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Watchmen par Damon Lindelof : le retour aux sources

Avec sa mini-série, Damon Lindelof s'ajoute à la liste des artistes qui ont tenté d'adapter ou d'étendre l'univers mis en place par Gibbons et Moore, tout en étant à la hauteur de l'œuvre originelle.
Watchmen par Damon Lindelof : le retour aux sources

L'importance de Watchmen au sein de la pop culture n'est plus à démontrer. La bande dessinée de Dave Gibbons et d’Alan Moore y trône comme un monolithe auquel il est difficile de se confronter. Avec sa mini-série, Damon Lindelof s'ajoute à la liste des artistes qui ont tenté d'adapter ou d'étendre l'univers mis en place par Gibbons et Moore, tout en étant à la hauteur de l'œuvre originelle. A-t-il réussi là où tous les autres avaient, à des degrés divers, échoué ? Verdict.


Par Aurélien Noyer, article paru en 2020 dans le Rockyrama n°26 - Le monde selon Bong Joon-ho.

À l'annonce du projet, on avait de quoi être sceptique. Damon Lindelof allait écrire une suite à Watchmen. Depuis le final de LOST, le scénariste avait des détracteurs et ses thuriféraires. Que l'on soit l'un ou l'autre, force était de constater que l'écriture de Damon Lindelof est bien différente de celle d'Alan Moore.


Dans LOST comme dans The Leftovers, Lindelof s'intéresse avant tout à ses personnages et à leurs émotions. Les histoires qu'il écrit servent à mettre les personnages dans certaines situations et à explorer leurs réactions et leurs sentiments. Chez Lindelof, l'explication d'un mystère (qu'il s'agisse de la nature d'une île mystérieuse ou de la disparition soudaine d'une partie de l'humanité) compte moins que les affects qui en découlent. Même les questions philosophiques ou politiques, lorsqu'elles sont posées, semblent passer au second plan. On peut trouver à ce propos une véritable déclaration d'intention dans Tomorrowland. Le propos du film est littéralement que les affects humains sont le véritable moteur de l'Histoire. Pour sauver le monde des crises écologiques, démographiques et politiques, il ne sert à rien se plonger dans des théories et des modèles abstraits si l’on n’aborde pas les problèmes avec une forme d'espoir et d'optimisme.


L'écriture d'Alan Moore procède du principe inverse. Ses personnages sont précisément écrits dans le but d'exposer et d'analyser des questions politiques et philosophiques. On peut ainsi citer l'exemple de The Swamp Thing. Lorsque Moore reprend la série en 1984, il réinvente complètement le personnage. Dans l'histoire The Anatomy Lesson, on apprend en effet que le personnage de Swamp Thing n'est pas un scientifique du nom d'Alec Holland dont le corps a muté sous l'action de produits chimiques. C'est un être purement végétal qui a absorbé la conscience d'Alec Holland. La créature doit alors accepter qu'elle n'a jamais été Alec Holland et qu'elle va devoir abandonner son rêve de retrouver un jour une forme humaine. Sous la plume d'un auteur comme Lindelof, cette révélation et son impact sur la psyché de la créature aurait probablement été l'enjeu principal d'un long arc narratif. Chez Moore, la question est réglée en deux numéros. Le personnage de Swamp Thing accepte sa véritable nature et Moore peut alors l'utiliser pour explorer l'idée d'une conscience végétale qui peut s'étendre à l'échelle planétaire et même au-delà.

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La façon qu'a Moore de reprendre et de détourner des personnages existants procède de cette même logique. Par exemple, Rorschach est inspiré du personnage de The Question créé par Steve Ditko et est ouvertement écrit comme une caricature de l'objectivisme d'Ayn Rand, philosophie dont The Question était lui-même un adepte. Le personnage est donc dès le départ écrit pour proposer une forme de commentaire métatextuel.


Le premier défi qui se présentait à Lindelof était donc de concilier deux méthodes narratives profondément différentes. Essayer d'imiter Alan Moore n'aurait pas eu beaucoup d'intérêt pour lui en tant qu'auteur. À l'inverse, utiliser l'univers de Watchmen pour faire du pur Lindelof n'aurait pas été très respectueux vis-à-vis de l'œuvre originale.


Pour opérer une synthèse de son style et de celui de Moore, Lindelof a donc choisi un terrain qui se prête à la fois à une approche émotionnelle et à une approche politique : la mémoire. La mémoire (personnelle, familiale, communautaire ou nationale) n’est pas seulement porteuse d'affects, elle a aussi des répercussions dans le champ politique. La façon dont on se souvient d'événements passés et la façon dont on les raconte tiennent en effet une part importante dans la façon dont on veut construire le futur. La mémoire constitue donc un champ où affects et principes politiques sont inextricablement enchevêtrés… et c'est d'autant plus vrai dans la thématique que Lindelof a choisi d'aborder : la question des relations raciales aux États-Unis.


La série commence donc sur un événement largement oublié de l'histoire américaine : le massacre raciste de Tulsa. Au début des années vingt, la ville de Tulsa dans l'Oklahoma (et plus précisément dans le district de Greenwood) hébergeait l’une des communautés noires les plus prospères des États-Unis, au point que Greenwood avait été surnommée la Wall Street noire. Mais entre le 31 mai et le 1er juin 1921, elle fut ravagée par une émeute raciale menée par la population blanche de la ville.

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Lindelof imagine alors que, dans une Amérique gouvernée depuis trente ans par Robert Redford et le parti démocrate, le gouvernement a mis en place une idée récurrente de la gauche américaine : accorder des réparations aux descendants des victimes de l'esclavage, de la ségrégation ou de crimes racistes. Dans le cas de la série, une exemption d'impôts a permis aux descendants des habitants de Greenwood de reconstruire une communauté afro-américaine riche et prospère. Mais cette politique a également servi de justification à une partie de la population blanche pour recréer une nouvelle organisation raciste, inspirée à la fois du Ku Klux Klan et du journal de Rorschach, la 7th Kavalry.


À première vue, Lindelof semble donc reprendre la méthode de Moore : imaginer une Amérique alternative pour explorer une problématique d'actualité. À la guerre froide et à l'apocalypse nucléaire imminente, il substitue donc la question des relations raciales. Dans le comic book, l'existence de Dr Manhattan avait profondément modifié l'équilibre géopolitique. Les États-Unis avaient gagné la guerre du Viêt Nam et les Soviétiques n'osaient pas envahir l'Afghanistan. Dans la série, la politique de Robert Redford a tout aussi profondément modifié l'équilibre entre les différentes communautés.


Dans ses premiers épisodes, la série illustre ces changements via deux scènes en particulier. La première montre la policière noire Angela Abar débarquer dans un trailer park habité par des blancs pauvres. Elle y arrête manu militari un individu suspecté d'appartenir à une résurgence du Ku Klux Klan baptisée 7th Kavalry. La brutalité et l'arbitraire avec lesquels Angela et ses collègues traitent le suspect évoquent alors les comportements bien réels de policiers blancs envers les Afro-Américains, et en particulier ceux qui vivent dans des quartiers pauvres. Les rôles semblent simplement inversés.


Plus tard, on découvre que les enfants blancs qu'Angela et son mari ont adoptés ne sont pas forcément orphelins. Leur père biologique vient alors demander à les voir, ainsi qu'il en a le droit certains jours. Angela lui demande s'il accepte de revenir un autre jour. À la place, il offre de renoncer à les voir en échange d'un chèque. Lorsqu'Angela lui tend le chèque en question, le père des enfants ne peut s'empêcher d'insinuer que c'est grâce aux réparations offertes par l'administration Redford qu'elle peut le payer. Cette scène présente donc une inversion du stéréotype où un enfant noir pauvre est adopté et « sauvé » par une famille blanche riche.

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Les relations – et en particulier les dynamiques de domination – entre blancs et noirs sont donc dans la série une sorte de négatif de ce qu'elles sont dans la réalité… mais, dans le même temps, Lindelof pointe que cette inversion est loin de marquer l'avènement d'une forme d'utopie. Les violences policières sont encore et toujours une réalité, le racisme est loin d'avoir disparu et les rapports de domination liés à l'argent n'ont absolument pas été remis en cause. Lindelof fait d'ailleurs preuve d'une ironie non dissimulée lorsqu'il relie Angela Abar avec l'organisation même qu'elle entend combattre. Après avoir été arrêté par Angela et interrogé par Looking Glass, l'homme suspecté d'être un membre de la 7th Kavalry est alors emmené dans une pièce où il est torturé par Angela pour qu'il révèle où se cachent ses complices. Lors de cette scène, la caméra reste à l'extérieur de la pièce. On ne perçoit donc que les cris de l'homme et une flaque de sang qui passe sous la porte pour se répandre dans le couloir. Cette image est un renvoi direct à la scène du comic book où Rorschach exécutait un chef mafieux dans les toilettes de la prison où ils étaient tous deux retenus. Ce faisant, la série assimile Angela à Rorschach alors même que celui-ci est la figure emblématique dont se revendique la 7th Kavalry.


À l'instar du comic book d'Alan Moore, la série de Damon Lindelof s'attache donc à pointer l'ambiguïté morale de la situation qu'elle décrit. Pourtant, dans sa progression, elle procède d'une logique inverse à celle de l'œuvre de Moore. La bande dessinée commençait sur une pure intrigue de comic book : suite au meurtre d’un « justicier » masqué, le Comédien, un autre « justicier » baptisé Rorschach (dans les deux cas, les guillemets sont de rigueur) mène l'enquête pour découvrir le coupable. À partir de ce postulat, Moore abordait les questions de la légitimité des super-héros et du vigilantisme, de l'ambiguïté paradoxale des actions humaines et finissait par présenter aux lecteurs un ultime dilemme : le meurtre de millions de New-yorkais par Ozymandias dans le but de mettre fin à la guerre froide était-il moral, et la révélation de cette machination était-elle souhaitable, quitte à mettre en péril la nouvelle paix mondiale ?


Lors de sa parution dans les années quatre-vingt, l'œuvre de Moore avait donc contribué à faire évoluer le comic book vers un médium jugé plus mature et capable d'explorer en profondeur des sujets sérieux. Cette évolution a, par la suite, grandement contribué à donner aux comic books une forme de légitimité culturelle et on peut imaginer que, sans elle, les super-héros et leurs déclinaisons cinématographiques n'auraient pas forcément la popularité dont ils jouissent à l'heure actuelle. Même les films Marvel, qui se présentent pourtant comme des films de « divertissement » avant tout, ne se privent pas d'aborder des problématiques contemporaines et sérieuses… comme la question de la surveillance généralisée dans Captain America: Winter Soldier ou celle de la lutte armée ou pacifique comme réponse à l'oppression dans Black Panther.

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La série Watchmen s'apparente à un retour en arrière. Elle commence avec une intrigue politique : dans la ville de Tulsa, la 7th Kavalry est de retour et le premier épisode s'achève sur le meurtre du chef de la police locale. Alors que la 7th Kavalry semble planifier une série d'attaques, l'enjeu consisterait donc à neutraliser l'organisation et à désamorcer la situation. En cela, la série pose dès son premier épisode le genre de questions morales et politiques sur lesquelles le comic book s'achevait. Même sans la 7th Kavalry, les tensions raciales restent bien présentes et il importe de retrouver un équilibre entre les différentes communautés. Or la série va progressivement délaisser ces questions pour se conclure sur une pure situation de comic book. Lors du dernier épisode, le racisme n'est plus le produit de structures sociales et politiques. C'est le résultat d'un complot mené par une poignée de riches blancs qui se font appeler les Cyclopes et ceux-ci finissent sommairement éliminés d'un coup de laser. La scène est d'ailleurs tellement pulp qu'elle fait penser à la séquence où les Martiens du Mars Attacks de Tim Burton déciment le Congrès américain. Le problème du racisme étant alors « résolu », l'enjeu final est d'empêcher le personnage de Lady Trieu de s'emparer des pouvoirs de Dr Manhattan et de devenir la maîtresse du monde. Difficile d'imaginer un climax plus comic book


Doit-on alors en conclure que Damon Lindelof a trahi Alan Moore en ramenant l'univers de Watchmen vers une forme de simplisme enfantin ?

La réponse est non. Ce serait même tout l'inverse. Si Alan Moore ne regrette pas d'avoir écrit Watchmen, il s'est largement répandu dans les médias pour faire savoir à quel point l'hégémonie des super-héros sur la culture mondiale est selon lui un phénomène régressif et délétère. Il est, en outre, bien conscient d'avoir contribué à cet état de fait. À l'issue des années quatre-vingt, il délaissera les super-héros et n'y reviendra que rarement. Une de ces rares incursions dans le domaine (son run sur le Supreme de Rob Liefeld) le verra d'ailleurs s'écarter de sa tendance à la noirceur et à la déconstruction pour imiter les histoires simples de l'Âge d'Argent des comics. Moore décrira son travail sur Supreme comme une tentative de s'excuser et de corriger l'évolution des comic books dont il était responsable.


Avec sa série, Lindelof réaffirme et développe le propos de Moore. Pour se faire, il utilise un procédé typique des comics : le retcon ou retroactive continuity. Le terme désigne un procédé narratif qui consiste à révéler aux lecteurs que ce qu'ils croyaient savoir sur tel ou tel personnage n'était pas vrai. Un des plus célèbres retcons est, par exemple, celui qui ouvrait la deuxième « saga du Clone » de la série Spider-man. Dans un numéro de 1994, les lecteurs apprenaient que le Peter Parker, qu'ils suivaient depuis 1975, n'était pas le vrai Peter Parker, mais un clone et que le personnage qu'ils croyaient être le clone créé en 1975 était bien le vrai Peter Parker… avant de révéler trois ans plus tard que tout cela était une machination orchestrée par Norman Osborn.

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Lindelof propose quelque chose de similaire lorsqu'il révèle que le personnage de Hooded Justice, présenté par Moore comme étant le premier vigilante masqué, s'appelait en réalité Will Reeves et était un Afro-américain rescapé du massacre de Tulsa. Sa vocation de héros masqué était née suite à un lynchage des mains des Cyclopes. Inspiré par les films représentant Bass Reeves en justicier masqué, il avait décidé de porter une cagoule et un nœud coulant pour rendre la justice.


Ce faisant, Lindelof fusionne sa série et sa problématique avec le comic book. Le racisme dont est victime Will Reeves le motive à devenir un justicier masqué et son exemple engendrera les vocations des autres super-héros. Mais surtout, Lindelof réaffirme que l'idéal super-héroïque est fondamentalement enfantin, voire puéril. Dans le dernier épisode, alors que Lady Trieu est sur le point de voler les pouvoirs de Dr Manhattan, Will Reeves s’est réfugié dans le théâtre où, enfant, il regardait les films de Bass Reeves. Plongé dans ses souvenirs, il est insensible à l'idée que Lady Trieu puisse devenir toute-puissante. De fait, il a collaboré avec elle en sachant parfaitement quel était son but. Lors de son échange avec Angela, à la toute fin de la série, on comprend pourquoi. Évoquant feu Dr Manhattan, Will lui reproche de ne pas avoir plus utilisé ses pouvoirs pour rendre le monde meilleur. On comprend alors que Will est resté prisonnier de son admiration pour la figure de Bass Reeves. Il n'a jamais compris que l'idée qu'un individu puisse arbitrairement rendre la justice pose un problème en soi. Il continue à penser qu'en tant que surhomme, Dr Manhattan avait la légitimité et le devoir de résoudre tous les problèmes. L'idée que cette logique mène à un tel individu à imposer sa volonté au reste de l'humanité ne semble pas l'avoir effleuré.


C'est précisément cette question qui est l'enjeu du plan final de la série. La question n'est pas tant de savoir si, oui ou non, Angela a le pouvoir de marcher sur l'eau ; si, oui ou non, elle a hérité des pouvoirs de Dr Manhattan. L'enjeu est de savoir si cela est souhaitable ou non. L'enjeu est de savoir si l’on veut vraiment qu'un être supérieur guide l'humanité vers un monde utopique... quitte à ce que celle-ci perde son libre arbitre aux mains de quelqu'un tellement supérieur qu'il ne comprend plus les affects humains.


À cette question, Lindelof et Moore se rejoignent pour répondre que cela n'est pas souhaitable. Moore évoquait cette idée dans la conclusion de son Miracleman. À la toute fin de l'histoire, Marvelman a pris le contrôle de la Terre et, en bon super-héros réellement bienveillant, l'a transformée en quasi-utopie où l'humanité est heureuse. Mais, à la toute dernière page, Marvelman se remémore sa femme Liz et son refus d'être transformée elle aussi en super-héros : « Parfois, je pense à Liz. Parfois, je me demande pourquoi elle a refusé mon offre ; je me demande pourquoi quiconque refuserait d'être parfait dans un monde parfait. Parfois, je me demande pourquoi cette question me tracasse, et parfois… parfois, je me demande seulement. » 

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On peut imaginer que le règne d'un Dr Manhattan ou d'une Lady Trieu aurait ressemblé à cela : une utopie qui n'a pas pour base les affects humains, mais la vision froide et détachée d'un surhomme. En bon anarchiste, Alan Moore exposait dès V pour Vendetta son rejet de toute forme de gouvernement qui ne soit pas une forme d'anarchie démocratique, c'est-à-dire un gouvernement par le peuple lui-même. De son côté, Lindelof a trop montré son attachement aux émotions humaines pour accepter l'autorité de quelqu'un qui en serait détaché.


La série illustre donc à deux reprises son rejet d'une telle utopie : une première fois lorsque Ozymandias réalise que le paradis que Dr Manhattan a créé sur Europe est en réalité une prison dorée, une deuxième fois lorsque Laurie Juspeczyk, l'ancienne Spectre Soyeux reconvertie en agent du FBI, décide d'arrêter Ozymandias. Bien que celui-ci ait eu conscience du danger que représentait Lady Trieu, il insiste toujours pour faire croire à l'humanité que la destruction de New York avait été causée par une créature venue d'une autre dimension. De son côté, Laurie a changé d'avis sur la question. Elle croit désormais en la capacité de l'humanité à se gouverner elle-même. Lorsqu'Ozymandias essaie de la convaincre qu'il agit pour empêcher la fin du monde, elle lui répond que « les gens disent toujours ça, mais ça m'arrive jamais ». Ce faisant, elle montre qu'Ozymandias ne fait que reproduire, à un degré moindre, ce qu'il reprochait à Lady Trieu : trouver un prétexte pour contrôler le sort de l'humanité.


S'il fallait trouver une morale à la série Watchmen, ce serait donc quelque chose comme « un grand pouvoir implique de ne pas en faire usage ». La série apparaît donc comme un rejet des récits de super-héros, où ceux-ci sont tôt ou tard légitimés dans leur action. Elle nous invite également à voir les histoires de super-héros pour ce qu'elles sont : des récits naïfs qui, par nature, ne pourront jamais traiter correctement des problèmes concrets. 

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Pour autant, le propos de Damon Lindelof n'est pas non plus dénué d'une forme de naïveté. D'un côté, il pointe avec une certaine justesse que la mémoire et les souvenirs peuvent être un piège lorsqu'ils nous enferment dans une forme de régression infantile. De l'autre, il semble vanter les mérites d'une sorte d'amnésie volontaire comme seul moyen de se libérer du poids du passé et de se tourner vers l'avenir. Le fait que Will ne puisse surmonter son traumatisme et reste attaché à son attachement infantile pour le personnage de Bass Reeves est en effet montré comme la source des problèmes de l'univers de Watchmen. En outre, le seul moyen pour Dr Manhattan de connaître le bonheur avec Angela est d'oublier son identité pour endosser celle de Carl Abar.


Si on retrouve là le Damon Lindelof de Tomorrowland, on peut néanmoins trouver qu'une histoire traitant du racisme n'est pas le meilleur contexte pour un tel propos. Lindelof semble vouloir à la fois évoquer l'histoire raciste des États-Unis et inciter ceux qui en furent les victimes à dépasser leurs traumatismes… une position paradoxale qui est d'autant plus facile à tenir lorsque l'on n'a pas été soi-même victime.


Ce n'est pas là le seul défaut de la série. On peut également citer les épisodes 6 et 8. Pris individuellement, ces épisodes sont deux brillants tours de force narratifs. Dans une série plus longue, comme LOST ou The Leftovers, ils auraient marqué un point culminant. Malheureusement, dans une mini-série en neuf épisodes, ils constituent deux cassures dans un récit qui faisait preuve par ailleurs d'une remarquable fluidité.


Seul temps dira si, une fois la hype passée, la série Watchmen bénéficiera de la même aura et du même héritage que l'incontournable bande dessinée d'Alan Moore. Que ce soit le cas ou non, Damon Lindelof a toutefois réussi à proposer une suite qui prolonge le propos du comic book et la réflexion de son auteur, tout en conservant l'attachement aux personnages qui reste sa marque de fabrique. Au regard du profond manque d'intérêt des autres tentatives d'étendre l'univers de Watchmen (les comics Before Watchmen ou Doomsday Clock), c'est en soi un petit miracle !


Par Aurélien Noyer, article paru en 2020 dans le Rockyrama n°26 - Le monde selon Bong Joon-ho.