Les Trois Jours du Condor : quand Sydney Pollack volait dans les plumes de la CIA
En pleine vague de thrillers paranos des seventies, ce chef-d’œuvre haletant et racé dosait élégamment suspense, action et charge politique. Une espèce en voie de disparition.En pleine vague de thrillers paranos des seventies, ce chef-d’œuvre haletant et racé dosait élégamment suspense, action et charge politique. Une espèce en voie de disparition.
Pauvres de nous. En 2020, jamais l’Amérique n’a semblé aussi près de l’abîme ni ses institutions aussi menacées par l’incurie et la folie de son président en exercice. Un cauchemar décuplé par l’ambiance d’apocalypse nourrie par la crise sanitaire et le dévastateur tsunami économique en vue. Cerise moisie sur ce gâteau peu ragoûtant : au vu de l’état créatif abyssal du cinéma de genre outre-Atlantique et de la cruelle absence de cinéastes visionnaires, il y a peu de chance que ce climat délétère donne lieu, en tout cas chez les grands studios désormais anémiques, à une réjouissante vague de thrillers politiques tirés de ce triste réel. Sans même parler des ravages de la pandémie de Covid 19 sur l’activité des salles de cinéma… Au moins, au milieu des années soixante-dix, les citoyens américains en pleine dépression après le scandale des écoutes illégales du Watergate et la démission de Richard Nixon, purent se consoler sur grand écran à travers plusieurs films-catharsis de haut vol. On parle bien entendu des Trois Jours du Condor, sorti le 24 septembre 1975 aux États-Unis. Mais aussi, respectivement un an avant et un an après lui, du film À cause d’un assassinat et des Hommes du président, deux perles séminales du suspense paranoïaque made in seventies, signées Alan J. Pakula. N’oublions pas le chef-d’œuvre de Coppola, Conversation secrète, sorti au printemps 1974 mais dont le maestro a toujours précisé qu’il en avait écrit le scénario dès le milieu des années soixante. Et, sorti en salles quatre mois avant Les Trois Jours du Condor, le thriller L’Évadé de Tom Gries (avec John Huston, Robert Duvall et Charles Bronson) s’inspirait de faits réels impliquant un complot de la CIA – cependant jamais nommée dans le film.
La particularité des Trois Jours du Condor réside dans le fait que son intrigue est à 100% consacrée à une machination ourdie au sein même de la CIA, aboutissant, au début du récit, à l’assassinat de sept de ses propres agents, mitraillés par des assaillants sur leur lieu de travail, en plein Manhattan. Un massacre auquel échappe de justesse l’agent Joseph Turner (Robert Redford), de son nom de code « Condor », sorti déjeuner au moment de la fusillade. Comme ses collègues, Turner n’a rien d’un porte-flingue : c’est un analyste-cryptographe dont le job consiste à passer au crible toutes publications – livres, magazines, journaux – pour y déceler d’éventuels messages codés. Lorsqu’il découvre les cadavres à son retour, sous le choc, il prend la fuite et demande l’aide de l’antenne new-yorkaise de la CIA. Mauvaise idée : il est de nouveau la cible des mêmes tueurs, visiblement mandatés pour éliminer toute sa section. Avec l’aide d’une photographe qu’il kidnappe et gagne à sa cause (Faye Dunaway), Turner tente de percer les raisons de la tuerie et découvrira qu’elle a un lien direct avec sa récente et fortuite découverte d’un complot visant à préparer une opération illicite au Moyen-Orient.
Jamais auparavant la CIA n’avait été aussi explicitement montrée sous un jour défavorable dans un long métrage hollywoodien de premier plan, avec une star du standing de Robert Redford en tête d’affiche. Commencé le 4 novembre 1974 à New York – soit trois mois après l’annonce par Nixon de son départ de la Maison-Blanche suite aux enquêtes officielles et aux révélations du Washington Post dès 1972 – le tournage des Trois Jours du Condor fut en permanence hanté par le débat national sur la remise en cause des institutions. Et par la stigmatisation ambiante, désormais fréquente dans les dîners en ville, de la CIA – salie, tout comme le FBI, pour son rôle dans le Watergate, mais aussi par un autre rapport sulfureux sur ses troubles activités à l’étranger, baptisé « Les bijoux de famille » et révélé en décembre 1974 par le New York Times. Le public américain, qui digérait à peine l’effondrement de ses illusions dans les années soixante (assassinats des frères Kennedy et de Martin Luther King, désastre moral du conflit vietnamien, émeutes, révélations des Pentagon Papers en 1971…), basculait pour de bon dans le cynisme et la méfiance vis-à-vis du pouvoir. C’est dans ce contexte pesant que sera produit Les Trois Jours du Condor et dont il sera le reflet. Les critiques vont le décrypter par le prisme de sa conformité ou non au réel et certains d’entre eux, qui s’attendaient à un docu-drama, le jugent alors trop peu réaliste. Voire finalement bien indulgent avec la CIA puisque, malgré sa charge assez directe, le film soutient la thèse des brebis galeuses au sein de l’organisation, sans pour autant remettre celle-ci en question. Contrairement au personnage de Warren Beatty dans le très, très noir À cause d’un assassinat, celui de Robert Redford survit à la fin des Trois Jours du Condor et va pouvoir jouer son rôle de lanceur d’alerte auprès de la presse.