Tetsuo : Tokusatsu-punk !
Film indépendant et underground, Tetsuo et le premier film-attentat d’un homme qui deviendra, après cette première salve meurtrière, l’un des cinéastes les plus importants de sa génération.Au début des années 2000, la revue Invitation fait sa première Une avec une photo dépliante qui, selon le magazine, représente le cinéma japonais contemporain : des acteurs et des actrices, des idoles et des cinéastes qui incarnent le septième art nippon, et posent façon Salut les copains. On remarque deux choses, l’absence de Takeshi Kitano, et la présence, à la marge, dans un coin à gauche, sur le volet intérieur, des deux enfants terribles du cinéma japonais, Takeshi Miike et Shinya Tsukamoto. Ce dernier est un cinéaste qui, en 1989, perfore les écrans de cinéma des salles occidentales avec son premier long-métrage, Tetsuo, film coup de poing, ou plutôt tronçonneuse, à la frontière du body horror et du cyberpunk, qui devient rapidement culte. Un film métis au synopsis complètement déjanté, qui tient aussi bien de l’ero-guro que du mecha, une transe anarchiste sur fond de sensualité brutale et déviante en noir et blanc, dans laquelle il est question d’aliénation, d’homme machine et d’amour.
Article par Malik-Djamel Amazigh Houha.
À l'occasion de la ressortie en salles le 17 mai de quatre films de Shinya Tsukamoto, et du coffret « Shinya Tsukamoto en dix films » disponible chez Carlotta Films, retour sur Tetsuo, le premier long-métrage du réalisateur.
Film indépendant et underground, Tetsuo et le premier film-attentat d’un homme qui deviendra, après cette première salve meurtrière, l’un des cinéastes les plus importants de sa génération aux côtés de Kitano, et qui continuera malgré tout, à œuvrer dans l’ombre et à faire des films comme il l’entend, à sa manière, un pied dans l’industrie et l’autre dans le cinéma indépendant.
Tsukamoto est un enfant de Tokyo. Il nait en 1960, à Shimokitazawa, et grandit dans l’arrondissement de Shibuya, dans une ville en pleine mutation qui sera toujours au centre de son cinéma. À l’école primaire, il se passionne pour les livres pour enfants d’Edogawa Ranpo, puis dès le collège, dévore ses livres pour adultes. Sa passion pour le cinéma nait dans les films de kaiju et les séries télévisées de science-fiction, en particulier pour le monstre Gamera et le feuilleton Ultra Q. Dans sa jeunesse, celui qui ne se rêve pas encore cinéaste veut devenir animateur. Scotché devant sa télévision, il ne loupe pas un épisode de Lupin The Third, Kyojin No Hoshi, Ashita No Joe ou Tetsujin 28, et se découvre aussi une passion pour la peinture. De Ranpo aux kaiju, du pop au bizarre, Tsukamoto se nourrit de tout ce qui peut exciter son imagination et sa créativité. Et tout se retrouvera plus tard dans son cinéma : le corps, le fer, la douleur, la transformation, la figure du monstre, la destruction, la ville, les masques.
Arrive le jour béni où son père lui offre une caméra Super 8 : c’est la révélation, la révolution. L’adolescent décrypte les images qui passent à la télévision et ne quitte jamais son livre saint : Aux sources des effets spéciaux d’Hajime Tsuburaya — à qui l’on doit les effets spéciaux de Godzilla (1954) et la réalisation de la première série Ultraman, entre autres. L’apprenti réalisateur filme, tente, expérimente et s’enferme dans sa chambre devant son matériel de montage. Après plusieurs essais, il réalise son premier film à 14 ans, Genshi-San, une adaptation d’un manga de Shigeru Mizuki. Initialement, Tsukamoto veut réaliser un film de kaiju, mais abandonne l’idée face au défi que représente la confection des costumes. L’adolescent fréquente les cinémas et enrichit sa culture cinématographique – il cite Kurosawa – tout en continuant de réaliser des films en Super 8. Cette vie se poursuit à l’université, une période durant laquelle il se passionne pour le théâtre underground et abandonne la réalisation de film, déçu par ses deux dernières productions.
Après la fac, il travaille dans la publicité et fonde une nouvelle troupe de théâtre, Kaiju Theater (1985). Puis, le virus du cinéma, endormi, mais toujours au chaud dans ses veines, se réveille. Six ans après ses derniers travaux, il réalise, toujours en Super 8, The Phantom of Regular Size (1986), un court-métrage fondateur dans lequel Tetsuo prend sa source. Il est question d’un type peu chanceux, un salaryman épuisé et dépassé qui se fait agresser par une femme avec une main en acier. Son corps commence à muter, d’abord son bras, puis son sexe, et tout le reste de son corps. C’est une sorte de cyber-ero-guro-punk annonciateur de sa filmographie. Il enchaîne ensuite avec Denchu Kozo (1987), un genre de tokusatsu fantastique dans lequel un adolescent se retrouve projeté dans un futur proche et combat des vampires qui veulent plonger le monde dans la nuit. Ce retour derrière la caméra se fait comme à ses débuts, de manière totalement underground, autofinancée et à mille lieues du monde du cinéma japonais. Puis, un jour, Tsukamoto ressent le besoin de voir ses films diffusés dans les salles de cinéma, à portée d’un public cinéphile. Il arrivera à ses fins, d’une manière radicale, dès 1989, avec son premier long-métrage, Tetsuo.
Dans Tetsuo, on retrouve les mêmes comédiens que dans The Phantom of Regular Size : l’acteur Tomorowo Taguchi, la comédienne et réalisatrice Kei Fujiwara, Nobu Kanaoka et Shinya Tsukamoto himself, qui arrive à débaucher deux acteurs aux visages connus, Naomasa Musaka, comédien indépendant passé par le théâtre dont Tsukamoto est fan, et Renji Ishibashi, acteur et doubleur qui a tourné pour la Toei et la Nikkatsu — on a pu le voir dans un Zatoichi, deux Baby Cart et le sublime roman porno de Shogoro Nishimura, Woman with Red Hair. À noter que l’acteur est un habitué des productions et des cinéastes décalés, comme Shuji Terayama, pour qui il a tourné dans la production érotique franco-japonaise Les Fruits de la passion, aux côtés de Klaus Kinski et Ariel Dombasle en 1981. Quant à Shinya Tsukamoto, il jouera lui-même dans pratiquement tous ses œuvres, et pas seulement. Il interprète régulièrement des seconds rôles dans les films de ses confrères et reçoit même le prix Mainichi du meilleur second rôle pour deux films distincts la même année : Ichi the Killer de Takashi Miike et Chloé de Go Riju en 2003. On peut encore le voir dans Silence (2006) de Scorsese, et ce fan de kaiju et tokusatsu interprète un biologiste dans le Shin Godzilla de Hideaki Anno et Shinji Higuchi en 2016.
Tetsuo est tourné après Les Aventures de Denchu Kozo (1987), avec la même équipe et un budget extrêmement limité, dans un appartement de sept mètres carrés qui appartient à l’actrice Kei Fujiwara. Une tanière qui sert de camp de base à l’équipe et de principal lieu de tournage, façon cinéma commando. Pour son premier long-métrage, le cinéaste rompt avec ses habitudes et son projet initial pour faciliter la diffusion du film dans les salles de cinéma ; exit le 8 mm, il opte pour le 16 mm, et la durée initiale de 30 minutes est augmentée. Tsukamoto investit dans une caméra 16 mm Canon Scoopic et dix bobines de film noir et blanc qu’il manie comme une Kalachnikov. Pour ce film aux multiples inspirations, le cinéaste se nourrit de sa passion pour les films de kaiju, les séries tokusatsu, comme Ultraman Q, du travail de H.R Giger sur Alien (1979) de Ridley Scott, et bien évidemment de la scène de fusion finale dans La Mouche (1986) de David Cronenberg, ou l’insecte humain – interprété par Jeff Goldlum – fait corps avec la porte métallique et les câbles du Telepod. Même si le rapprochement avec la mutation de Tetsuo dans Akira de Katsuhiro Otomo peut paraître rétrospectivement évidente, le cinéaste nie avoir été influencé par l’œuvre du mangaka, tout simplement parce que la transformation de Tetsuo n’était pas encore apparue dans le manga quand la production du film a commencé. Mais Tsukamoto admet la parenté avec les deux Tetsuo. Certains y voient aussi des réminiscences de La Cité organique de Daijiro Morohoshi, Tsukamoto confirme avoir lu le manga publié en 1974, mais aussi avoir complètement oublié l’histoire quand le projet de Tetsuo a commencé à émerger dans son cerveau. Quant au rapport avec le mouvement cyberpunk, Tsukamoto est toujours ambigu, il peut utiliser le terme pour servir d’enveloppe promotionnelle « pour que mon film sorte de l’underground, je l’ai placé dans la mouvance cyberpunk… », le rejeter complètement, ou affirmer qu’il a réalisé son film dans la droite lignée de ce mouvement.
Dans ce film auto-produit, doté d’un financement limité, tout repose sur l’artisanat, le do it yourself, et c’est ce qui, dans sa forme, en fait véritablement un film punk. Pas de place pour des effets spéciaux coûteux. Pour l’élaboration du costume, l’équipe récupère du matériel dans des boutiques électroniques, le démonte et se sert des pièces pour le costume comme pour le maquillage. La ferraille est collée directement sur la peau de l’acteur à l’aide de ruban adhésif double-face. « Pour Tetsuo, nous avons construit le costume progressivement, en ajoutant des pièces et des morceaux jusqu’à ce que nous estimions qu’il avait l’air correct. C’était probablement très difficile pour Taguchi, parce qu’il restait assis pendant que nous travaillions sur le maquillage et le costume. À la fin, l’ensemble était si lourd qu’il ne pouvait pas se lever de sa chaise ». Le maquillage reste fastidieux, mais Tsukamoto et son équipe réussissent à résoudre le problème : le corps transformé de Tetsuo est une combinaison que l’acteur enfile et le cinéaste tourne un seul plan avec le costume et le maquillage dans sa totalité : « J’ai décidé de faire un plan d’un Iron Man très élaboré, avec tout le maquillage, et de l’utiliser comme référence pour le public. Si le spectateur voit cela en premier, c’est l’image qu’il gardera à l’esprit pour le personnage. Pour toutes les prises de vue ultérieures, je pouvais alors utiliser moins de maquillage et garder des parties hors champ, car le spectateur remplirait les blancs par lui-même. » Idem pour la fusion entre Tetsuo, l’homme de fer, et son antagoniste, une structure faite de caoutchouc récupéré dans les poubelles d’une usine, peinte avec une peinture aérosol argentée, puis posée sur une camionnette louée pour une journée. Le résultat fait office de tank anarcho-cyberpunk prêt à conquérir le monde dans un maelström de sang et de ferraille.
La production du film est chaotique. Les membres de l’équipe travaillent les uns sur les autres dans le minuscule appartement et le tournage s’éternise, s’étirant jusqu’à 18 mois. Ce retard est notamment dû au fait qu’au montage, Tsukamoto s’aperçoit qu’il manque des plans. Dès qu’il en éprouve le besoin, il reprend donc le tournage pour réaliser les scènes manquantes. Les disputes entre l’actrice Kei Fujiwara et Tsukamoto sont fréquentes, et les techniciens prennent leurs jambes à leurs coups, les uns après les autres. L’actrice s’investit dans le film à 100 %, elle est aussi costumière, assistante-réalisatrice et seconde directrice de la photographie. Bien que les relations entre Tsukamoto et Fujiwara soient volcaniques, le cinéaste prend en compte son point de vue. Comme le reste de l’équipe, elle est avant tout là pour l’amour de l’art : elle croit au projet de Tsukamoto et sait pertinemment qu’il n’y a pas d’argent à la clef avec ce film. Malgré la passion de cette actrice multifonction et malgré sa foi en la vision de Tsukamoto, elle quitte le projet avant la fin.
Seul reste l’acteur Tomorowo Taguchi qui, contrairement aux autres membres de l’équipe, a pris soin de tracer une frontière nette entre le cinéaste, le plateau et lui-même, afin de mieux se protéger. Une distance nécessaire pour préserver sa santé mentale. L’acteur raconte que chaque fois qu’il se rendait sur le tournage, un autre membre de l’équipe avait disparu. Il doit même s’occuper lui-même de l’éclairage après le départ de l’équipe lumière. À la fin du film, il n’y a plus personne pour aider Tsukamoto. Le cinéaste s’occupe seul du montage et de l’animation image par image. Cloîtré dans son repaire, il travaille comme un forcené qui refuserait de se rendre, qui s’interdirait d’abdiquer et pour qui la guerre ne pourrait prendre fin qu’après la victoire ultime de l’artiste face au monde, même si tous les soldats ont déjà quitté le navire.
Jusqu’au-boutiste, Tsukamoto arrive à ses fins et boucle le film dans la solitude et la douleur, mais la passion en bandoulière. Le film sort et fait sensation du côté de la critique cinématographique. Loin d’être un carton au box-office, le film fait pourtant son petit bonhomme de chemin dans les salles de cinémas d’art et d’essai. Tsukamoto demande à Yoichi Kamatsuzawa, un critique cinéma spécialiste du fantastique et de l’horreur, de rédiger le texte promotionnel de son film, le journaliste accepte et propose au cinéaste d’inscrire son film au Festival Fantastique de Rome. Le film est sélectionné, mais ruiné par la production du film, le réalisateur ne peut se rendre en Italie. Contre toute attente, le film remporte le Grand Prix sous les acclamations d’Alejandro Jodorovsky, mais il n’y a personne pour recevoir le trophée. « Faute de moyen, personne n’a fait le déplacement et c’est une Japonaise sans aucun rapport avec le film qui récupérera la récompense pour Tsukamoto. » Tetsuo lance la carrière de Tsukamoto, il enchaîne les festivals étrangers et réalise son second film quasiment dans la foulée, Hiruko The Goblin, en 1990, basé sur le manga Yokai Hunter de Daijiro Morohoshi, avec l’acteur et chanteur star des années soixante-dix, Kenji Sawada.
Tetsuo marque tant les esprits qu’il est bientôt question d’une adaptation américaine. Tsukamoto tâte le terrain et pense même à Johnny Depp et Tim Roth pour le rôle-titre. En 1993, Tarantino, fan de Tetsuo, approche Tsukamoto pour produire le remake à Hollywood, mais le cinéaste japonais ne sent pas encore prêt pour se lancer dans cette aventure. « Contrairement à d’autres, Tarantino a assuré qu’il me protégerait correctement en tant que réalisateur. Il m’a dit que si je faisais équipe avec lui en tant que coproducteur, je ne serais pas à la merci du système. Mais à l’époque, je n’avais pas encore d’image concrète de ce que pouvait être cette version, et je n’avais pas de scénario prêt. Il faut que le projet soit quelque chose d’urgent et d’excitant dans mon esprit. Je ne suis pas un artisan très habile. Je suis maladroit, mais je travaille dur et je mets beaucoup d’amour dans mon travail, et c’est grâce à ça que mon cinéma est intéressant. » On ignore ce qu’aurait pu devenir cette adaptation, mais pour notre plus grand bonheur, elle n’a jamais eu lieu. Le cinéma américain sait produire des films malaisants et radicaux, mais ce qui fait le charme de Tetsuo est bien son côté artisanal. Tetsuo est un film qui a les mains dans le cambouis, doublé d’une œuvre née dans un contexte particulier. C’est un film qui transpire l’acier et le sang et dans lequel la marge prend le pouvoir. Avec un budget conséquent et tout le confort de la côte ouest, il n’est pas certain que le film aurait gagné quelque chose.
Tetsuo signe aussi la collaboration de Shinya Tsukamoto avec Chu Ishikawa, compositeur et musicien industriel, fan de Einstürzende Neubauten et de Joy Division, qui composera la musique de pratiquement tous les films du cinéaste jusqu’à sa mort en 2017. Affecté par le décès de son ami, Tsukamoto lui rend hommage en utilisant des plages sonores non utilisées pour son grand film de sabre poisseux, Killing (2018), dernier film en date du cinéaste.
Mais de quoi parle vraiment Tetsuo ? Il est question d’un homme, fasciné par le métal et les corps d’athlète, qui s’ouvre la cuisse pour y mettre une tige de métal. Puis, cet homme énigmatique, interprété par Tsukamoto, découvre que sa jambe est en train de pourrir. Effrayé, il sort de chez lui en courant et se fait renverser par un salaryman qui le tue accidentellement. Le salaryman rentre chez lui et commence à muter, peu à peu, devant sa petite amie fascinée par ce corps dans lequel se côtoient la chair et le métal. L’employé devient fou lorsque son sexe prend la forme d’un pénis rotatif métallique – parce que pourquoi pas ! Sombre. Sonore. Urbain. Métallique. Tetsuo est une œuvre expérimentale et sensorielle de 67 minutes grâce à qui, selon l’historien du cinéma japonais Tom Mess, un nouveau public occidental, peu au fait du septième art nippon – que ce soit de Kurosawa, d’Ozu ou de la nouvelle vague japonaise –, découvre tout un pan du cinéma radical japonais, du roman porno révolutionnaire de Wakamatsu à Sogo Ishii. Ce que l’on doit aussi à ce film et Tsukamoto, c’est d’avoir ouvert la porte d’un enfer dans lequel il est bon de brûler.
Article par Malik-Djamel Amazigh Houha.
Tetsuo, Tetsuo II : Body Hammer, Tokyo Fist, Bullet Ballet, en salles dès le 17 mai. Le coffret « Shinya Tsukamoto en dix films » est disponible dès maintenant chez Carlotta Films.
En partenariat avec Carlotta Films.
TETSUO © 1989 SHINYA TSUKAMOTO/KAIJYU THEATER. Tous droits réservés