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Happy Meal : Massacre à la tronçonneuse

Le chef-d’œuvre horrifique de Tobe Hooper n'est pas dépourvu de sens gastronomique... Et politique.
Happy Meal : Massacre à la tronçonneuse

Les spécialités culinaires texanes sont légion, mais peu de chances qu'on les retrouve dans Massacre à la tronçonneuse, alias The Texas Chainsaw Massacre. Et pourtant, le chef-d’œuvre horrifique de Tobe Hooper n'est pas dépourvu de sens gastronomique... Et politique.


Article par Clément Arbrun, 2021.

Originellement paru dans le Rockyrama n°30, toujours disponible sur notre shop.

Des scènes de dîner en famille emblématiques, il y en a des tas. De la gastronomie italienne improvisée de la mère DeVito dans Les Affranchis (et son couteau de cuisine bien pratique) aux extravagances morbides mettant à mal les hôtes de Beetlejuice, en passant par les concours de flatulences de la bien nommée Famille Foldingue. Trois films que tout oppose et qui pourtant se rejoignent en un mot-clé : le malaise. Car de Festen à Boyhood en passant par American Beauty, le repas familial est bien souvent le théâtre des non-dits qui meurtrissent et des émotions tues ou libérées, des coups d'éclat et des conflits. Entre deux verres, l'ivresse fait place à la nausée. Silences qui s'éternisent, cris qui surgissent et couverts que l'on jette viennent fissurer le tableau idyllique de cette sacro-sainte scène de la vie familiale. Au tout début des années soixante-dix, Tobe Hooper et son co-scénariste Kim Henkel avaient déjà saisi les enjeux émotionnels de ce cadre… et en ont fait la séquence la plus mythique de leur chef-d’œuvre : Massacre à la tronçonneuse.


Sally est au bord de la crise cardiaque. Entre larmes et hurlements, attachée à une chaise dans cet attrape-hippie du fond du Texas, elle assiste à la réunion des Sawyer, cannibales qui ont dégommé tous ses amis. Même Grand-Père est présent – enfin, ce qu'il en reste. Les couverts sont au mieux de bêtes accessoires, au pire des armes faites pour tuer, dans cet ars moriendi où l'on ne sait plus vraiment qui va manger quoi. Les gros plans s'accumulent, le montage est frénétique, le sound design triture le cerveau. Le repas s'éternise jusqu'à l'insupportable. Bien avant le torture porn, popularisé par la trilogie Hostel, Tobe Hooper inventait le torture food porn. Climax sensoriel d'une expérience cinématographique traumatisante, le dîner de Massacre à la tronçonneuse deviendra, bien plus qu'un instant culte du cinéma d'horreur (et du cinéma tout court), un véritable trope, détourné mais jamais égalé d'une suite piteuse à l'autre. Jusqu'à en perdre non seulement sa puissance originale, mais aussi sa sève critique.

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Cette saveur acidulée tient en une théorie, devenue virale : Massacre à la tronçonneuse serait un film végétarien, si ce n'est vegan. D'aucuns lui attribuent même le titre de « film pro-végétarien ultime », excusez du peu. C'est le cas du célèbre critique Rob Ager (à qui l'on doit de tortueux décryptages de Shining), qui l'espace d'un coup de rétro a énuméré de nombreux indices. L'ancienne profession de la famille Sawyer déjà : employés d'un abattoir. Les techniques de mise à mort de Leatherface ensuite, usant d'une masse pour étourdir sa victime, avant de la pendre sur un croc de boucher comme du vulgaire bétail. L'emploi de congélos pour « conserver » la viande fraîche, aussi. Sans oublier de plus discrets clins d’œil, comme ce discours du personnage de Franklin, détaillant la souffrance des bêtes dans les abattoirs (« ils les frappent à la tête avec un gros marteau et cela ne tue généralement pas du premier coup... ») et préfigurant sans le savoir le calvaire de ses amis. Et surtout, ces sonorités aiguës et irritantes qui constituent la BO et évoquent une agonie animale. Analogie appuyée par les cris bestiaux que poussent les membres de la famille Sawyer lors de leurs méfaits.


Aujourd'hui, même la PETA reconnaît au film ce sous-texte. Sur le blog de l'association internationale, l'article « Aidez les animaux en regardant des films » nous recommande son visionnage, aux côtés des plus familiaux Babe, La Toile de Charlotte et Chicken Run. Oui oui. Et la PETA n'est pas seule à insister sur ce point. En 2010, Tobe Hooper lui-même l'expliquait dans le magazine de cinéma Bizarre : « En tournant Massacre à la tronçonneuse, j'ai arrêté de consommer de la viande. D'une certaine manière, j'ai toujours pensé que le cœur du film était la viande, puisqu'il nous parle de la chaîne alimentaire et du meurtre d'êtres vivants, contient des scènes de cannibalisme... même si vous devez arriver à cette conclusion par vous-même, car cela n’est qu’implicite. Guillermo Del Toro aurait renoncé à manger de la viande après avoir vu ce film ! » En plus de marquer au fer rouge les esprits, l’œuvre de Tobe Hooper aurait éveillé bien des consciences. Bon, la revue Bizarre préfère quant à elle parler de « propagande végétarienne ». Personne n'est parfait.

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Le « survival » comme allégorie non pas de la dérision de l'existence, mais de la gravité des actes d'une humanité inconsciente, ignorant du haut de sa suffisance les droits des animaux et la réalité de leur maltraitance ? Il suffisait d'y penser. Dans cette optique de pamphlet revanchard, les séquences de torture psychologique du premier opus, dont la scène de dîner est évidemment le point culminant, rétablissent une sorte d'équilibre dans cette « chaîne alimentaire » que les carnistes brandissent comme une Bible à chaque critique de leur mode de vie. À la fois frontal et subtil, le bouleversement des valeurs que propose Tobe Hooper passe notre propre éthique au grill.


Peut-être faudrait-il alors ajouter Massacre à la tronçonneuse à la liste des films de genre – emblématiques – qui critiquent notre surconsommation de viande. Par exemple ? Soleil vert, bien sûr, cauchemardesque dystopie de Richard Fleischer et adaptation du roman de Harry Harrison, mais aussi l'étonnant Nouvelle cuisine de Fruit Chan, ou encore – cocorico – Grave de Julia Ducourneau. Dans son rapport au charnel et sa manière de ramener l'être humain à l'état de proie ou de marchandise, le cinéma d'épouvante fait toujours entendre l'étendue de son potentiel subversif.


Et l'intention de Tobe Hooper, elle, ne s'est jamais tarie. Comme pour appuyer son propos, le cinéaste a recouvert son délirant Massacre à la tronçonneuse 2 de charniers humains, de chairs meurtries et de peaux arrachées que l'on enfile comme un masque. S'il fallait vous dégoûter de la bidoche, c'est réussi.


Article par Clément Arbrun, 2021.

Originellement paru dans le Rockyrama n°30, toujours disponible sur notre shop.