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PNL, humains après tout

Les deux frères mystérieux de PNL excitent à ce point les commentateurs qu'on oublierait presque que nous venons d'assister plus ou moins fébrilement au lancement d'un nouvel album du groupe.
PNL, humains après tout

Les deux frères mystérieux de PNL excitent à ce point les commentateurs qu'on oublierait presque que nous venons d'assister plus ou moins fébrilement au lancement d'un nouvel album du groupe – il s'agit donc de musique – et non à celui d'un smartphone ou d'un quelconque autre objet connecté. N.O.S et Ademo, eux, sont déconnectés – c'est d'ailleurs le titre (sans le s) de l'immense pénultième plage de Deux frères –, au point de ne pas donner d'interviews et de se faire très rares sur les réseaux sociaux qu'ils hantent, par leur absence, tels de lointains titans flous. On parle beaucoup chiffres à propos de PNL, les frangins n'étant pas les derniers à faire les comptes, au détriment du sens – autant celui de leurs textes, pourtant largement commentés par les fans, que celui de leur succès sans commune mesure ou presque. Impressions.


Il y a quelque chose de presque interdit à fouiller l'Internet à la recherche d'un signe de la présence des deux frères ou d'un morceau de leur passé qui permettrait au fan transi de mieux comprendre ou du moins d'en savoir un peu plus. Inévitablement, c'est sur les comptes Instagram toujours actifs de N.O.S et Ademo qu'il finira sa course, à scruter des clichés somme toute assez banals remontant au début des années 2010. Plus tard, ce même fan recollera les morceaux d'une histoire familiale mêlant politique de la ville, braquages, mise au vert et trafic de drogue, mais au fond il n'en apprendra pas beaucoup plus qu'en écoutant attentivement les textes du groupe, lesquels laissaient déjà entrevoir l'ombre d'un père vénéré et d'une mère absente. Car si PNL est bien une affaire de famille, soit la cellule communautaire la plus basique qui soit bien qu'indéniablement la plus fondamentale dans la vie de tout un chacun, il semble cependant que quelque chose de plus grand, infiniment plus grand même, se joue là. PNL est ce qu'on appelle un phénomène, au même titre que Michel Houellebecq est un phénomène ou que Daft Punk est un phénomène, à l'échelle d'un pays, voire du monde. Alors bien sûr, PNL n'a pas (encore) rencontré le succès planétaire du duo casqué (qui a tout de même mis quinze ans à être numéro un partout dans le monde), mais il apparaît peu à peu qu'à l'échelle de l'Europe, les deux rappeurs marchent sur les traces de l'auteur architraduit des Particules élémentaires.

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Avec Daft Punk, PNL semble partager une éthique, pour ne pas dire une stratégie. À certains égards, ils vont même plus loin que l'emblématique duo de la French touch. C'est qu'en plus de se faire rares et d'une certaine manière d'avancer masqués (si les deux frères ne sont pas casqués, ils partagent également avec le groupe électro leur utilisation massive de l'Auto-Tune, soit une autre façon de se cacher), PNL est indépendant, comprendre qu'ils n'ont pas de maison de disques pour leur dire quoi faire ou comment le faire. Soit le fantasme ultime des plus grands groupes de l'histoire, des Beatles à Radiohead en passant par Led Zeppelin et Nine Inch Nails. Au final, peu y sont parvenus, mais surtout, aucun n'a percé seul. PNL l'a fait. Eh oui, PNL est un groupe de rap – et bien plus encore. Avec Houellebecq, le groupe partage l'engouement public et médiatique à double tranchant (quoique pour le moment la machine ne se soit pas encore retournée contre eux, mais cela finira bien par arriver, sauf s'ils disparaissent avant, “après un ou deux bumal”, tout est question de timing) et le fait d'avoir un cœur peut-être bien vide, mais qui bat au même rythme que celui de tout un peuple, ou du moins d'une large partie de sa jeunesse pour ce qui concerne le groupe. L'œuvre de Houellebecq est écrite à l'encre de la décrépitude d'un monde qui semble sombrer vers le néant un peu plus à chaque livre. Certains se plaisent même à penser que la conclusion de Plateforme avait quelque chose à voir avec le 11 septembre et les mêmes aiment à rappeler que Soumission sortit le jour du massacre de Charlie Hebdo, alors même que l'écrivain était caricaturé à la une du journal fraîchement livré le matin même chez tous les buralistes de France.


Aux premiers jours de 2016, alors que PNL n'était encore qu'un phénomène occupé à naître, même à l'échelle de l'Internet, de jeunes manifestants – dont certains se réuniraient bientôt place de la République pour rester debout toute la nuit – scandaient, taguaient, agitaient “Le Monde ou rien” tel un slogan définitif et riche de sens lors des manifestations contre la réforme du Code du travail. Le morceau Le Monde ou rien fut, par l'intermédiaire de son clip, tourné dans la banlieue de Naples, au cœur de l'émergence de PNL en 2015, l'année de la sortie de Que la famille et Le Monde Chico, leurs deux premiers albums. Et alors que les vues sur YouTube s'amoncelaient, le moral d'un pays tout entier chancelait au gré des attentats ou tentatives avortées. Curieusement, le même pays qui s'écharpait lors de vains débats sur la déchéance de nationalité et qui, plus mollement, tentait de comprendre ce qui n'allait pas chez nous pour que de jeunes hommes pleins de haine ayant grandi en banlieue veuillent mettre la France à feu et à sang, ce même pays qui ne cessait de scruter sur les chaînes d’info le portrait de ces délinquants à la petite semaine devenus d'aveugles prédateurs – souvent des frères, au passage –, ce même pays, donc, ou du moins de larges pans de sa jeunesse, nous l'avons dit, commençait à écouter PNL, soit deux jeunes hommes anciennement délinquants ayant grandi en banlieue et eux aussi remplis de haine – de leur propre aveu. Ne voyez ni ironie ni esprit polémique dans ce constat, seulement la trace encore une fois montrant que PNL est plus qu'une simple affaire de famille, ou alors une famille au sens le plus élargi qui soit, une famille qui aurait la taille d'un pays.

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Si l'on prend le temps de s'attarder, à cet instant de notre divagation, sur les paroles du Monde ou rien – vous l'aurez compris véritable titre-manifeste de toute cette aventure –, il apparaîtra que nous avons affaire à un plan d'évasion. Au début du morceau, nos deux héros sont “voués à l'enfer, l'ascenseur est en panne au paradis.” Le programme est simple : “Oh shit, ton mal mon bien, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, tout pour les miens, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, le monde ou rien, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, moi ça me convient.” Pour s'en sortir, les deux frères “bicrave[nt] dans l'escalier”, pour se faire du fric avant de se faire la malle. Plus loin, N.O.S : “Remballe ton échelle, j'empile mes péchés, j'escalade.” C'est le sens du “ton mal mon bien” dans le refrain : pour s'en sortir les deux frères font le mal, un mal nécessaire qui ne les empêchera pas si ce n'est de s'en vouloir, du moins de tisser un lien avec le “iencli”. “J'me rappelle plus de mon ex, j'me rappelle de mon client Hervé”, rappe Ademo dans leur premier album pour souligner cet attachement à ces âmes perdues. À première vue, pas grand-chose à voir avec Nuit debout et les manifestations contre la réforme du Code du travail, me direz-vous, le “tout pour les miens” ne souffrant aucune ambiguïté. Pourtant, ambiguïté il y a, ou plutôt ambivalence, comme nous le verrons. À la fin du Monde Chico, Ademo et N.O.S projettent de bientôt quitter la Terre pour fuir l'obscurité et s'imaginent ouvrir “un terrain sur la planète Namek”, planète sur laquelle il ne fait jamais nuit, rappelez-vous. Ils vont bientôt entrer dans la lumière et embarquent leurs proches avec eux, “dans la soucoupe.”


“Y a le buzz tant qu'il est chaud on bat le fer”, rappe Ademo en ouverture de Dans la légende, morceau qui donne son titre au troisième album de PNL, sorti effectivement dans la foulée du précédent, à l'automne 2016, et au cœur duquel semble se télescoper de plein fouet la grandeur et la misère du succès. Le pays, touché durant l'été par de nouveaux attentats, sans oublier une sale défaite en finale de l'Euro, est hagard comme Rocky dans son premier combat avec Clubber Lang. L'époque est trouble, et ce n'est que le début. Au printemps 68, période qui ne fut pas mouvementée qu'en France, mais un peu partout sur la planète, les barricades reprenaient à leur sauce Il est cinq heures, Paris s'éveille de Dutronc, tandis qu'à la radio tournait en boucle La Cavalerie du tout jeune Julien Clerc. Les Rolling Stones, inspirés par les évènements, enregistraient Street Fighting Man de l'autre côté de la Manche avant de bûcher sur Sympathy for The Devil, et Léo Ferré inaugurait Les Anarchistes lors d'un récital parisien donné le soir même où la capitale s'embrasait. Tout ça pour dire qu'il y a des chansons, et parfois même des albums entiers, qui collent à leur époque, et Dans la légende est de ceux-là. Pas à la manière des albums de rap des années 90 truffés de textes habités par une volonté de dénoncer le présent, non, N.O.S et Ademo ne dénonçant rien et ne faisant que dérouler leur vécu sur des instrus planantes. Ils ne sont pas en colère, ils ont la haine et en sont tristes. Et le pays tout entier est triste et dansera bientôt sur Humain ou Bené (à noter que chez PNL même les titres dansants sont habités par un spleen lancinant).


Paradoxalement, il y avait presque une candeur dans Le Monde Chico qui a disparu de Dans la légende, album dense et sombre appuyé en cela par l'accès du groupe à des instrus plus riches que les types beats qui certes faisaient largement l'affaire, mais pouvaient paraître un poil limités. À moins qu'il ne s'agisse du travail acharné des deux frères en studio en compagnie de Nk.F, leur fidèle ingé son que leur ont emprunté depuis Damso ou Orelsan, deux poids lourds du rap actuel. C'est que malgré leur nette tendance initiale à poser en imposteurs du game, “meilleurs dans la drogue, mais bon”, il semble que les deux frangins soient des bosseurs acharnés, des tarés du détail, la marque de ceux qui doutent d'eux-mêmes, certainement. Or les rappeurs ne sont-ils pas censés être sûrs d'eux ? C'est peut-être bien ce doute, cette conscience exacerbée d'eux-mêmes, qui fait toute la différence ? C'est même à bien y regarder la matière principale de leurs textes ; qu'ils dealent ou profitent du succès, N.O.S et Ademos ne sont pas heureux, n'obtiennent jamais vraiment ce qu'ils veulent, mais au fait que veulent-ils ? De l'argent pour la famille, une île pour leur père, et le trône, le monde tout entier, pour eux. Vaste ambition, “herculéenne”, comme ils disent.


Mais avant de profiter de tout cela, ils doivent encore une fois faire avec le succès, et avec les fans, et les femmes (même si dans le cas de PNL les deux ont tendance à largement se confondre). C'est un cliché, mais, comme beaucoup d'hommes au fond, les rappeurs ont souvent du mal avec les femmes, qu'ils les maltraitent (symboliquement), les méprisent ou les vénèrent (leurs mères ou Vanessa Paradis, selon les cas). La Haine ne parlait déjà que de cela, au fond ; des branleurs qui n'ont pas accès aux femmes (ni à l'emploi), pour moult raisons, et qui de ce fait partent en couille. Houellebecq (qu'on a souvent accusé de misogynie, comme tant de rappeurs) et sa théorie sur la misère sexuelle ne sont pas loin, étrangement. Mais aujourd'hui que le rap est unanimement ou presque considéré, vingt ans après que le Doc l'a appelé de ses vœux, comme la nouvelle variet', les rappeurs mainstreams, ces petits gars fragiles, ne rappent presque plus que sur leurs histoires d'amour frustrées. (Il n'y a guère qu'Orelsan pour célébrer l'amour heureux dans Paradize, mais Orelsan aime tout le monde désormais (ses fans, ses grands-parents, sa petite amie, etc.) et se verrait bien reprendre le trône laissé vacant par Johnny – paix à son âme). Peut-être même que PNL, avec leur blues maussade et auto-tuné, a accéléré le mouvement, passons. Reste que nos deux héros conjuguent les deux tendances : ils méprisent les femmes, les traitent comme de purs objets texuels, euh sexuels, mais sont dans le même temps à la recherche du grand amour en tant que rédemption ultime.

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Ce grand écart bien plus réconciliable qu'il n'y paraît force quelque peu la perspective. Comme le célèbre plan de Vertigo avec lequel Hitchcock inventa le travelling contrarié, PNL pratique une sorte de rap contrarié qui s'étire nonchalamment entre une introspection sans filtre et un gigantisme débridé, presque super-héroïque, le tout sur des beats évanescents. Après tout, depuis le début du mouvement dans le New York des années 70, le hip-hop a toujours subi l'influence des comic books et de l'imaginaire qui va avec, alors rien de surprenant à ce qu'Ademo s'identifie à Superman dans Autre monde. Quant à l'introspection (ou le rap comme psychanalyse sauvage), il convient de noter que de la même manière que le rap est une musique primitive (bien que profondément postmoderne...) au sens où elle fut inventée par des pionniers qui n'avaient ni la connaissance du solfège ni accès aux instruments, mais ont quand même trouvé leurs propres chemins vers la musique, de la même manière, donc, le rap est un moyen d'expression, de guérison même, pour ceux qui n'ont pas accès à la parole. Là aussi, rien de nouveau sous le(s) soleil(s)... de Namek. D'une certaine manière, PNL ne fait que réconcilier les deux axes grâce à une sensibilité maniériste indéniablement pop, dans la mesure où elle vise l'efficacité, et à un usage ambivalent des drogues (ré)créatives (pure hypothèse). Cela donne ces deux rappeurs au cœur vide, mais à la tête pleine... de fantasmes hérités de leur culture enfantine (les mangas, les films Disney, Star Wars, les jeux vidéo, le tout mâtiné d'une louche de films déconseillés aux enfants). 


L'identification aux héros de ces œuvres est permanente et sans doute favorisée par l'irruption du succès et de la célébrité. Ainsi, Dans la légende offre une toute nouvelle ampleur à la quête fantasmagorique des deux rappeurs qui semblent parfois hésiter entre Namek et La Mecque pour se poser. Une chose est sûre, la terre est trop petite pour eux, dans le sens où ils n'y trouvent pas leur place, malgré les voyages et les clips tournés à l'autre bout du monde. “Sur le cul d'une étoile filante”, ils quittent donc notre bonne vieille planète, direction un ailleurs métaphorique, loin de l'enfer des autres. Dans la légende aurait pu s'appeler “Le Monde ou soi”, tant il semble que ce tiraillement à l'œuvre dans la musique de PNL a à voir avec leur rapport aux autres, et donc à soi. Tout leur problème est résumé par cette formule, “Que la famille”, qui, d'abord réduite à “Que la Mif” puis à “QLF”, est devenue elle aussi un slogan, une expression du langage courant même, mais avant tout un cri de ralliement pour les fans. De l'infini petit à l'infiniment grand. Encore une fois, la famille au sens premier (les siens, ceux du même sang) est tout pour PNL, mais comment faire lorsque des milliers d'âmes perdues veulent en faire partie ? 


Dans leurs textes, N.O.S et Ademo brisent régulièrement le quatrième mur pour s'adresser à l'auditeur d'un “tu” se voulant menaçant. “T'étais où quand je puchais dans le froid comme un Russe ?” dans De la fenêtre au ter-ter ; “Tu veux de la punch, suce ma bite” dans Sur Paname ; “Tu raques car notre son c'est du crack-crack” dans Abonné ; “Je sors des mots de merde et tu me payes payes payes...” dans Dans la légende ; “Tu t'touches, on touche le salaire” dans Je suis QLF ; “J'monte sur scène, l'impression d'être une bête de foire. Pas envie de parler, pas envie de te voir” dans Luz de Luna ; etc. On remarque le parallèle, qui s'épanouira naturellement à mesure que le succès grandira, entre le iencli et le fan, parallèle que le groupe ne cesse d'entretenir dans ses textes : “J'ai rêvé que j'vendais des barrettes à mes fans” dans Laisse ou le plus explicite encore “J'compte, j'vends, un peu comme avant” dans Tu sais pas. Si proche et si loin à la fois. Comme du temps où ils dealaient, les deux frères sont en marge du monde, offrant leur dose au plus grand nombre. Ils soulagent, aident, rendent meilleure la vie d'un tas de gens dans les deux cas (de conscience). Le prix de ce rapport interdit est la solitude, l'isolement, quand bien même ils ont le monde, au lieu de leur cage d'escalier, pour prison. Là est l'enseignement, ou plutôt la découverte, de Dans la légende. 


Le paradoxe va encore plus loin si l'on s'attarde sur le discours promotionnel du groupe qui se résume en fait à une communication directe avec les fans par l'entremise des réseaux sociaux. Là le ton est en contradiction totale avec la tonalité des albums, simple et amical, jovial même, accentué en cela par l'utilisation décomplexée de smileys, comme un mec qui tenterait de se montrer sous son meilleur jour pour plaire à la meuf qu'il convoite. À brûle-pourpoint, on pourrait crier au cynisme, à l'escroquerie même, mais ce serait faire l'impasse encore une fois sur l'ambivalence d'un groupe qui appelle le succès de toutes ses forces (pour le bien de la mif) avant de le repousser ensuite (toujours pour protéger la mif ?). Ce grand écart est patent si l'on revient un instant sur la relation du groupe à la part féminine de son auditoire. Encore une fois, l'amour et la haine se mélangent, on méprise les groupies (après les avoir baisées, il va sans dire), on affirme l'impossibilité de concilier le quartier et les meufs (dans leurs clips, les femmes sont les grandes absentes), rien de nouveau, vous me direz, sauf que la musique de PNL plaît à beaucoup de femmes (et de fans) qui n'écoutent pas de rap habituellement. “J'attire les putes blanches aux sentiments noirs” dira N.O.S dans Blanka, histoire de couper l'herbe sous le pied des haineux. Reste que la part féminine des deux frangins, si l'on peut encore parler ainsi, cette sensibilité débordante, cette fragilité à peine dissimulée derrière les atours habituels des rappeurs dont ils se parent par ailleurs, tout cela explique sans doute en partie leur immense succès. 


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À bien y regarder, le nom même du groupe vendait déjà la mèche : PNL pour “Peace 'N' Lovés pas Peace 'N' Love”, comme l'affirme N.O.S dans Bambina. “Lovés” signifie ici “argent” et pourrait provenir, selon une définition glanée sur le site languefrancaise.net, de l'anglais “love”, pour l'amour de l'argent. La mise en abyme est totale et le lapsus révélateur, n'est-ce pas ? Toute la fébrile contradiction qui habite les textes de PNL se trouvait donc déjà dans leur nom, et loin du tiraillement entre l'amour de l'argent et l'amour tout court ne reste plus que la paix, cet ultime talisman inaccessible, comme dans tous bons jeux vidéo, que les deux frères rêvent de conquérir coûte que coûte. La paix de l'âme plus que la paix dans le monde, il va sans dire, mais après tout l'un ne va peut-être pas sans l'autre.


Sur ce, sort Deux frères, quatrième album de PNL attendu comme un nouvel évangile par les fans, qui nous parvient après le lent égrènement des journées d'attente depuis la révélation d'un premier extrait et d'un clip à l'été 2018 : À l'ammoniaque, chanson d'amour frustré sans doute destinée à tuer le game du rap émotif archidiffusé sur Skyrock et cie. Le morceau est probablement adressé à l'un de ces grands amours potentiels que les deux frangins redoutent et espèrent à la fois, à moins qu'il ne soit directement destiné au fan transi, celui-là même qui à l'heure où j'écris ces lignes erre encore sur l'Internet à la recherche d'un signe de ses deux idoles. Un premier “je t'aime” est prononcé, trois même, et beaucoup d'autres suivront dans l'album à venir. Mais celui-ci est “coupé à l'ammoniaque”, comme de la mauvaise drogue, comme si le bonheur était aussi difficile à dénicher en ce monde que du shit non coupé. Plus que jamais, les deux frangins apparaissent dans le clip à l'écart du monde. Ils occupent pourtant bien une cage d'escalier, comme celle où ils vendaient jadis ; même promiscuité, mêmes boîtes aux lettres, etc. Sauf que celle-ci est sise non plus au cœur d'un bloc de tours, mais dans l'immensité d'un désert, métaphore d'un monde vide arpenté par des corps vides, les fameux ienclis à la recherche d'une dose. Comme si la malédiction continuait malgré le succès et l'ouverture au monde. Seuls sur un radeau perdu au milieu d'autres radeaux, les deux frères semblent condamnés à s'échouer à chaque marée sur la terre ferme, ou pire à se noyer. Ils sont peut-être bien “voué[s] à l'enfer, à la terre menotté[s].”


Le clip d'Au DD, troisième extrait du disque livré à la populace comme pour sonner le rassemblement des troupes avant la sortie de l'album, s'ouvre sur le retour sur terre de nos deux héros qui se posent au sommet de la tour Eiffel, symbole d'une ambition jadis moquée puis très vite célébrée – ça ne vous rappelle rien ? Très vite, cependant, N.O.S et Ademo se retrouvent rétrogradés au premier étage de l'édifice ; ils ne reverront jamais le sommet. Cette rétrogradation est-elle pour autant subie ? L'ascenseur est-il de nouveau en panne ? Pas si sûr. Les frangins prennent leurs aises et retrouvent leurs habitudes. On jurerait qu'ils ont ouvert là un terrain pour couper, vendre et faire les comptes – du moins retrouvons-nous les mêmes liasses et les mêmes files d'attente impersonnelles. Un peu comme si le bon vieux temps leur manquait. Une douce mélancolie s'installe dans l'esprit du fan, une mélancolie presque belle pour ne pas dire lumineuse. Cela tombe bien, Au DD est le titre d'ouverture de Deux frères, et les premiers mots que nous entendons dans la bouche d'Ademo sont les suivants : “Bats les couilles de l'Himalaya, bats les couilles je vise plus le sommet.” Plus loin dans le même couplet : “La Lune, j'aime plus, je vous la laisse.” Enfin : “J'vis dans un rêve érotique où j'parle peu mais j'caresse le monde. Je meurs dans un cauchemar exotique où la Terre ressemble à ma tombe.” Finis les sommets, semble-t-il, même si la folie des grandeurs persiste – on ne se refait pas. Les deux frangins sont de retour sur Terre pour une dernière visite avant de peut-être mettre les voiles définitivement, nul ne le sait, mais certains aiment à le croire.

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Ainsi, Deux frères marque non pas un repli sur soi, bien que l'introspection à laquelle s'adonne le groupe soit plus précise que jamais, mais bien un retour à la maison. Les sommets ont, si ce n'est déçu les deux frères, du moins montré que l'herbe n'était peut-être pas plus verte ailleurs, Namek y compris. La peine est toujours là, la haine aussi, même si elles commencent doucement à s'estomper. On n'était pas si mal avant tout ça, semblent-ils nous susurrer à l'oreille avant d'y glisser un “j'te baise” pour rééquilibrer les choses. N.O.S et Ademos courent après quelque chose sur lequel ils ne mettront le doigt qu'en toute fin de disque. En attendant, ils se débattent entre souvenirs et aspiration au bonheur, entre passé et futur, alors même qu'un sablier (géant, forcément) déverse les cendres du temps sur leurs blessures encore vives. “J'essaie d'ouvrir mon cœur, chelou comme ça fait peur”, rappe Ademo dans Kuta Ubud, tandis qu'au couplet suivant, N.O.S jouera à la rock star blasée autant par les groupies que les couchers de soleil. Toujours cette ambivalence, cette apesanteur, qui les empêche de déployer leurs ailes ou qui fait que l'un souffre encore dans les bas-fonds quand l'autre tente de s'élever. Mais jamais l'un ne partira sans l'autre.


Dans Chang, c'est N.O.S, qui lors d'un couplet mémorable, se remémore justement la vie à la cité en s'imaginant montrer sa tour à ses enfants – toujours ce tiraillement entre passé et futur. On se souvient alors que dans la saga clippée de Dans la légende, les deux frères n'apparaissaient que brièvement, en simples observateurs désincarnés, dans le film de leur vie passée. Au fur et à mesure du couplet, le temps s'assombrit, se trouble, de la lumière vers l'obscurité, et déjà la mort attend derrière la porte symbolique que N.O.S rêve de franchir sans oser l'ouvrir. Tristesse infinie du rappeur, ravissement de l'auditeur ; ce pacte faustien leur coûtera cher un jour ou l'autre. Heureusement pour N.O.S, son frère en est bien conscient et rappe plus loin, dans Zoulou Tchaing, morceau miroir de Chang  : “Si tout ça se résume à raconter ma haine, priez pour qu'un jour j'change de thème.” Notons au passage qu'à plusieurs reprises dans l'album, les deux rappeurs, lorsqu'ils s'adressent à l'auditeur, troquent le “tu” pour un “vous” plus large, mais qui leur permet surtout de marquer comme un espace de sûreté, un garde-fou, entre eux et le fan, ce vampire boulimique. Dans la suite de son couplet, Ademo part à son tour sur les traces du passé dans une longue adresse pudique à son père qu'il conclura sur trois “j't'aime” presque retenus. Heureusement, le dernier refrain placé par N.O.S retiendra au dernier moment l'auditeur sur le point de chavirer, comme l'âme d'AD plus tôt dans le morceau.


« J'te donne la couronne, mais avant j'chie sur le trône. J'pars comme un prince, j'te laisse juste l'odeur du cône. »


Le naufrage aura pourtant bien lieu sur le morceau suivant, le sus-cité Déconnecté, véritable Requiem chargé d'enterrer en grande pompe, dans une ambiance moroderienne en diable, le lourd passé des deux frères. Une dernière fois ils reprennent toutes les figures imposées de leur rap de bandits au cœur vide pour mieux les faire voler en miettes. À la fin de son couplet, N.O.S ne rappe plus ni ne chante, il s'envole vers les cieux tel un feu d'artifice de douleurs composites qui rappelle une dernière fois toutes les fioritures venues d'ailleurs dont le groupe a parsemé cet album incandescent. The way of the future. L'auditeur, lui, est exsangue, submergé par ce flot de noirceur cristalline. Noyons-nous un moment, la vie attendra. Si Déconnecté avait servi de conclusion à Deux frères, l'issue n'aurait pas été la même, l'impression laissée dans le cœur bien différente. 


« Car au fond, sourire nous va à merveille. »


Mais ce n'est pas le cas, la piste terminale de l'album s'intitule La misère est si belle et c'est une ballade, douce et presque dansante. Le groupe, comme à son habitude, y célèbre le passé tout en se posant des questions sur son avenir, mais cette fois-ci le ton est plus calme, presque apaisé, et Tarik et Nabil tombent le masque en s'adressant sereinement à leurs potes restés à la cité. Peut-être ne s'agit-il que d'un instantané, les deux frangins se réservant le droit de replonger un jour dans la noirceur de leurs débuts ? Personne ne le sait, sans doute même pas eux-mêmes. Reste cette longue dédicace finale à tout ce qui a fait leur vie de galère jusqu'à aujourd'hui. Leur hall, leur cité, leurs potes, leur ville, leurs proches, etc. Ce long et lent au revoir à leur vie d'avant sonne aux oreilles de l'auditeur comme une réconciliation. Enfin, le passé ne fait plus mal, le futur ne fait plus peur, seul ce moment compte. Pour le reste, le monde est plus que jamais à eux, comme on dit.


« Tout homme qui produit un acte libre projette sa personnalité dans l’infini. » —Léon Bloy


Aubry SALMON