Scorsese & De Niro, l’accord majeur
Lorsque Scorsese aperçoit De Niro au milieu des convives, il l’apostrophe immédiatement : « Hey, on se connaît ! On s’est déjà croisé dans le quartier ! Tu faisais partie d’un gang. Bobby Milk, c’est ça ? »L’histoire est célèbre : c’est à Noël 1971 que Martin Scorsese et Robert De Niro se rencontrent, lors d’une fête organisée par Jay Cocks et Verna Bloom, couple en vue de l’intelligentsia new-yorkaise. Lui est critique de cinéma, elle est actrice de théâtre. Cocks et Scorsese sont amis, et bientôt, ils collaboreront sur quelques-uns des projets les plus personnels du cinéaste (Gangs of New York, The Age of Innocence et Silence). Quant à De Niro, il se retrouve invité à cette fête par l’intermédiaire d’un certain Brian De Palma, avec lequel il s’est lié d’amitié au fil de leur prometteuse collaboration (ils en sont déjà à trois films tournés ensemble : The Wedding Party, Greetings et Hi, Mom!). Lorsque Scorsese aperçoit De Niro au milieu des convives, il l’apostrophe immédiatement : « Hey, on se connaît ! On s’est déjà croisé dans le quartier ! Tu faisais partie d’un gang. Bobby Milk, c’est ça ? » L’acteur, éternel timide, regarde ses chaussures et vire aussi pâle qu’un verre de lait – d’où son surnom –, mais il se souvient de ce jeune type nerveux qui ne se battait jamais, mais parlait déjà avec un débit mitraillette. Ils se croisaient effectivement, il y a dix ou quinze ans de cela, dans les rues du quartier (Little Italy, bien sûr). Comme on dit dans les films : « C’est le début d’une belle amitié. »
Par Aubry Salmon, 2021.
Issu du « Rockyrama 32 - Martin Scorsese, King of New York », toujours disponible sur notre shop !À l’époque de leurs « retrouvailles », ni l’un ni l’autre n’ont atteint la renommée qui est la leur depuis près de cinquante ans. Scorsese a seulement réalisé Who’s That Knocking at My Door – un premier essai autobiographique influencé par les films de son mentor John Cassavetes –, et Boxcar Bertha – produit par Roger Corman à destination des drive-in et des cinémas de quartier. De Niro, lui, a également fricoté avec Corman (Bloody Mama), est apparu dans des rôles secondaires dans quelques films de studio et, donc, chez De Palma. À bientôt trente ans, les deux hommes doutent, rêvent, mais au fond d’eux, ils sentent que leur heure est proche. Sur les conseils de Cassavetes, Scorsese s’apprête à revenir à un cinéma plus personnel en tournant Mean Streets dans les rues de sa jeunesse. Comme pour son premier film, il y suivra les errements d’une bande de jeunes italo-américains tiraillés entre l’influence de leur milieu et les aspirations de la jeunesse américaine en ces temps troublés. Ces tiraillements vécus par les personnages de ses premiers films sont ceux de Scorsese lui-même, lequel a grandi dans une famille d’origine sicilienne corsetée par les traditions séculaires importées sur le sol américain par les générations successives d’immigrants. Même si son père n’est, semble-t-il, jamais tombé dans la marmite et même si ses parents ont pris garde de le tenir éloigné de la rue, lui l’enfant asthmatique, Marty a vite compris que la mafia contrôlait le quartier en sous-main. Adolescent, il accompagne ses amis, dont certains appartiennent à des familles bien plus impliquées que la sienne, sur la pente glissante de la délinquance à la petite semaine, tout en suivant le séminaire pour devenir prêtre. Ce n’est qu’en s’inscrivant à la New York University, que Scorsese découvre qu’il existe un monde au-delà des rues de son quartier ; monde qu’il n’a entraperçu jusqu’alors que dans les films qu’il regarde avidement à la télévision ou au cinéma depuis son plus jeune âge.
It’s the only life I know
L’apparition de De Niro est donc une aubaine pour le cinéaste qui cherche des acteurs proches du terrain pour Mean Streets. Le comédien connaît bien la rue, les gangs, l’ombre de la mafia, et même si son milieu d’origine n’est pas celui de Scorsese – ses parents sont des artistes, notamment son père, Robert De Niro Sr., peintre déjà connu lorsque son fils débute sa carrière – son enfance mouvementée n’a rien à envier à celle du cinéaste… Encouragé par De Palma, Scorsese propose rapidement un rôle à De Niro. Il lui laisse le choix d’interpréter n’importe quel membre de la bande, à l’exception de Charlie, le premier rôle, qu’il réserve à Harvey Keitel, lequel a déjà joué son alter ego dans Who’s That Knocking at My Door. Or Keitel et De Niro se connaissent bien depuis qu’ils ont usé ensemble les bancs de l’Actors Studio. Ainsi le second demande conseil au premier pour le choix de son rôle. Mais avant cela, De Niro n'hésite pas à confier à son ami que c’est le rôle de Charlie qu’il se verrait bien jouer. Keitel n’en prend pas ombrage et lui conseille de choisir celui de Johnny Boy, le cinglé de la bande. Dans Mean Streets, Harvey Keitel joue donc à nouveau l’alter ego de Scorsese… pour la dernière fois. Dans Who’s That Knocking at My Door, son personnage s’appelait J.R., cette fois-ci, il se nomme Charlie, comme Charles Scorsese, le père du cinéaste. Car plus qu’un film inspiré de sa propre vie, Mean Streets est surtout inspiré de la vie de ses parents, comme il finira lui-même par s’en rendre compte des années plus tard. Scorsese avait un oncle, dont il a souvent fait mention en interview, qui habitait à l’étage d’en dessous dans l’immeuble d’Elisabeth Street où il a grandi. Scorsese dira même de cet homme qu’il l’a « à moitié élevé ». Or, cet oncle avait des problèmes liés à son addiction aux jeux d’argent et épongeait ses dettes en servant d’homme de main aux parrains locaux. Ainsi, à l’image de Charlie avec Johnny Boy, Charles Scorsese n’a cessé de protéger son frère tout au long de sa vie, se mêlant même à un milieu qu’il défendait à son fils d’approcher. De ce point de vue, dans Mean Streets, Charlie est bien son père et Johnny Boy, son oncle. Une relation qui a assez marqué Scorsese pour que le motif du couple fraternel aux relations tumultueuses devienne récurrent dans son œuvre – que l’on songe à Raging Bull, Casino ou The Irishman, pour les cas les plus évidents. Lors du tournage, De Niro, son chapeau, sa garde-robe et sa capacité à improviser et à sonder les profondeurs de son personnage extraverti (alors qu’il est un timide notoire) captive Scorsese. À sa sortie, le film jette un peu de lumière sur les deux hommes, l’un pour la fougue de son interprétation, l’autre pour la rugosité de son univers. Ce n’est qu’un début.
Thank God for the rain
On a souvent parlé de Francis Coppola comme du parrain de la génération des movie brats, qu’on renommera plus tard le Nouvel Hollywood ; la faute à son année de naissance (1939), qui fait de lui l’aîné de la bande, et surtout au succès démentiel de The Godfather en 1971 qui lui permet de donner libre cours à ses rêves de grandeur. À l’époque, Coppola est un ogre orgueilleux que l’orage à venir n’a pas encore mis à terre. Comme le Don Corleone campé par Brando, on va le voir pour lui demander conseil ou un petit coup de pouce. Ainsi, lorsque Scorsese débarque à Hollywood, une copie de travail de Mean Streets sous le bras, il ne manque pas de montrer son film au parrain Coppola, avec lequel il a sympathisé, deux ans plus tôt, lors d’un séjour en Italie pour assister au festival du film de Sorrento. Coppola adore le film d’autant plus qu’il prend le contrepied du sien pour ce qui est de la représentation des truands italo-américains. Chez lui, ils sont presque des héros tragiques ; chez Scorsese, ce ne sont que des paumés à la langue bien pendue et aux pieds collés au bitume. Surtout, c’est après avoir visionné le film de son comparse que Coppola se décide à embaucher De Niro pour reprendre le rôle de Vito Corleone dans la suite que la Paramount est bien décidée à lui faire tourner coûte que coûte. Grâce à The Godfather Part II, De Niro s’apprête à remporter son premier Oscar et à devenir une star du jour au lendemain. Quant à Scorsese, le succès critique de Mean Streets est réel, mais les chiffres en salle n’impressionnent guère la Warner qui a distribué le film sans trop y croire. Par contre, lorsque Ellen Burstyn, à qui le même studio ne peut rien refuser suite au succès de The Exorcist, propose le nom de Scorsese (sur les conseils de Coppola) aux producteurs pour diriger son prochain film, un mélo féministe à la Douglas Sirk nommé Alice Doesn’t Live Here Anymore, le cinéaste new-yorkais devient incontournable. Keitel a beau apparaître dans le rôle du sale type tout droit sorti de l’univers scorsesien, le film, qui se verra récompensé par l’Oscar de la meilleure actrice pour Burstyn, semble à nouveau éloigner le cinéaste de la veine intime de ses débuts… Scorsese est à un tournant. Il vit désormais à temps plein à Los Angeles, loin, très loin de New York ; ses amis réalisateurs – qu’ils se nomment Spielberg, Lucas ou De Palma – cassent la baraque au box-office, et lui s’interroge sur sa place. La réponse lui parvient des mains de Brian De Palma qui lui donne à lire un script intitulé Taxi Driver avant de le mettre en relation avec son auteur, Paul Schrader. De Niro, déjà sur le coup, convainc Scorsese d’en faire son prochain film plutôt que de se mettre à nouveau au service d’un studio sur un projet clé en main. S’il ne s’agit pas à proprement parler d’un film personnel, puisque Taxi Driver est d’abord l’œuvre de Schrader, De Niro et Scorsese se reconnaissent tellement dans la colère et la solitude de Travis Bickle qu’ils finissent par s’approprier totalement le projet. Surtout que le tournage à New York s’avère être pour eux comme un retour aux sources, après leur conquête respective d’Hollywood. Une scène illustre leur investissement : celle qui voit Scorsese, dans la peau d’un mari trompé, se confier à Travis avant d’aller tuer supposément sa femme et son amant. Ici, l’habitacle du taxi sert de confessionnal au sein duquel celui qui s’apprête à pécher cherche moins un prêtre pour expier son crime qu’un semblable, un alter ego, dans le regard duquel (à travers le prisme du rétroviseur) il lit toute l’horreur de sa situation. C’est d’ailleurs après cette rencontre que Travis se décide à faire l’acquisition d’armes à feu, franchissant ainsi le point de non-retour. On se souvient alors que dans Mean Streets, c’est Scorsese qui, dans un rôle muet non crédité, tirait à la toute fin du film sur Johnny Boy pour le punir de sa conduite et annonçait au passage, par la violence paroxystique de ce dénouement, celui à venir de Taxi Driver. Si l’on imagine aisément que pour Scorsese et De Niro, Travis symbolise leurs peurs et leurs obsessions intimes de jeunes hommes prêts à en découdre avec le reste du monde, dans l’inconscient du spectateur, les pérégrinations nocturnes du chauffeur de taxi font de celui-ci une figure archétypale au sens jungien du terme : celle de l’homme seul, laissé-pour-compte, que la société moderne écrase sans pitié. Ainsi s’explique l’importance du film comme un pacte intime inaltérable, à la fois pour le couple cinéaste-acteur et pour le spectateur contemporain sur lequel il n’a jamais perdu son impact.
Cocaine blues
Lorsqu’il voit dans son enfance les comédies musicales – telle The Band Wagon de Vincente Minnelli (l’un de ses films préférés) – censées se dérouler à New York, mais visiblement tournées à Hollywood devant des décors en carton-pâte, le jeune Marty ne fait pas la différence entre ce New York factice sur grand écran et la ville qu’il habite. Aussi, lorsqu’il décide de tourner lui-même une comédie musicale en hommage à ces films qui avaient bercé ses jeunes années, il décide très vite de faire de même. Comme il le dira à la sortie du film : « Un film intitulé New York, New York ne pouvait que se tourner à Hollywood ! » Ce projet, pas si évident à l’époque, devait donc devenir la première superproduction de celui qui venait de remporter une Palme d’or, sans grand enthousiasme de la part du public cannois ; son premier vrai film hollywoodien tourné dans les studios de la MGM (le jardin d’Eden du film musical) ; un pur exercice de style. Seulement il n’en fut rien. En effet, lorsque Scorsese démarre le tournage, sa vie n’est qu’un maelstrom d’énergies contraires : le succès, ses aspirations d’artiste, une propension à l’introspection débridée, un second mariage tumultueux, le tout saupoudré d’une certaine poudre blanche qui a le vent en poupe à l’époque. Le cinéaste vit à cent à l’heure, à l’image des rock stars qu’il côtoie assidûment. Pour couronner le tout, il dort directement sur le plateau ou presque, puisque son appartement se trouve dans les studios mêmes. Le film s’écrit, se répète, se tourne simultanément ; tout le monde met la main à la pâte, y compris son épouse, Julia Cameron, qui retravaille le script, enceinte jusqu’aux yeux. Réalité et fiction se mélangent, Scorsese « fréquente » sa vedette, Liza Minnelli, fille du cinéaste du même nom et de l’actrice Judy Garland, ancien couple royal de la comédie musicale made in Hollywood. Pendant ce temps, De Niro joue du saxo jour et nuit, tandis que sa femme, l’actrice Diahnne Abbott, qui apparaît dans le film et dans quelques autres du duo, attend également un heureux évènement. C’est presque un miracle qu’il soit sorti un film de cette période tumultueuse – et même deux si l’on songe que Scorsese trouva le temps et l’énergie de tourner un autre film musical, The Last Waltz, en plein tournage de New York, New York. Plus qu’un hommage aux comédies musicales d’antan, il apparaît que Scorsese a à nouveau peint sa vie sur grand écran, avec cette fois-ci les moyens d’un grand studio. Le film échouera lourdement au box-office, dans le plus pur style des sales gosses de la nouvelle vague hollywoodienne à la fin des années soixante-dix (Spielberg avec 1941, Friedkin avec Sorcerer, etc.), avant de repasser à la table de montage sans l’aval du cinéaste. Reste qu’aujourd’hui on peut le voir dans sa version initiale et qu’il s’agit d’un film, certes bancal dans ses intentions et dans ce qu’il raconte, mais dans lequel De Niro et Minnelli forment un excellent couple dysfonctionnel, mari et femme cette fois-ci (autre motif récurent dans l’œuvre du cinéaste), notamment grâce au travail d’improvisation que les conditions dantesques de production ont permis. Comme quoi l’abus de poudreuse peut avoir du bon.
Shelter from the storm
C’est au cours de l’année 1973, lors de son isolement en Sicile pour apprendre la langue et s’immerger dans le passé des Corleone en vue du tournage imminent de la suite de The Godfather, que Robert De Niro découvre la vie et l’« œuvre » de Jake LaMotta, ancien champion du monde de boxe au tempérament tonitruant ayant eu maille à partir avec la mafia. En effet, l’acteur a ramené dans ses valises les mémoires du boxeur qu’il dévore, persuadé qu’il y a un film à tirer de toute cette histoire. À l’époque, lorsqu’il tente de convaincre Scorsese, occupé au tournage d’Alice Doesn’t Live Here Anymore, de s’associer au projet, celui-ci décline l’offre, prétextant son manque d’intérêt pour la boxe et le sport en général. Quelques années plus tard, c’est dans une chambre d’hôpital, sur son lit de mort ou presque, que le cinéaste, vaincu par les excès en tout genre reçoit, à défaut de l'extrême-onction, la visite de celui qui est devenu son ami au fil de leur intense collaboration. De Niro, plutôt avare en épanchement – en général les deux hommes se comprennent sans se parler – met les pieds dans le plat et Scorsese au pied du mur. Il le somme de choisir entre la vie et la mort et le pousse à reprendre du service alors que le cinéaste pensait avoir tout dit derrière la caméra. Ce sera Raging Bull ou la mort, et finalement Scorsese choisit de suivre l’acteur pas encore transformé en taureau, mais la bave aux lèvres tout de même à l’idée d’interpréter LaMotta. Pour améliorer le script laborieux signé Madrik Martin, le duo fait appel à Schrader, qui offre une structure au film, avant de mettre eux-mêmes les mains dans le cambouis lors de vacances studieuses sur l’île de Saint-Marin, au large de Puerto Rico. Comme New York, New York, le film est porté par une double intention : d’abord, redonner vie à l’écran au New York de leurs parents, celui de leur enfance également, à travers le prisme du cinéma de l’époque (d’où l’utilisation du noir et blanc qui renvoie au cinéma européen qui a nourri Scorsese au moins autant que les films du Hollywood de l’âge d’or) ; ensuite, sonder à nouveau les tourments profondément simples et donc simplement abyssaux d’un homme à nouveau victime de la tyrannie de son milieu, ainsi que d’une mégalomanie qui trouble sa perception du monde et de lui-même. LaMotta n’est que le prolongement monstrueux de Charlie, Travis, Jimmy Doyle et consorts ; ce qui fera dire à Scorsese en un accent flaubertien : « Jake LaMotta, c’est moi ! » Et oui, c’est lui, dans le sens où nous avons à faire à l’archétype de l’homme qui gâche tout, qui détruit tout, alors que la vie lui sourit, comme la vie semblait sourire au cinéaste avant qu’il ne plonge dans une folle cavalcade autodestructrice dont De Niro le tira in extremis. Dans Le livre du rire et de l’oubli, Milan Kundera recourt au mot tchèque litost, intraduisible dans notre langue, pour désigner cet « état tourmentant né du spectacle de notre propre misère soudainement découverte ». Il y a bien quelque chose de cet ordre qui frappe le héros scorsesien en prise à un mal-être que l’amour (et donc les femmes, véritables trophées à ses yeux, de Betsy à Vickie en passant par Francine, sans parler de celles qui suivront bientôt…) ne semble pas pouvoir guérir. Mais Jake LaMotta, c’est aussi De Niro, lequel est à part égale l’auteur – si vous me permettez le mot – derrière le film, comme c’était déjà le cas pour Taxi Driver. Or s’il ne fait aucun doute que l’acteur connaît bien cette souffrance partagée avec quelques-uns des plus beaux personnages qu’il a personnifiés à l’écran, il semble qu’en voulant à tout prix interpréter le rôle de ce boxeur monstrueux qui se détruit jusqu’à plus soif, il ne cherche rien d’autre (et certainement pas l’Oscar, qui de toute façon lui reviendra) qu’à terrasser ses propres démons. À la fin du film, LaMotta, boursouflé et défait mais toujours vaillant, s’accepte tel qu’il est face au miroir. Peut-être a-t-il vaincu son mal-être une bonne fois pour toutes ? Peut-être même est-il devenu humble, repentant, un saint même, après avoir souffert et fait souffrir tant et tant ? Scorsese, après avoir bouclé Raging Bull, clamait à qui voulait l’entendre qu’il en avait fini pour de bon avec le cinéma, qu’il se voyait bien déménager en Italie et tourner pour la télévision de simples documentaires sur la vie des… saints. CQFD.
King for one night
Écrit par Paul D. Zimmerman, ancien critique de cinéma, le script de The King of Comedy traverse les années soixante-dix sans trouver preneur. Pourtant, De Niro souhaite le faire depuis que la célébrité lui est tombée dessus avec The Godfather. Le film manque d’éclore avec Michael Cimino, qui préfère tourner Heaven’s Gate, alors l’acteur le propose à Scorsese, lequel se souvient de ces pages qu’il a déjà lues sans passion à l’époque d’Alice, mais a oublié que c’est lui-même qui les a données à lire, enthousiaste, à De Niro ! Stupéfait par sa mémoire qui lui joue des tours, le cinéaste qui approche de la quarantaine, dont dix années passées dans le business à s’esquinter la santé qu’il a toujours fragile, relit cette fable noire sur le succès et la célébrité avec un regard neuf, possiblement celui de la maturité. Il se reconnaît à la fois en Rupert Pupkin, l’aspirant-vedette légèrement timbré, et Jerry Langford, la star blasée et installée. Il est encore un peu le jeune homme fou qui se rêve en artiste, mais il se rapproche chaque jour un peu plus de l’artiste reconnu et rompu aux arcanes de la machine. Chez De Niro, le script a réveillé son intérêt pour ces curieuses personnes qui l’interpellent en pleine rue ou n’hésitent pas à l’appeler à son domicile au beau milieu de la nuit pour lui demander comment il va ; on les appelle les fans. Le duo se reforme donc pour un film à l’humeur rétrospective, dans la mesure où il leur permet pour la première fois de se retourner pour regarder le chemin parcouru. De plus, tourné à New York dans un style simple et direct, plus proche de Mean Streets que de leurs trois derniers films, The King of Comedy leur permet également de saisir l’humeur de la ville, qui change à vue d’œil et d’époque, qui vire au tourbillon de papier glacé mi-punk, mi-yuppie – il y a même un petit côté American Psycho avant l’heure dans cette valse frénétique. Toutefois, le film ne perd rien des obsessions scorsesiennes dont les flammes incandescentes ont illuminé la décennie précédente : Rupert Pupkin, doté d’une personnalité borderline à la Jimmy Doyle, vit dans une réalité fantasmée tel Travis Bickle avant lui et n’a rien à envier à l’art déviant du monologue de Jake LaMotta. Mais cette fois-ci, le temps d’une nuit, le temps d’un film, le roi de la fête, c’est lui ! Il rejoindra ensuite la galerie de personnages azimutés portés à l’écran par Scorsese et De Niro, avant de refermer les rideaux une première fois. Au premier point intermédiaire, en 1982, notre sympathique duo compte déjà cinq films au compteur. Rendez-vous est pris pour la suite.
Les années quatre-vingt annoncées par le fou furieux Rupert Pupkin ont bien eu lieu. Déluge de cynisme, de folie et de billets verts ; sans oublier les muscles et l’adrénaline. Comment survivre à une telle époque quand on a connu le rêve hippie, l’avènement du rock et le sexe sans contrainte, et qu’on y a survécu ? Au fond, il n’y a aucune contradiction à ce que les tumultueuses années soixante et soixante-dix aient enfanté les nerveuses années quatre-vingt. C’est juste une question de braquet, de point de vue, à la rigueur. Scorsese, comme beaucoup d’autres, a fait le dos rond et s’est patiemment reconstruit à la force du poignet, en tournant des films bien de leur temps : l’énergie post-punk de After Hours, le cul entre deux stars (l’ancienne et la nouvelle) de The Color of Money et l’humeur quasi new age de The Last Temptation of Christ. Tout cela sans De Niro, parti récupérer de la décennie précédente dans les fumées d’opium chères à Sergio Leone avant de tester sa nouvelle stature au four et au moulin hollywoodiens. Il y a bien eu le rendez-vous manqué avec son ancien comparse qui l’aurait vu grimper sur la croix (pour en redescendre illico) dans la peau du Christ, mais aujourd’hui encore on ne sait pas très bien si cette rumeur éternelle tient plus de la bourde d’attaché-presse ou de la légende urbaine. Après tout, Harvey Keitel a bien campé Judas Iscariote et David Bowie, Ponce Pilate (en lieu et place de Lou Reed, toujours la même histoire…) ; alors pourquoi pas Bob De Niro dans la peau du fils de Dieu ! Reste que huit années passent avant de retrouver notre duo au générique d’un même film.
The rest of my life
Parfois, il faut savoir prendre le large, se perdre de vue, pour retrouver un peu de fraîcheur lors de futures retrouvailles. Scorsese et De Niro ne se sont jamais vraiment quittés pendant les années quatre-vingt. Ils ont seulement été voir ailleurs si d’autres vallées n’étaient pas plus vertes. Mais Scorsese savait qu’un jour, il reviendrait à ses chers gangsters, et que ce jour-là De Niro ne serait pas long à réagir. Aussi, lorsque le cinéaste se met au travail sur Goodfellas, qu’il imagine comme une grande fresque documentaire sur le quotidien d’une famille typique de la mafia italo-américaine, il ne peut s’empêcher de demander l’avis de son vieil ami quant aux choix des acteurs. C’est que, pour éviter de voir les heureux élus perdre pied dans une préparation à rallonge nécessaire à l’appréhension des us et coutumes du milieu, Scorsese cherche plutôt du côté des acteurs issus du sérail. C'est ainsi que, quand il est question du personnage de Jimmy Conway (mafieux entre deux âges d’ascendance irlandaise), De Niro se jette à l’eau et propose ses services comme si le choix ne semblait pas évident. Ce retour par la petite porte, celle des seconds rôles, dans l’œuvre du cinéaste montre tout de même que les temps ont peut-être changé ; on en connaît d’autres qui sont passés du premier plan au second avant de disparaître des génériques scorsesiens ou presque… Seulement, pas de ça ici, puisque la présence de De Niro pèse sur le film dans le bon sens du terme. Il fait le lien avec le passé, guide le petit nouveau (Henry Hill/Ray Liotta) dans un univers qu’il connaît bien. Goodfellas marque la renaissance du cinéaste d’abord, et du duo, ensuite, même si celui-ci doit partager l’affiche et les lauriers avec toute la bande. Rétrospectivement, on peut toutefois s’interroger sur les raisons de la parenthèse que se sont accordée sans vraiment se concerter les deux amis. N’avaient-ils pas tout simplement besoin de se ressourcer chacun de son côté pour mieux digérer la première partie de leur collaboration ? N’auraient-ils pas gâché l’héritage déjà mythique de leur association s’ils avaient enchaîné les films mineurs, le temps de retrouver l’inspiration ? Deux questions à garder en tête à l’heure où se profile à l’horizon leur septième film en commun.
Time is on my side
De la même manière qu’il y a le plus souvent deux versants, le bon et le mauvais, pour aborder un grand col, il y a au moins deux façons de réagir face à Cape Fear second du nom : soit l’on goûte son excentricité malsaine, sa mise en scène vertigineuse et ses rebondissements over the top, soit ce foutu film vous fiche le mal de mer ainsi qu’une migraine carabinée, sans parler des verrous poussiéreux qu’il peut soudainement débloquer dans l’inconscient ensommeillé du spectateur qui ne se méfiait pas en allant voir un solide thriller produit par Steven Spielberg. Car oui, Cape Fear est bien une production Amblin supervisée par Spielberg lui-même. Le barbu le plus sympathique d’Hollywood fut même sur le point de réaliser ce remake du film de 1962 avant de reculer face à l’obstacle et de passer la main à Scorsese des bras duquel il récupéra, en échange, un autre film consacré à la folie des hommes : The Schindler’s List. On le voit en ce début des années quatre-vingt-dix, les lignes bougent, les temps sont troubles et Scorsese, que la cinquantaine approchante commence à tarauder, rase sa barbe (qui ne valait pas celle de Spielberg), essuie un quatrième divorce et se décide au bout de vingt ans de carrière à essayer le format cinémascope (il n’est jamais trop tard pour se lancer !) qu’il ne quittera plus qu’à de rares occasions. Quant à Robert De Niro, lui aussi fraîchement divorcé, il semble que les prestations survitaminées en super-vilains de choc offertes par Jack Nicholson dans le Batman de Tim Burton et Al Pacino dans le Dick Tracy de Warren Beatty l’aient piqué au vif et aient pesé dans la balance au moment de se lancer corps et âme, comme toujours, dans l’interprétation de l’ubuesque Max Cady. Car en effet, Cape Fear a parfois des airs de bande dessinée, que ce soit par l’outrance de ses cadres ou la rusticité de son symbolisme religieux. Gageons que Scorsese et De Niro se sont amusés lors de la fabrication du film qui, s'il n’atteint pas les sommets des œuvres précédentes du duo, offre au spectateur aguerri un dénivelé cumulé plutôt appréciable.
Always the fucking dollars
Par bien des aspects, on peut dire que le cinéma de Martin Scorsese est un cinéma de l’excès. À l’image du cinéaste, sans doute, qui n’a jamais rien eu d’un homme calme et taiseux. Si un film devait illustrer l’exubérance scorsesienne, c’est bien Casino, pour beaucoup son opus magnum, la clé de voûte de son œuvre. On y retrouve tout ce qui a fait la grandeur et le sel de ses films avec, Vegas oblige, une bonne grosse louche en plus dans le dosage : l’argent, la mafia, les sapes, les drogues, les femmes (ou plutôt la femme, belle et inaccessible), la violence, et, au bout du compte, une forme ténue de rédemption ; le tout porté par une mise en scène luxuriante, pour ne pas dire baroque, ne diminuant en rien la visée documentaire du projet (une gageure en soi). Mais Casino est aussi le film d’un personnage, insondable et mutique, caché derrière ses lunettes de soleil et ses costumes impayables. Son nom : Sam Rothstein ; son interprète : Robert De Niro. Après le fuyant Jimmy Conway et le grand-guignolesque Max Cady, il est le stade ultime de la collaboration entre les deux amis, un homme débarrassé de toute virilité, hermétique aux émotions, ou au moins luttant sans cesse pour les dissimuler, presque une pure machine mentale, un cerveau hypertrophié dans un bocal. Notons qu’à la même époque, l’acteur campe un braqueur froid jusqu’à la mort dans le non moins monumental Heat de Michael Mann et un ex-taulard apathique jusqu’à la mort dans le tout aussi cathédralesque Jackie Brown de Quentin Tarantino, deux personnages également insondables malgré une garde-robe plus sobre. Ces trois grands rôles de la cinquantaine, possiblement et malheureusement les trois derniers grands rôles de l’acteur, n’en sont-ils pas qu’un seul ? Une chose est certaine, après ce dernier tour de piste, De Niro disparaît dans la médiocrité et la fadeur, encouragé peut-être en cela par la torpeur gagnant peu à peu Hollywood, qui ne fait plus rêver grand monde, ou alors sous respirateur artificiel. Peut-être est-ce pour lui une manière d’effacer le mythe, de limer la légende peu à peu, pour mieux retrouver une forme d’anonymat que le cours de sa carrière lui a fait perdre ? De son côté, Scorsese semble un temps emprunter la pente descendante après tant de coups d’éclat. Kundun le voit partir tourner à l’autre bout du monde pour servir la cause tibétaine et chercher ailleurs que dans les pas du Christ une forme de sérénité, si ce n’est de repentance. Bringing Out the Dead, son dernier film du siècle, « le premier siècle du cinéma » comme il dira plus tard, prouve que c’était sans doute une voie de garage. Écrit par Paul Schrader, le film est une variation de Taxi Driver qui demeure à ce jour l’ultime film pour lequel le cinéaste investit le New York contemporain et nous rappelle que tout au long des années deux mille, la rumeur d’une suite ou d’un remake du film de 1976 persistera en vain. C’est que Nicolas Cage dans son ambulance n’est bien sûr pas De Niro, le seul et l’unique, que Scorsese retrouve tout de même dans les rues de la grosse pomme, peu après le 11 septembre, le temps d’une publicité pour une célèbre carte de paiement américaine. Le film d’une minute est un petit bijou d’émotion, une symphonie de poche en hommage à New York que même l’apparition finale du logo de la marque et du slogan de la campagne ne parvient pas à gâcher, preuve s’il en est que le cynisme n’a rien à voir avec toute cette affaire. C’est à peu près à la même époque que le nom de De Niro revient comme une rumeur insistante pour le rôle de Bill le Boucher dans Gangs of New York, projet vieux de trente ans que Scorsese est enfin sur le point de concrétiser et qui marquera une renaissance commerciale et artistique stupéfiante grâce à la rencontre avec Leonardo DiCaprio, lequel récupèrera la place laissée vacante par son aîné… Bien sûr, DiCaprio lui non plus n’est pas De Niro, malgré les similitudes de leur patronyme, mais nous sommes entrés dans un nouveau siècle de cinéma, alors pourquoi pas ? Pourtant, tout vient à point à qui sait attendre, comme on disait autrefois.
(In the still of the…) Night of the living dead
Cela peut paraître bien lointain, puisque c’était dans ce satané monde d’avant, mais Robert De Niro et Martin Scorsese ont bel et bien fini par retourner ensemble vingt-cinq ans après Casino (leur grand édifice de lumière et de pellicule). Un film, ou plutôt un film Netflix – on l’a déjà dit –, sur un homme presque mort qui raconte l’histoire d’un monde qui n’existe plus et dont les protagonistes sont tous morts depuis belle lurette. Cet homme est un tueur silencieux, un homme seul, oublié, qui cherche désespérément à prouver qu’il existe, pour repousser la mort qui l’attend sans prendre la peine de se cacher au tournant. Robert De Niro l’acteur, est mort depuis bien longtemps, il faut vraiment fouiller pour trouver un rôle digne de ce nom dans le long chemin de croix qu’est devenue sa filmographie. Rassurons-nous en remarquant qu’au moins il n’a pas cachetonné chez Marvel dans le rôle d’un général, d’un président ou de l’oncle vieillissant d’un super-héros insipide. L’honneur est sauf… Ah mais non, ce n’est pas vrai ! Le bougre nous a toutefois gratifié d’une participation tautologique au marécageux Joker de Todd Phillips. D’ailleurs, ne finissait-il pas par s’y tirer une balle dans la tête ? Dans The Irishman, Frank Sheeran semble lui refuser de mourir, jusqu’au bout – d’où ce final insoutenable qui le voit décrépir à vue d’œil d’une scène à l’autre sans jamais rendre l’âme. D’ailleurs, pour l’occasion, on a en quelque sorte décrépi le visage ridé de l’acteur, comme on nettoie un vieux mur avant de le repeindre, pour mieux lui offrir une seconde jeunesse numérique digne des plus grands blockbusters estampillés Marvel et cie. Le pied de nez est truculent, De Niro, les yeux devenus bleus grâce à la magie des ordinateurs, redevient celui qu’il a été jadis, l’interprète génial de l’irritant Johnny Boy, celui prêt à en découdre de Travis Bickle, qui rêvait déjà d’interpréter un tueur avant que le script de Taxi Driver ne le décide à remballer ses premiers essais de scénariste. Sauf que De Niro, dans The Irishman, a surtout l’air d’une aberration, d’un mort-vivant, d’un personnage coincé entre deux mondes, d’un acteur qui se désagrège à mesure qu’on le retouche comme un tableau qui ne sera jamais tout à fait terminé. Est-ce à dire, malgré cela, que l’aventure toucherait à sa fin ? Qu’une fois pour toutes, tout aurait été dit ? Il paraît pourtant que le cinéaste a encore un truc ou deux à raconter, que le tableau nécessite encore quelques retouches et que De Niro (et DiCaprio) est encore une fois de la partie… On a souvent comparé le cinéma à la peinture et c’est vrai que le premier a remplacé le second comme art pictural majeur. Cette comparaison vaut ce qu’elle vaut, surtout si on la creuse un peu. J’imagine que le cinéaste est le peintre dans cette affaire, mais l’acteur, alors, en est le pinceau, ou bien est-ce la caméra ? L’acteur n’est-il qu’une couleur parmi d’autres, un simple tube à moitié vide que l’artiste presse à l’envi ? Je ne sais pas pour les autres, mais je crois bien que dans le cas qui nous intéresse les pictures de Martin Scorsese sont parfois tout autant signés Robert De Niro.
Par Aubry Salmon.
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