Ridley Scott avant Alien : naissance d’un réalisateur
Difficile à croire : Alien n’est que le deuxième long-métrage de Ridley Scott. À l’époque où le réalisateur se lance dans le projet, son nom ne compte pas encore…Difficile à croire : Alien n’est que le deuxième long-métrage de Ridley Scott. À l’époque où le réalisateur se lance dans le projet, son nom ne compte pas encore, malgré un premier film parfait au succès d’estime : Les Duellistes. Si Ridley Scott s’impose à Hollywood tardivement, il saura mettre à profit toute l’expérience emmagasinée auparavant : une solide formation pluridisciplinaire, une première vie de publicitaire et une collaboration fructueuse avec la BBC.
Ridley Scott naît à South Shields, ville côtière du nord-est de l’Angleterre, le 30 novembre 1937. C’est le deuxième enfant d’une famille de trois garçons. Son père, un officier qui a côtoyé Churchill pendant la Seconde Guerre mondiale, décèle chez lui, très jeune, un goût pour l’art qui tranche avec une inaptitude globale à l’école pour toutes les autres matières. Il l’inscrit en 1954 au West Hartlepool College of Art, où l’adolescent révèle un talent pour la peinture. Il est diplômé en design en 1958.
Par atavisme, Ridley Scott s’apprête à rejoindre les marines. De façon inattendue, c’est son père qui le décourage – craignant que son fils ne gâche son potentiel – et qui l’incite à poursuivre sa formation. Une bourse d’études offerte au mérite par le Royal College of Art à Londres sauve Ridley des griffes de l’armée. Cette école réputée et progressiste lui offre une formation touche-à-tout : graphisme, sculpture, peinture, photographie, dessin et design industriel. L’étudiant devient à cette époque un cinéphile obsessionnel : il fréquente assidûment les salles obscures et se passionne pour la Nouvelle Vague française, Ingmar Bergman, Akira Kurosawa et le néoréalisme italien.
C’est aussi pour Ridley Scott l’âge des premières expérimentations vidéo, grâce à une petite caméra Bolex 16mm découverte par hasard dans un placard de l’école avec son manuel d’utilisation. Il se lance avec un budget de 65 £ dans la réalisation de son premier film : le court-métrage Boy and Bicycle. Il prend comme acteur principal son petit frère âgé de 16 ans : Tony. Son père et sa mère apparaissent aussi à l’écran. Avec le même soin qu’il démontrera plus tard, Ridley Scott prépare ce qui est déjà pour lui une production : chaque scène est minutieusement storyboardée et le tournage est étalé sur six semaines.
Après son diplôme, Scott est rappelé par l’un de ses anciens professeurs. L’école vient de se voir attribuer une subvention de 250 £ par le British Film Institute. À l’époque, seulement cinq étudiants ont déjà réalisé un film dans l’histoire de l’école, ce qui explique que le Royal College of Art ne sait pas trop à qui offrir cette bourse… Scott prend l’argent pour finaliser la post-production de Boy and Bicycle et en améliorer le son. L’ambition du jeune Ridley Scott peut être résumée par cette anecdote incroyable : après avoir utilisé sans autorisation un bout de musique du compositeur John Barry, il prend contact avec lui et obtient qu’il réenregistre pour son film une nouvelle version de cette musique...
Diplômé en 1961, Ridley Scott candidate pour travailler à la BBC. Il est accepté mais préfère profiter d’une nouvelle bourse qui lui permet de déménager à New York pour une formation en design avec un job à la clé dans une excellente agence de publicité : Bob Drew Associates. Par chance, la BBC accepte de lui réserver le poste pendant un an, ce qui facilite un choix forcément difficile. Mais l’expérience new-yorkaise n’est pas probante, et Scott anticipe son retour en Angleterre pour venir travailler à la BBC en 1962.
Il y occupe successivement les postes de directeur de la photographie, de chef décorateur et de réalisateur. « Tout ce temps passé à la BBC, j’étais comme une éponge [...] La BBC m’a appris à savoir ce que je veux, à communiquer et organiser les choses » avouera-t-il plus tard en interview. Il se forme à la réalisation en tournant une adaptation du roman Les Sentiers de la gloire (à peine quelques années après celle de Kubrick). D’une durée de trente minutes, le film est tourné en une unique soirée précédée de quelques répétitions, budget serré de la BBC oblige ! L’exercice est suffisamment concluant pour que le producteur du groupe Tony Giles confie à Ridley Scott la réalisation d’un épisode de la série policière Softly Softly, puis d’autres feuilletons comme The Informer et Z-Cars. Ridley Scott se marie à cette époque pendant laquelle naissent deux garçons.
En 1965, il quitte la BBC pour se lancer dans une carrière de publicitaire. Il crée avec son jeune frère Tony (l’acteur de Boy and Bicycle et le futur réalisateur de Top Gun et True Romance) une agence de publicité : Ridley Scott Associates. Parmi les premiers collaborateurs, on compte deux autres futurs cinéastes : Hugh Hudson (Greystoke, la légende de Tarzan, Les Chariots de feu...) et Alan Parker (Pink Floyd: The Wall, Angel Heart…) C’est le début d’une période faste et d’une activité qu’il ne quittera jamais vraiment : à ce jour, on compte plus de 2 500 spots publicitaires réalisés par Ridley Scott, pour des marques comme Levi’s, Perrier, Coca-Cola ou Apple. Plusieurs de ses créations gagnent des prix.
Dans un coin de sa tête cependant, l’admirateur de David Lean et Akira Kurosawa caresse l’idée de devenir un jour cinéaste. Cela n’arrivera qu’une dizaine d’années plus tard… Ridley Scott, comprenant que personne ne lui proposera jamais de réaliser un film de cinéma, décide de prendre les choses en main pour y arriver. Mais ses ressources sont limitées, ce qui implique qu’il écrive lui-même le scénario. Il développe en 1971 un script pour un film de braquage, Running in Place, qui ne trouve pas d’investisseurs. Idem pour un deuxième projet, Castle X, qui manque d’être financé par un membre des Bee Gees... Pour son troisième projet, Scott choisit d’adapter (toujours pour des raisons budgétaires) un livre tombé dans le domaine public : Le Duel de Joseph Conrad, un auteur qui inspira avant lui Alfred Hitchcock (Les Agents, 1936), Richard Brooks (Lord Jim, 1965) et au même moment Francis Ford Coppola (Apocalypse Now, 1979).
Le premier financement trouvé par Scott (150 000 £) l'obligeait à tourner pour la télévision, pour un format d’une heure. Il y renonce et choisit au contraire, avec ses premiers investisseurs, de professionnaliser le projet en s’adjoignant un coscénariste : Gerald Vaughan-Hughes, dont le travail enthousiasme le réalisateur. Le budget du film passe à 700 000 £ et un contrat est passé avec la maison de production londonienne Enigma qui s’engage en même temps sur le premier projet d’un autre réalisateur issu de Ridley Scott Associates : Alan Parker. Enigma signe ensuite un contrat au Festival de Cannes avec la Paramount qui accepte de coproduire Les Duellistes à condition que Scott choisisse deux acteurs parmi une liste de quatre proposés. Ridley Scott choisit Keith Carradine et Harvey Keitel qui rejoignent le casting. Les cachets sont bas : Albert Finney (qui interprète Fouché) accepte même d’être payé d’une simple caisse de champagne… Le budget final est validé à 1,2 M£ (une somme très modeste pour la Paramount) et le film est mis en boîte six mois plus tard, pendant l’hiver 1976. Pour des raisons budgétaires, il est tourné uniquement en décors réels en Dordogne, en Écosse (pour les scènes censées se passer en Russie) et en Angleterre.
Les Duellistes raconte l’opposition entre deux officiers de cavalerie française : Armand d'Hubert et Gabriel Féraud, entre 1800 et 1814. Leur duel s’éternise au fil des rencontres pendant les guerres napoléoniennes qui servent de toile de fond. Ce premier film dévoile déjà le caractère méticuleux et précis de Ridley Scott, dont la reconstitution historique est éblouissante jusqu’au moindre détail. Ainsi, les deux duellistes appartenant aux 3e et 7e régiments de hussards sont habillés d’uniformes différents, chacun fidèle à leur époque, tandis que leurs sabres sont branchés à de petites batteries afin de produire des étincelles pendant les combats.
Les Duellistes remporte le Prix du jury à la première œuvre au Festival de Cannes. Il sort en 1977 avec des critiques très favorables, mais une distribution modeste aux États-Unis. Ridley Scott, à tout juste quarante ans, est devenu un cinéaste.
Tout est désormais en place : sa formation pluridisciplinaire lui permettra de dominer de nombreux corps de métier sur les plateaux, tandis que son expérience entrepreneuriale lui confère un profil de businessman avisé qui sera très profitable. Il a surtout prouvé sa capacité à travailler pour un grand studio américain, avec un sens artistique aiguisé. Pour ses films à venir, Ridley Scott se définira comme un « bâtisseur de mondes » amené à développer à chaque fois des univers à part entière (Blade Runner, Legend…) très différents les uns des autres. Son deuxième long-métrage, Alien (1979), fait plus de 100 millions de dollars de recettes pour un budget d’à peine 11 millions et obtient un Oscar pour les effets visuels. Ridley Scott explose et va s’imposer comme l’un des cinéastes les plus importants de sa génération. Mais ceci est une autre histoire...
Texte par Jean-Samuel Kriegk
Article paru dans le Rockyrama n°24 - Septembre 2019 : Alien, aux sources du mythe.
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