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Mank, devoir et obsession

L’histoire de la naissance de Mank, dernier film de David Fincher et premier après six longues années plutôt consacrées à la télévision.
Mank, devoir et obsession

L’histoire de la naissance de Mank, dernier film de David Fincher et premier après six longues années plutôt consacrées à la télévision, est tout autant une histoire familiale qu’une affaire de sous, autant une envie personnelle qu’une commande paternelle.


Article par Nico Prat

Initialement paru dans le "Rockyrama 30 : Dans la machine Terminator", toujours disponible sur notre shop !

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Howard Kelly Fincher, dit Jack, naît le 6 décembre 1930 à Bonham, bled texan dont la population ne dépasse alors guère les 6000 âmes, puis grandit dans l’Oklahoma. Après un passage obligatoire au sein de l’Air Force, il épouse Claire Mae Boettcher, nurse de son état, et tous deux deviennent parents d’un petit David en 1964. Leur voisin se nomme George Lucas, et le bureau de Jack, Life Magazine. Il en est même l’une des plumes dirigeantes. Auteur, il a des envies de cinéma. Comme beaucoup, ce cinéphile a une certaine passion pour Citizen Kane. Mais plus encore que l'œuvre elle-même, ce sont les coulisses qui l’intéressent : Herman J. Mankiewicz, scénariste fantasque, alcoolique et génial, qui aura lutté face à un Orson Welles de taille monstrueuse pour revendiquer sa part de gloire. Alors, fraîchement retraité, il écrit, il note, il revoit, puis en 1992, il présente à son fils un premier jet de ce qui deviendra, en 2020, Mank. Mais le jeune prodige de l’écurie Propaganda, tout juste échappé de la salle de montage du troisième volet de la saga Alien, a des envies d’autre chose. D’une part, le récit d’une guerre interne entre le génie et l’ego, la rumeur et les puissants, il n’en veut plus, il en sort tout juste, à peine vivant. La Fox, bien plus dangereuse que le xénomorphe, a bien failli avoir sa peau. D’autre part, le scénario n’est pas abouti. Reposant largement sur Raising Kane, essai de la critique Pauline Kael paru en 1971 et traitant justement de la paternité, réelle ou fantasmée, de Citizen Kane, ce script ne mène nulle part. Jack Fincher aura beau ajouter une intrigue tournant autour du socialiste Upton Sinclair et de sa candidature ratée, sabotée même, au poste de Gouverneur de Californie, rien n’y fait. 


Un temps, à la sortie de The Game (1997), le projet semble être sur les rails chez Polygram, avec Kevin Spacey dans le rôle-titre et Jodie Foster dans la peau de Marion Davies, compagne de William Randolph Hearst (magnat des médias et inspiration du personnage de Kane) et proche de Mankiewicz. Le budget alloué est de 13 millions de dollars, mais le studio refuse de filmer en noir et blanc. David Fincher part tourner Fight Club, et Jack, lui, s’éteindra le 10 avril 2003 sans qu’aucun de ses scénarios ne voie jamais le jour. 

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Selon ses règles

Le temps passe. David Fincher glane deux nominations à l’Oscar du meilleur réalisateur, remporte un Golden Globe Award et un BAFTA, entretient sa réputation de perfectionniste, alterne grandes périodes d’absence (cinq années entre Panic Room et Zodiac) et tournages compulsifs (quatre films entre 2007 et 2011), et tâte du petit écran chez Netflix, avec House of Cards (2013–2018), Love, Death & Robots (2019), Mindhunter (2017–2019). Cette dernière, succès critique davantage que public, coûte cher et prend énormément de son temps. Désireux de s’en éloigner au moment du tournage de la deuxième saison, il se voit finalement contraint de reprendre les rênes, emménage à Pittsburgh pour l’occasion, et s’avoue volontiers lessivé une fois l’aventure terminée, jugeant qu’une troisième saison était peu probable. Mais Ted Sarandos, ancien responsable mondial des contenus de la multinationale, tout juste promu co-PDG aux côtés du patron historique Reed Hastings, est content. Fincher est chez lui, il s’y sent bien, il a carte blanche. Quand il lui demande ce qu’il souhaite faire, ce dernier lui parle alors de Mank. Pas de souci, il aura la possibilité de tourner comme il l’entend, avec qui il souhaite. Selon ses règles, toujours. On retrouve donc devant la caméra des habitués : Charles Dance avait déjà travaillé avec lui sur Alien 3 (1992), Joseph Cross sur deux épisodes de Mindhunter (2017) et Jamie McShane sur Gone Girl (2014). Trent Reznor et Atticus Ross sont également à la bande sonore, après The Social Network, Millénium et Gone Girl. Quant à Gary Oldman, Fincher et lui se tournent autour depuis bien longtemps. 


Ce dernier, dans une interview accordée à Deadline, détaille la méthode Fincher : « Je vais vous dire, je sais que les gens lèvent parfois les yeux au ciel en se disant : "Oh mon Dieu, il fait tellement de prises". Mais je pense que c’est vraiment bien de pouvoir croquer la pomme à pleines dents. Avec David, vous avez l’impression qu’à la fin de la journée, quand vous quittez le plateau, vous avez couvert la scène. Vous n’avez pas l’impression de travailler avec quelqu’un qui va s’écraser. David ne va pas lâcher avant d’avoir ce qu’il veut, et ça offre une grande sécurité. » Des propos qui vont dans le sens de ceux d’Amanda Seyfried, au sujet de sa toute première scène dans le film, quand on la découvre en haut d’un bûcher : « Je trouve cela très beau. J’aime cette scène plus qu'une autre car nous avons pu la tourner à deux reprises, quatre jours, puis quatre jours, donc huit en tout. Et je suis bien meilleure la seconde fois, car je suis plus à l’aise. Nous l’avons tournée au tout début, puis à la toute fin du planning. J’étais enceinte, un peu malade, mais c’était fantastique. » 

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À son image

Un tournage selon Fincher donc, rien de moins, mais un projet qui en dit long sur lui. En 2020, Mank aurait-il pu voir le jour ailleurs que sur Netflix ? Les films du milieu, ni complètement fauchés, ni blockbusters pour les masses ou licences existantes, existent-ils encore ? Non, plus vraiment, et Fincher en a conscience. Mank est à ce titre un acte de résistance économique, mais aussi un geste de survie. Des films du milieu, il ne fait que cela. Son sujet – un homme de l’ombre œuvrant au meilleur pour finalement en réclamer une part de mérite – est à l’image du réalisateur. David Fincher, démiurge tout puissant, a par le passé collaboré avec Andrew Kevin Walker pour Seven (1995), David Koepp pour Panic Room (2002), Steven Zaillian pour Millénium (2011) ou Aaron Sorkin pour The Social Network (2010). De grands noms, des hommes lettrés, avec lesquels il a donc fallu collaborer, voire composer. Enfin, alors que Jack Fincher est le seul scénariste crédité ici, difficile de ne pas s’interroger sur les implications de Fincher fils, mais aussi du producteur Eric Roth, scénariste par le passé de Extrêmement fort et incroyablement près, qui semble ici responsable de quelques retouches minimisées par Fincher, mais que l’on peut imaginer conséquentes. Une plume de l’ombre, en somme. L’ombre d’un mort, Jack, et de son héritier, David.


Jack Fincher qui était déjà le père, devient ici le collaborateur. Mank, un film hommage, à l’image de Zodiac, déjà, qui racontait le temps qui file, la jeunesse de David et donc la paternité de Jack, et les hommes qui, comme ce dernier, écrivent, cherchent, doutent, essayent. Un film aussi sur le devoir, l’obsession, et la fine limite qui les sépare. Où s’arrête l’obligation, quand devient-elle tourment ? Le cinéma de David Fincher est incroyablement riche de ces hommes et femmes qui sombrent, persuadés d'œuvrer dans le bon sens, pour finalement repousser les frontières de la raison : Mikael Blomkvist, journaliste au mensuel suédois Millénium, qui enquête sur une disparition… Robert Graysmith (Jake Gyllenhaal), un jeune dessinateur dont la vie bascule lorsqu'il se lance dans le déchiffrage des énigmes du Zodiac… Devoir et obsession aussi dans Seven, le premier étant incarné par l'inspecteur de police William Somerset, qui à sept jours de la retraite, doit faire équipe avec son remplaçant, David Mills, impétueux et idéaliste. Le premier ne déviera jamais de sa route. Le second deviendra, par son obstination, instrument même du fléau. Devoir et obsession, enfin, chez Mank, Herman J. Mankiewicz, au départ simple exécutant, et finalement désireux de voir son nom crédité au générique. Et l’on se demande alors à quel point ce projet, ce scénario, cette histoire ont bien pu obséder David Fincher depuis 1993... Ou bien à quel point il se devait de rendre hommage, honneur même, à son géniteur. Devoir et obsession, encore et toujours.


Article par Nico Prat

Initialement paru dans le "Rockyrama 30 : Dans la machine Terminator", toujours disponible sur notre shop !