Avec Horace And Pete, Louis C.K est le maître de l'anti-teasing
Fort du succès des cinq saisons de la série Louie sur la chaîne du câble FX et au plus haut de sa carrière de comique - trois Madison Square Garden pleins à craquer, record historique - Louis CK est dans une phase de créativité artistique où il peutFort du succès des cinq saisons de la série Louie sur la chaîne du câble FX et au plus haut de sa carrière de comique - trois Madison Square Garden pleins à craquer, record historique - Louis CK est dans une phase de créativité artistique où il peut se permettre de dépenser de l’argent à perte.
Pour ce projet dissimulé au public et à la presse, il a tourné et publié directement sur son site internet un épisode par semaine pendant deux mois - les dialogues entre les personnages collant parfois directement à l’actualité de la semaine. Sans aucune promotion: l’annonce de la sortie de la série s’est faite par un simple e-mail aux fans inscrits à sa newsletter. Il a ensuite conservé ce modèle pour les épisodes suivants, accompagnant ses liens de messages parfois en rapport avec la série ou l’actualité, parfois complètement absurdes.
Dans la seule interview qu’il a accordé à Jimmy Kimmel le 9 mars dernier (ndlr. le premier épisode était sorti le 30 janvier), Louis dit qu’Horace & Pete est un manifeste anti-teasing. Il explique en avoir marre que les gens aient envie de faire l’expérience de l’oeuvre avant même de la vivre juste pour être sûr d’en avoir réellement envie. « I just wanted it to suddenly appear », chose dont le public a totalement perdu l’habitude depuis la fin des années 90 et l’avènement du world wide web. Louis CK a voulu couper tout le circuit menant habituellement l’oeuvre au public. « I make a show, I literally output it on my MacBook and you watch it on your iPad », dit-il. Un peu comme un groupe qui balancerait son album fait en home studio directement sur Bandcamp. Pas nouveau pour lui puisqu’il le fait avec ses spectacles de stand-up depuis quelques années maintenant et qu’il est pionnier dans ce genre - maintenant suivi par des têtes d’affiches comme Aziz Ansari. Il vend également les billets par ce biais car le circuit promotionnel de la tournée de comédie et les poncifs qui y sont associés lui cassent les pieds.
Il serait facile de dire que Louis est une diva, un control freak encore traumatisé de l’annulation par HBO de son sitcom Lucky Louie après une seule saison. Sauf qu’avec Louie, le bonhomme avait déjà eu sa revanche. Il n’était obligé de rien. Il semble évident que l’artiste complet qu’il est déborde d’idées et que cette série n’en est pas juste une. Il voulait transmettre quelque chose à travers elle.
Les procédés de production, mis au service de l’idée artistique pour la rendre rendre plus puissante, n’en sont qu’une preuve. Louis CK démocratise, socialise. Il s’adresse au spectateur comme il s’adresserait à un ami. Et cet ami, qui est en réalité un client, n’est pas pris pour un idiot. Des durées d’épisodes variant d'une demi-heure à une heure pour un prix de 5$ le premier épisode, 2$ le deuxième et 3$ les suivants. On finit par dépenser 31$ sans jamais avoir l’impression de se faire berner. Parce que l’achat a un sens et que ce sens nous est explicité. C’est peut-être ça l’avenir de la distribution d’oeuvres audiovisuelles.
Avec Horace & Pete, Louis CK propose à la série américaine un véritable renouveau. Décrite par Louis comme le bar de Cheers « entre 2h et 5h de l’après-midi », sa mise en scène est dépouillée de tout artifice, jungle bâtarde. Tournée comme une sitcom sur un plateau en multi-caméra mais sans public, le rythme est tout en nuances et en silences. On entend parfois dans sa tête pré-formatée l’écho fantôme des rires jaunes et naïfs habituellement associés au genre. Louis CK prévient dès le deuxième épisode: « Warning: this show is not a "comedy". I dunno what it is. It can be funny. And also not. Both. I believe that « funny » works best in its natural habitat. Right in the jungle along with « awful », « sad », « confusing » and « nothing ». » Louis envoyait déjà souvent valser format et cohérence dans Louie. Ici, l’épisode 3 n’est qu’une succession de gros plans en champ-contrechamp sur les visages de Louis CK et la sublime Laurie Metcalf qui dialoguent. Cela fonctionne car le tempo du jeu d’acteur est chirurgicalement théâtral.
Thématiquement, c’est le réalisme poétique dans l’Amérique en crise des années 10. Louis CK se rêve en Mark Twain des temps modernes, troubadour de la réalité marécageuse de son pays. Le décor minimaliste est celui d’un bar ayant un siècle d’existence et tenu générations après générations par un roux nommé Horace (ici, Louis CK) et un brun nommé Pete (Steve Buscemi). Intriquées dans l’arc narratif qui nous plonge dans l’intimité de Horace, la plupart des scènes nous montrent des femmes et des hommes discutant du monde impitoyable dans lequel ils vivent. La classe ouvrière qui constitue le noyau dur des clients accoudés au comptoir ne boit pas du whisky en plein milieu de l’après-midi pour rien. Les rêves sont rares. Le fatalisme est partout.
Kurt (l’excellent comique Kurt Metzger) se drogue la nuit et vient prendre son café à deux heures de l’après-midi pour être capable de lire son journal et débattre - plutôt faire gicler des diatribes - de l’actualité avec ceux qu’il trouvera et qui voudront bien l’écouter. Tricia (Maria Dizza), qui souffre de Gilles de la Tourette, s’est nouée d’amitié avec Pete à l’hôpital psychiatrique. Si bien que personne ne prête attention à ses insultes hurlées malgré elle. Oncle Pete (Alan Alda, une des performances les plus époustouflantes) dissémine sa haine acide, aigre et raciste et fait rire mais sans vouloir être drôle.
Horace & Pete est écrite au premier degré, en pied de nez au post-modernisme, va-leur dominante dans l’esthétique indie américaine des années 2000.
Comme dans une peinture de Hopper, c’est la solitude qui culmine dans une ville cynique dont l’extérieur nous est évoqué mais caché. Le merveilleux casting donnant vie à cette multitude de personnages secondaires maudits transforme Horace & Pete en une série politique. La souffrance qui habite le ventre poussiéreux et immonde d’un Brooklyn ultra-gentrifié (à l’opposé du produit habituellement servi de la bourgade fleurie avec ses bières indépendantes, ses marchés vegan et ses musiciens branchés) finit par constituer un tableau assez crédible de ces Etats-Unis bringuebalant entre-deux-époques (entre-deux-guerres ?). Dans son mail annonçant la sortie de l’épisode 6, Louis nous écrit: « P.S. Please stop it with voting for Trump. It was funny for a little while. But the guy is Hitler. And by that I mean that we are being Germany in the 30s. »
Le roman familial dépeint est lui aussi d’une richesse éblouissante. Horace est paumé. Il vit avec Pete, son frère schizophrène, dans l’appartement à l’étage d’un bar dont il a hérité malgré lui. La revente des murs pourrait lui apporter une fortune, à lui et sa grande soeur Sylvia (Edie Falco) qui souffre d’un cancer et pour qui le coût des chimiothérapies est dur à supporter. Sauf que le poids de l’institution centenaire pèse trop lourd sur ses épaules. Ce bar, c’est tout ce qui fait tenir Pete. Donc Horace se sacrifie. Louis CK joue formidablement ce personnage sans relief, sans volonté, presque désincarné, gauche et veule, parfois risible et haïssable, parfois incroyablement touchant, qui a trompé son ex-femme avec la petite soeur de celle-ci et n’a jamais su reconstruire de véritable couple depuis. Son fils ne veut plus le voir; il peine à bâtir une relation solide avec sa fille. Tout ressemble au pied d’un mur beaucoup trop haut. Au coeur d’une triangulation parfaitement oedipienne avec sa soeur dans le rôle de l’imago maternelle castratrice et son frère Pete dans le rôle du nourrisson incapable de subvenir à ses propres besoin, Horace est ce père en périphérie si représentatif des pères de notre époque.
En 1968, Paul Simon chantait « I've come to look for America », dans le magnifique morceau America (Bookends, Simon & Garfunkel) que Bernie Sanders s’est permis d’utiliser pour son spot de campagne aux primaires présidentielles du parti Démocrate. Ce n’est probablement pas pour rien que Simon a accepté d’écrire et interpréter le thème d’Horace & Pete:
“Hell no
I can’t complain about my problems
I’m OK the way things are
I pull my stool up to the bar
At Horace And Pete’s
Sometimes I wonder
Why do we tear ourselves to pieces?
I just need some time to think
Or maybe I just need a drink
At Horace And Pete’s.”
Benjamin Kerber
Horace And Pete - Disponible sur le site de Louis C.K