Daniel Waters : swinging on a star
Le nom de Daniel Waters ne vous dit peut-être rien, mais il a écrit l’un des plus grands films cultes des années quatre-vingt : Heathers. Distribué chez nous sous le titre Fatal Games, ce teen movie caustique, drôle et transgressif raconte l’histoireLe nom de Daniel Waters ne vous dit peut-être rien, mais il a écrit l’un des plus grands films cultes des années quatre-vingt : Heathers. Distribué chez nous sous le titre Fatal Games, ce teen movie caustique, drôle et transgressif raconte l’histoire de deux adolescents qui se mettent à tuer les élèves les plus populaires de leur lycée, en maquillant les crimes pour les faire passer pour des suicides. Malgré un certain parfum de scandale, Fatal Games permet à Daniel Waters de mettre un pied à Hollywood et celui-ci décide de subvertir trois blockbusters produits par Joel Silver (Ford Fairlane: Rock'n Roll Detective, Hudson Hawk, gentleman et cambrioleur et Demolition Man) avant d’offrir à Tim Burton sa revanche sur la Warner en écrivant le très bizarre et très poétique Batman, le défi, dans lequel il propose une version particulièrement mémorable de Catwoman sous les traits de Michelle Pfeiffer, qui trouve ici son meilleur rôle. Franchement, avec un tel pedigree de films cultes, ça valait bien le coup d’aller lui poser quelques questions, non ?
Stéphane Moïssakis : Commençons par Heathers – Fatal Games en français. C’est votre tout premier scénario, vous n’aviez rien écrit auparavant ?
Daniel Waters : Non, rien d’autre. À l’époque, je travaillais dans un vidéo-club, c’était un petit boulot à la con pour subvenir à mes besoins mais c’était suffisant pour me concentrer sur l’écriture. Même si c’est un cliché aujourd’hui, je tiens à préciser que c’était avant que Quentin Tarantino ne se fasse connaître comme le cinéaste issu de la culture vidéo-club. J’étais le premier ! La première version du scénario de Fatal Games faisait environ 250 pages. C’est la norme chez moi : encore aujourd’hui, je n’écris rien qui ne dépasse les 200 pages, car il faut que je sois vraiment inspiré pour me lancer dans l’écriture d’un premier jet de scénario. À l’époque, mon plan était d’écrire Fatal Games et de le proposer à Stanley Kubrick. Il avait fait son film de science-fiction avec 2001, l'Odyssée de l'espace, son film d’horreur avec Shining, son film de guerre avec Full Metal Jacket et je voulais que Fatal Games soit son teen movie, son film sur l’adolescence. Je me disais qu’il n’y avait que lui qui pouvait faire un film de trois heures sur le sujet et j’étais certain qu’il allait accepter après avoir lu le scénario !
S : On pourrait croire à une blague, mais vous étiez sérieux non ?
D : Très sérieux. C’était une sorte de fantasme de ma part, de la même manière qu’une équipe de football américain rêve de gagner le Superbowl. La véritable blague, c’est que c’est Michael Lehmann qui a fini par réaliser le film. Non pas qu’il ne soit pas compétent, mais c’était son tout premier long-métrage et personne ne savait qui il était puisqu’il n’avait réalisé qu’un seul film d’étudiant à l’université de Californie du Sud. À l’époque, je me disais qu’il y avait quand même un monde entre Stanley Kubrick et Michael Lehmann. J’aurais pu m’accommoder d’un réalisateur moins prestigieux que Kubrick – Alan Parker, par exemple ? Je dois dire qu’au départ, je n’ai pas vu l’intérêt de Michael Lehmann d’un très bon œil. Quand il a lu le scénario, il a commencé à me donner des notes, prétextant que c’était trop long et qu’il fallait couper. Je me demandais qui était ce type et pour qui il se prenait. Il se trouve qu’il avait un agent et que je n’en avais pas, et le film s’est monté comme ça. Avant même que je puisse dire à tout le monde que j’attendais encore la réponse de Stanley Kubrick, Fatal Games était en pré-production !
S : Et il a fallu couper dans le scénario, j’imagine ?
D : Oui. C’est ce que je dis aux scénaristes en herbe : si vous avez conscience qu’il va falloir couper la moitié de votre scénario entre le premier jet et le début du tournage, vous vous tirez une balle dans la tête. C’est déprimant, mais tout ceci arrive petit à petit, si bien que c’est plus facile à accepter. Pendant un an, le scénario de Fatal Games a fait le tour d’Hollywood et les gens voulaient me proposer du travail. Sauf que ce n’était pas pour produire le film, mais pour me demander d’écrire leurs projets de merde…
S : Quel genre de projet de merde par exemple ?
D : Aucun d’entre eux ne s’est monté finalement, mais je me souviens d’une réunion chez Disney durant laquelle on m’a proposé d’écrire un film familial pour Whitney Houston. Elle aurait incarné une sorte de génie qui sort de sa fiole pour aider une famille de banlieue dont les parents sont au bord du divorce, le tout en chansons. J’étais totalement abasourdi par la stupidité de la proposition. Pourquoi me proposer ça, à moi, après la lecture du scénario de Fatal Games ? C’est à ce moment-là que m’est d’ailleurs revenue une interview de Jim Jarmusch, qui racontait qu’Hollywood lui avait proposé de tourner la suite de Porky’s, un teen movie totalement crétin. En lisant ça, j’étais persuadé qu’il prenait la pose pour se la jouer « réalisateur new-yorkais prétentieux ». Mais je me suis rendu compte, après coup, que cela lui était probablement arrivé. À Hollywood, ils se foutent de votre sensibilité. Pour eux, l’équation est simple : si vous êtes un bon scénariste, ils veulent vous coller n’importe quel projet à la con.
S : Dans les années quatre-vingt, les films pour ados étaient dominés par les films de John Hughes. Est-ce qu’on peut dire que Fatal Games a été écrit en réaction à ce phénomène ?
D : Totalement. Il faut savoir que je regarde beaucoup trop de films. C’est ma passion et j’ai tendance à réfléchir comme un spectateur. J’aurais même pu devenir critique de cinéma, si les films des années quatre-vingt avaient été meilleurs. En regardant les films de John Hughes, je me disais que c’était de petits films sympas, mais qui ne correspondent pas à la réalité. Les adolescents y sont parfaits, seuls les parents peuvent être méchants et cela n’avait rien à voir avec mon expérience du lycée. Mais je ne voulais pas faire un documentaire, ni un film qui perpétue ce fantasme hollywoodien. Donc j’ai écrit Fatal Games en réaction, en me dispensant d’une morale toute prête. Je voulais écrire un film caustique et satirique, mais amusant. Je me dis toujours qu’il faut écrire le film qui n’existe pas, et c’est comme ça que j’ai pensé Fatal Games, qui était selon moi une sorte de Docteur Folamour du teen movie. Même si j’attends toujours la réponse de Stanley Kubrick, c’est le ton que je voulais donner à mon récit, parce que c’est le genre de film que je voulais voir.
S : Fatal Games est une étude de caractère très pertinente, mais tout de même très virulente vis-à-vis de ses protagonistes. Est-ce que cela demande une forme d’arrogance d’écrire un film qui tire sur tout le monde à boulets rouges ?
D : Au contraire, j’étais totalement naïf à l’époque et j’ai écrit le film dans cet état d’esprit. Je me suis dit que ce serait vraiment intéressant de prendre le contre-pied du personnage de rebelle à la James Dean, un personnage qui serait tellement rebelle que c’est en réalité un véritable psychopathe. Et en tant que scénariste chevronné, j’aimerais encore avoir cette naïveté en moi. Je pense que si j’avais eu conscience à l’époque que j’étais ambitieux et si j’avais eu la volonté pompeuse de changer le genre du teen movie à tout jamais en me mettant en tête d’écrire le plus grand film pour ados de tous les temps, je me serais royalement planté.
S : Il y a tout de même une certaine colère qui émane du scénario de Fatal Games, non ?
D : En réalité, je n’ai pas essayé de régler mes comptes avec ce film. Et j’ai un certain respect pour le genre, mais je voulais l’aborder différemment. Je n’ai aucun souci réel avec les autres teen movies, mais si je suis invité à en faire un moi aussi, et bien je veux avoir la possibilité de le faire différemment. Après, il est certain qu’il y a un peu de colère dans ma démarche, mais je pense que l’écriture de qualité provient généralement de la colère vis-à-vis d’une situation réelle, dans la façon dont les gens se traitent entre eux, mais aussi dans la façon dont les films peuvent déclamer certains principes comme si c’était une réalité. Dans Breakfast Club par exemple, un personnage avance qu’on perd son âme en grandissant. Dans Fatal Games, je dis juste qu’on peut perdre son âme à 12 ans ! Pas la peine de devenir un adulte pour être méchant avec les autres. Et c’était clairement en réaction à la philosophie de John Hughes.
S : Ce que j’adore dans votre écriture, ce sont les petits détails qui caractérisent les personnages. Je pense par exemple à ce passage presque surréaliste, quand Veronica se brûle volontairement avec un allume-cigare, et que J.D. inspecte la brûlure pendant un court instant, pour finalement s’allumer sa clope dessus. C’est très inattendu, c’est drôle et presque poétique cette façon dont le personnage s’avère cruel au point de se nourrir de la souffrance de sa compagne. Il y a beaucoup de petits moments comme ça dans Fatal Games, comment est-ce que vous les écrivez ?
D : C’est l’un de mes moments préférés dans le film. Écoutez, je suis très mauvais quand il s’agit d’écrire de manière structurée. Ces petits détails que vous mentionnez ne me viennent pas quand je me pose devant l’ordinateur. Si je dois faire une analogie culinaire, je dirais que je passe beaucoup de temps à mariner les ingrédients de mon scénario avant de les passer à la casserole. Je fais la collection de ces détails avant d’écrire la moindre ligne, et je les gribouille dans un coin de feuille avant de tout mettre au propre, car en réalité, je déteste l’ordinateur. J’ai écrit Fatal Games sur une machine à écrire, car à l’époque je n’avais pas les moyens de m’offrir un ordinateur et c’était encore plus difficile de se corriger. Donc je cherche à amasser le plus de détails possible et le processus de réflexion est bien plus long chez moi que le processus d’écriture. Quand on me demande combien de temps il m’a fallu pour écrire tel ou tel film, je suis bien incapable de répondre. Il me faut parfois un an pour réfléchir au film, trouver ces petits moments de vie, les noter sur un bout de papier, les attribuer à des personnages que je façonne en même temps, pour intégrer tout cela dans un récit.
S : Ce qui est particulièrement fort dans cet exemple, c’est que le geste cruel de J.D. résume parfaitement la relation entre les deux personnages.
D : C’est difficile de pointer du doigt comment fonctionne le processus d’une idée comme celle-ci. Je me suis mis dans un état d’esprit un peu particulier et c’est apparu comme ça, sans prévenir, même s’il est évident que c’est un cheminement de pensée. Mais à l’époque où j’ai écrit Fatal Games, je lisais beaucoup d’ouvrages de psychologie féministes, et c’était certainement quelque chose qui était fortement ancré dans mon inconscient. Avec Fatal Games et le personnage de Catwoman dans Batman, le défi, on dit de moi que j’ai une approche féministe. Mais en réalité, je me suis rendu compte qu’en écrivant des protagonistes féminins drôles et intéressants, cela donnait tout simplement une tonalité différente à mon film. Ce n’est pas tant une volonté de faire une œuvre féministe à tout prix, mais plutôt de produire quelque chose qui change des 200 autres films qui sortent chaque année.
?S : Quelle a été votre relation avec Michael Lehmann ?
D : Parfois, je repense à la version que Stanley Kubrick aurait pu tirer de Fatal Games, cette vision froide et clinique du teen movie avec de la musique classique. Et quand vous me demandez si je suis arrogant, je dirais que je peux être prétentieux, du genre : « Je vais écrire une grande œuvre d’art pour Stanley Kubrick. » Et Michael sait très bien désamorcer cet aspect chez moi. Quand je deviens trop prétentieux, il a tendance à dégonfler la baudruche. Parfois, il a besoin de me rappeler que le film est une comédie, en me pointant du doigt les blagues salaces dont j’ai truffé le scénario. Grâce à lui, Fatal Games n’apparaît pas comme un film prétentieux et persuadé de sa propre importance.
S : J’imagine bien la scène des deux ados qui s’amusent à renverser des vaches dans les champs, mais réalisée par Stanley Kubrick…
D : Ah oui, avec un plan composé comme un tableau de grand maître et la vache qui tombe au ralenti sur de la musique classique. C’est sûr que ce serait moins drôle !
S : C’est ce que j’aime dans votre travail, le fait que vous puissiez proposer une critique acerbe et perspicace de la société, dans un scénario qui propose aussi des vannes en dessous de la ceinture. Comment est-ce que vous travaillez cet équilibre ?
D : Je crois que la plupart des gens ont un petit bonhomme dans leur cerveau qui leur dit quel est le ton à adopter. Sauf que mon petit bonhomme est mort depuis très longtemps ! Si vous regardez tous mes films, vous pouvez constater que je peux partir d’une scène très sérieuse pour arriver à une scène totalement stupide en un rien de temps, et franchement, je ne vois pas où est le problème ! Après tout, c’est le même film, il suffit de suivre le mouvement ! En réalité, je comprends que ce soit un problème pour les autres et Michael Lehmann a cette qualité primordiale, car il sait mettre un frein à cela.
S: Fatal Games vous a permis de travailler avec Joel Silver, le producteur de Piège de cristal et Commando. C’est étonnant qu’il soit venu vous chercher, non ?
D : Joel Silver aime le cinéma sous toutes ses formes. L’un de ses assistants lui a parlé de Fatal Games avant que le film sorte en salles, et Joel a exigé qu’on lui apporte une copie sur-le-champ. Il a adoré le film. Certes, Joel Silver ne produit pas des films comme Fatal Games, mais il cherche à travailler avec des gens talentueux. Il y a d’ailleurs un certain dysfonctionnement dans son processus de travail, car il leur demande généralement de se plier en quatre pour faire ses gros films d’action à lui. Mais ce genre de dysfonctionnement colle avec le mien, car j’adore ses films. Je les trouve bien plus intéressants que les productions de Jerry Bruckheimer par exemple. Et puis, Piège de cristal est un chef-d’œuvre. À l’époque, mon pauvre agent essayait de me dégoter des projets plus sérieux, mais dès qu’il m’a parlé de la proposition de Joel Silver, j’ai sauté sur l’occasion. Je l’ai rencontré, et nous nous sommes bien entendus. Sa personnalité est très communicative, très entraînante et il adore vraiment les films. Je ne sais pas si j’aurais vraiment dû en faire trois avec lui, mais bon, c’est une autre histoire. Durant les fêtes de Noël, j’étais avec ma famille en train de regarder L’Arme fatale en VHS, et le voilà qui appelle chez mes parents – dans l’Indiana – pour me convaincre de réécrire Ford Fairlane. Il avait un scénario déjà écrit, mais il m’a donné carte blanche pour le retoucher à ma façon.
S : Avant de travailler avec vous, Joel Silver n’avait jamais produit de films méta. Certes, il avait produit une comédie par-ci par-là, comme Comment claquer un million de dollars par jour avec Richard Pryor, mais rien d’aussi décalé et satirique que Ford Fairlane et plus tard Hudson Hawk et Demolition Man…
D : Je ne suis pas sûr qu’il avait vraiment l’intention de se lancer dans la satire. Ce qui est certain, c’est qu’en me confiant ces projets, cela va forcément dériver vers autre chose. Mais contrairement à Fatal Games que j’ai écrit en slip, dans mon coin, ces projets étaient de véritables commandes. Avec le recul, j’analyse cette partie de ma carrière comme une sorte de grande chute vers le haut. Quand Ford Fairlane est sorti, j’étais déjà parti travailler sur Hudson Hawk. Et quand Hudson Hawk est sorti, j’étais en train de travailler sur Batman, le défi. Bref, c’est comme une sorte de manège duquel je ne pouvais pas vraiment tomber, car j’avais un film qui sortait chaque année. Et Ford Fairlane a été le premier.
?Sur ce genre de projets, je me vois comme une sorte de vétérinaire. Admettons que le scénario soit un éléphant. Comme cet éléphant a une jambe cassée, on me demande de la soigner. Sauf que je lui colle une tête de girafe à la place ! Alors c’est vrai, la plupart des spectateurs américains qui ont vu ces films se sont dit que c’était des aberrations de la nature. Mais bon, il y a également un petit pourcentage de spectateurs qui pensent qu’un éléphant avec une tronche de girafe, c’est plutôt frais et inattendu. Ceux-là, je les aime bien car ils n’ont pas eu tendance à balayer ces films d’un revers de la main, juste parce qu’ils ne se conforment pas à la norme cinématographique.
Ford Fairlane a été proposé au comique Andrew Dice Clay, et il faut savoir que son numéro de stand up consistait à interpréter un macho très caricatural. Mais c’était justement toute la blague, et j’y ai vu l’opportunité de faire une comédie à la manière de La Panthère rose, dans laquelle son personnage serait une sorte d’Inspecteur Clouseau, un bouffon qui se trouve au centre d’une intrigue policière qui le dépasse. Malheureusement, quand nous étions en train de tourner le film, et surtout au moment de la sortie, Andrew Dice Clay est devenu extrêmement impopulaire et une partie de son public a commencé à se reconnaître dans le personnage de macho réactionnaire qu’il tournait en dérision. Paradoxalement, l’humour s’est perdu en cours de route, et personne n’est venu voir le film car Andrew Dice Clay avait désormais la réputation d’être un véritable connard dans la vie de tous les jours. J’ai revu le film récemment, et qu’on l’aime ou pas, Ford Fairlane est vraiment un film unique. Renny Harlin le filme vraiment au premier degré, comme un gros film d’action des années quatre-vingt-dix avec ce style très particulier et aujourd’hui très reconnaissable, alors que c’est blindé de moments stupides.
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