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Le générique : The Girl with the Dragon Tattoo

Tour de force d'à peine trois minutes, le générique de The Girl with the Dragon Tattoo est un mix entre un concert de rock et un delirium cauchemardesque. Bienvenue chez David Fincher.
Le générique : The Girl with the Dragon Tattoo

Tour de force d'à peine trois minutes, le générique de The Girl with the Dragon Tattoo est un mix entre un concert de rock et un delirium cauchemardesque. Bienvenue chez David Fincher.


Article par Clément Abrun, paru dans le Rockyrama n°31, 2020.

Pour en découvrir plus sur l'œuvre du cinéaste, retrouvez notre beau livre « David Fincher : néo-noir », toujours disponible en librairie ou sur notre shop.

Touches de clavier, corps incendiés, allumette craquée, bouche hurlante, noyade, nudité, câbles USB et cadavres. Le générique d'ouverture de The Girl with the Dragon Tattoo est un digest du cinéma de David Fincher, condensé en un crachat obscène et abstrait. Concrètement, il est censé réunir les éléments narratifs capitaux des trois premiers opus de la saga littéraire Millénium, de l'auteur suédois Stieg Larsson. Mais tout comme les crédits moites de Seven imaginés par le designer Kyle Cooper et maintes fois décalqués depuis, le cinéaste privilégie la révolution au didactisme. Fruit d'un brainstorming nourri entre le mind master, les studios Blur (à qui l'on doit les FX d'Avatar et Scott Pilgrim, pour ne citer qu'eux), leur directeur créatif Tim Muller (désormais plus connu comme le réalisateur de Deadpool) et le designer Neil Kellerhouse, ces 252 plans 3D en CGI narrent un récit déconstruit fait de formes visqueuses et ténébreuses, alternées comme des flashes. Jusqu'à un climax si chaotique qu'il semble avoir été pensé par Tyler Durden lui-même.

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Poser l'univers Millénium, voilà pour l'intention globale, attendue, presque scolaire. La véritable histoire de ce générique, elle, est toute autre. David Fincher désirait nous présenter sa protagoniste, la hackeuse vengeresse au look emo Lisbeth Salander, et, pour ce faire, nous immerger dans ce qui pourrait être l'un de ses cauchemars. « Dans nos conversations, je disais toujours : montrez-moi toute la merde qui fait rage dans l'esprit de Lisbeth lors d'une mauvaise nuit de sommeil, toutes les choses sur lesquelles elle n'a aucun contrôle, qu'elle essaie de sublimer, qui peuvent jaillir de son subconscient », explique le principal concerné au site The Art of Title. Ce générique est donc une séance de psychanalyse façon rock’n’roll. Tout au long du film, Lisbeth va nous fasciner par sa détermination, son indépendance et sa violence (plus ou moins) contenue, réponse à un environnement testostéroné qui l’oppresse. Mystérieuse, elle nous glisse entre les doigts, d'où l'idée de cette animation très liquide. Marginale, elle est comme un hurlement qui ne demande qu'à être poussé. Et pour lui donner de la voix, rien de tel que celle de l'Américano-Coréenne Karen O. La chanteuse délivre aux côtés d'Atticus Ross et Trent Reznor sa version – électrisante – de l'Immigrant Song de Led Zeppelin, un groupe que le cinéaste écoutait en boucle lors du tournage en terres nordiques.

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De Led Zep à Reznor, des premières adaptations suédo-danoises portées par Noomi Rapace au remake vénér... L'idée est là : refaire (un film, une chanson) mais en plus intense, quitte à délivrer un choc des cultures, cœur d'une œuvre qui associe deux protagonistes que tout semble opposer. Le cinéaste l'explique d'ailleurs dans les pages de Libération : « Le couple que forment Lisbeth Salander (Rooney Mara) et le journaliste Mikael Blomkvist (Daniel Craig) est étrange. Ils n’ont pas le même âge, lui est un reporter de la vieille école, elle, nourrie d’idées anarchistes, est moins mature, mais maîtrise les machines comme personne. En fait, ils n’ont rien en commun sauf leur soif de vérité ». Saisir cette zone incertaine de l'esprit où les contraires se convoitent (l'anarchie et le mécanique, le chaos et le perfectionnisme), voilà l'intention du cinéma de Fincher. Ou en tout cas, celle de ce générique. Quand on lui demande ses inspirations, le réalisateur cite le plasticien H.R Giger, le concepteur de la créature belliqueuse d'Alien et du vaisseau spatial Nostromo. Logique, tant cette intro allégorique semble mettre en scène le carnage d'un xénomorphe. Tout est à la fois léché et agressif, glacial et acide, aberrant et lisse. Un paradoxe qui rappelle forcément les visions esthétiques de Ridley Scott.

Tant d'influences, en quelques minutes pourtant très limpides. C'est là l'avantage du rêve, un langage si élastique qu'il permet toutes les extravagances. Aujourd'hui, personne n'a oublié le générique de The Girl With the Dragon Tattoo, très vite vendu comme le monstrueux teasing d'un film qui a (peut-être) moins marqué les mémoires. Un tour de force que l'on doit au cinéaste bien sûr, mais surtout à des techniciens qui ont dû assimiler un pitch plus improbable que l'arrestation du Zodiac. « Le brief créatif initial de David était terriblement vague – il disait, et je cite : “générique très adulte, super dark... cuir, peau, sang, neige, seins, vagins, aiguilles, piercings, motos, vengeance…” David a dit que cette séquence devait être comme un rêve de fièvre, avec beaucoup d'images abstraites », explique Tim Muller. Résultat ? Quatre mois de travail pour les équipes de Blur Studio, faits de mises au point constantes concernant le degré d'obscurité, de relief et d'éclairage des plans, modélisés et animés grâce à une flopée de logiciels (3D Studio Max, Softimage, RayFire, RealFlow) avant d'être édités sous Sony Vegas, Digital Fusion et After Effects. On le devine aisément, rien n'est de trop pour réaliser le fantasme de David Fincher, qui caresse du doigt le futur tout en clignant de l'œil vers son passé de clippeur. Car ce générique, c'est aussi ça, un clip destroy (littéralement) que d'aucuns jugeront clinquant, d'autres prodigieux. Peut-être les deux à la fois ?

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Près d'une décennie après sa conception, les commentaires que suscite ce tour de force visuel en disent long sur sa complexité. Du côté de YouTube, certains l'envisagent comme la rencontre improbable entre le générique d'un James Bond (la vision à venir d'un Daniel Craig attaché pieds par-dessus tête n'y est pas pour rien), l'imaginaire sado-masochiste et le film de science-fiction Even Horizon, lui aussi influencé par les travaux de H.R Giger. D'autres insistent sur l'expérience sensorielle que représente le fait d'avoir vécu ces centaines de secondes dans une salle obscure. Des spectateurs, enfin, trouvent que ces crédits méritent bien un Oscar. Toujours est-il qu'en 2020, l'intensité est encore là, similaire aux premières minutes d'un concert, à un coup de poing, à un cri dans la nuit.


Article par Clément Abrun, paru dans le Rockyrama n°31, 2020.

Pour en découvrir plus sur l'œuvre du cinéaste, retrouvez notre beau livre « David Fincher : néo-noir », toujours disponible en librairie ou sur notre shop.