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Happy Meal : les raw eggs de Rocky Balboa

La sonnerie du réveil retentit, brutale comme un crochet du droit...ou comme le son strident qui marque la fin d’un ring. 4 heures du mat’. La chambre exigüe est encore plongée dans l’obscurité.
Happy Meal : les raw eggs de Rocky Balboa

La sonnerie du réveil retentit, brutale comme un crochet du droit...ou comme le son strident qui marque la fin d’un ring. 4 heures du mat’. La chambre exigüe est encore plongée dans l’obscurité. Le working class hero à peine (r)éveillé. Pas de champ du coq dans la banlieue américaine, mais cinq œufs, brutalement cassés face-caméra, glissant au fond d’un verre posé sur le toit du frigo. Les mains douces et fermes qui effectuent ce geste primaire de cuistot seront bientôt légendaires. S’en jamais avoir osé y poser ses lèvres, n’importe quel quidam a en tête ce ptit déj’ des champions. 


À l'occasion de la diffusion du cycle Rocky sur la chaîne RTL9, retour sur l'appétissant petit-déjeuner de Rocky Balboa !

Le happy meal façon Rocky Balboa n’a rien d’une grande bouffe. Il suffirait pourtant de pas grand chose : verser cette mixture jaunâtre sur une poêle, faire cuire tranquillement le temps de quelques pompes, ajouter champignons, oignons, sauce tomate, lardons. Oui mais voilà, les raw eggs à la Balboa se consomment comme un combat final. A même la chair, en pleine gueule. On encaisse. Les jaunes d’œufs liquides dégoulinent sur les joues et les lèvres de Rocky tout comme le sang pissera de son œil ouvert. 


Bientôt, la mitraille de poings sera pour le boxeur aussi mécanique que ce cassage de coques matinal. Si ces œufs seraient meilleurs avec quelques tranches de bacon, ce n’est pourtant pas la barbaque qui manque à l’appel. Quand on pense à Rocky, on visualise ses mains ensanglantées, s’acharnant en pleine chambre froide sur un quartier de bœuf qui n’en demandait pas tant, le pauvre. On envisage à travers ce spectacle de chair tabassée la tronche de rosbif sanguinolent du boxeur, beuglant lors d’un climax déchirant le patronyme de sa dulcinée. Rocky est l’incarnation de cette viandasse mastoc, incessamment travaillé au corps, les nerfs à vif. Mais surtout, cet étalage de viande morte, décharnée, crue, nous apparaît comme l’allégorie organique de l’autre grand personnage du film, Philadelphie - ses poubelles renversées, sa grisaille, ses chantiers, sa nudité de bon matin, les ruines urbaines de ses quartiers populaires qui ne demandent qu’une chose : la naissance d’un nouveau héros qui parviendrait à tout sublimer. Preuve en est que Rocky est un grand film culinaire qui ne s’envisage que par échos, métaphores et enjambements. 20 ans plus tard, une autre pièce de maître garantie à 200 % Sylvester Stallone viendra réitérer cette figure de style aussi bien élémentaire qu’alimentaire. Rappelez-vous : dans le dégénéré Cobra, un appétissant panier de frites est lentement inondé d’un flux continu de ketchup bien rouge. Si bien qu’on ne distingue presque plus les patates sous l’épaisse couche de liquide visqueux. Jubilatoire façon d’assumer le gore décomplexé du plus décadent des « Sly », plus proche de Mad Max que de McDonald’s.  

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Mais revenons-en à nos œufs. Nourriture rudimentaire pour classe prolétaire, ils représentent ce que Rocky est pour l’audience, et ce qu’il deviendra. C’est à dire, loin du dur à cuire, un organisme à nu, en gestation, un être en pleine (re)naissance, pas encore devenu le coq triomphant de l’Amérique mais enfin prêt à en découdre avec cette chienne de vie. L’échauffement qui le fera entrer dans la légende n’est pas loin. Sa nouvelle mise au monde, permise par l’amour d’Adrian, est comparable à l’œuf d’où éclot le poussin. Au sein de ce premier opus baignant dans la crudité naturaliste du Nouvel Hollywood, l’œuf de cinéma dévoile toute sa symbolique. Dans un film à ce point corporel - corps maladroits et amoureux sur la patinoire, corps maltraités comme on bat des œufs au fouet, corps épuisés et enserrés de Rocky et Creed en fin de combat - nulle surprise que de voir ce concentré de glucides voler la vedette à toute autre forme de casse-dalle : fétiche passant de bouche en bouche dans Tampopo, cuisant sur les rebords d’un nombril moite dans Hot Shots !, frit par les esprits perturbateurs prenant possession de la sulfureuse Sigourney Weaver dans SOS Fantômes, l’oeuf est l’emblème érotique en puissance. 


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« Je suis le seul à faire ça » répond le sportif à une journaliste lui demandant si le boxing de quartiers de viande est une pratique classique dans le milieu. Balboa, un avant-gardiste ? Certainement, et pas seulement du plus noble des combats. A sa manière, Rocky anticipe le retour de hype de la raw food, mouvement diététique healthy né dans les années cinquante et largement réapproprié par les stars hollywoodiennes depuis (Gwyneth Paltrow, Drew Barrymore, Woody Harrelson, Demi Moore). Une conception des plus épurées de l’art culinaire : des aliments naturels, non raffinés, cuits le moins possible. Un « crudivorisme » bio a priori éloigné des antres pour carnivores de Balboa, mais tout aussi authentique et « brut » que notre champion. Malgré tout, les oeufs qu’ingère le boxeur sans sourciller font polémique. Certains y voient une fantastique boisson énergisante pour clubs de gym, la reine des protéines. D’autres une source d’intoxication alimentaire - ce ptit déj’ des champions pourrait effectivement provoquer la contraction de la salmonellose, une infection bactérienne causée par l’absorption d’aliments crus. Mais dans la bouche de Rocky, les raw eggs sont avant tout un objet culturel. Ils nous renvoient aux origines de l’imaginaire fitness US. Pionnier du bodybuilding, Charles Atlas s’est approprié cet élixir au début du vingtième siècle. Et via ce cocktail rebutant, c’est déjà le visage du Monsieur Muscle Arnold Schwarzenegger, lui aussi converti à l’oeuf cru, qui s’esquisse. D’ailleurs, on le sait depuis la punchline de Last Action Hero, Schwarzy n’est jamais le dernier à « casser des œufs » pour en faire des omelettes. 


Concentré de vie, symbole de la résurrection dans la religion chrétienne, aliment fort et fragile à la fois, l’œuf cristallise au mieux ce qu’est Stallone à nos yeux : une icône increvable et vulnérable, qui en un cycle confinant à l’éternel recommencement ne cesse de couver et de briser sa propre mythologie. Ces raw eggs sont l’alpha et l’oméga de ce film que Stallone ne cessera d’enrichir, réécrire, détourner, massacrer, au fil de suites, pastiches, hommages et remakes officieux. Il ne peut vivre sans le personnage auquel il a donné vie. A moins que cela ne soit l’inverse ? « Tout ce que je suis et tout ce que j’ai revient à Rocky Balboa. Je n’ai pas créé Rocky : il m’a créé » avouera l’acteur. Voilà, vous l’avez compris : Rocky demeure, plus de trois décennies plus tard, la sempiternelle histoire de l’œuf et de la poule. 


Article écrit par Clément Arbrun.