westmore qui, au terme de cette promotion sapée, évince Milicent Patrick des crédits du film (au même titre, d’ailleurs, que tous les autres membres de l’équipe des effets spéciaux) et la licencie. Il est également probable qu’il se soit débarrassé de toutes ses peintures, puisqu’il ne reste, aujourd’hui, aucune trace des designs du film dans les archives du studio. En revanche, il conserve ses designs pour le Métalunien des Survivants de l’infini donc, mais aussi pour les hommes-taupes du Peuple de l’enfer. Milicent Patrick doit de son côté retourner cachetonner devant la caméra dans de minuscules rôles (on la voit faire le portrait de Kirk Douglas sur le tournage de L’Homme qui n’a pas d’étoiles de King Vidor), continue de fréquenter les petites vedettes du grand écran (elle entretient une relation amoureuse sporadique avec le comédien George Tobias) et meurt, à la fin des années quatre-vingt-dix, dans l’indifférence générale. Bud Westmore, pour sa part, continue de travailler jusqu’à sa mort, en 1973, sur les plus grosses productions d’Universal, et le studio lui rendra hommage en donnant son nom au plus grand bâtiment de son « lot ».



La fiancée des monstres


Les manigances de Bud Westmore auraient suffi à éliminer Milicent Patrick de l’histoire du cinéma si de multiples tirages de la séance de photographies promotionnelles n’avaient échappé à la vigilance du maquilleur. Or, l’image de cette femme tirée à quatre épingles peignant le portrait de la créature est suffisamment puissante pour qu’elle intrigue les fans de monstres. Cette communauté qui va grandissante dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, parvient progressivement à découvrir l’identité de ce personnage atypique, la seule femme, jusqu’à aujourd’hui, à avoir signé le design d’un monstre emblématique du cinéma fantastique. Milicent Patrick fait, à titre posthume, l’objet d’un véritable culte et a même eu droit à sa biographie outre-Atlantique (The Lady From the Black Lagoon de Mallory O’Meara). Mais de grandes zones d’ombre subsistent encore dans l’existence de Milicent Patrick qui, lorsqu’on lui demandait si elle ne rêvait pas d’épouser une star, répondait : « Pourquoi je m’embêterais à être avec les loups d’Hollywood ? Je suis bien plus à l’aise avec mes monstres ! »

Texte par Julien Dupuy


Article paru dans le Rockyrama n°25 - Décembre 2019 : Série B


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