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Bande à part : jamais deux sans trois

Un garçon, une fille, un garçon et un braquage. L’amour et la bagarre. Surtout la bagarre. Retour sur la bande à part de Jean-Luc Godard.
Bande à part : jamais deux sans trois

Une visite du Louvre au pas de course, quelques pas d’un Madison inventé, une décapotable, un revolver. Un garçon, une fille, un garçon et un braquage. L’amour et la bagarre. Surtout la bagarre. Retour sur la bande à part de Jean-Luc Godard.


Par Camille Mathieu.

Juste après Le Mépris - son technicolor éclatant et ses falaises ocre surplombant la méditerranée -, mais loin encore du rouge politique de La Chinoise, Jean-Luc Godard retrouve avec Bande à part le noir et blanc des banlieues de Paris. Avec ce film à petit budget et obéissant à son désir de tourner en hâte, Godard adapte très librement le roman de Dolores Hitchens, Pigeon vole, paru en 1959 dans la célèbre série noire de Marcel Duhamel. Depuis ce début des années soixante, Godard court, caméra au poing, de film en film. Mais après le « faste » du Mépris, Bande à part déconcerte. Dans les colonnes des Cahiers du cinéma, le cinéaste confie : « Le Mépris était en couleurs, en scope, en Italie, avec une vedette, de l'argent américain... Le meilleur moyen pour moi de changer de direction était de me donner des contraintes. Je n'ai pas pu faire autrement. Je me suis dit : je vais faire de Bande à part un petit film de série Z comme certains films américains que j'aime bien ».


À l’affiche de son « petit film de série Z » figure son épouse et égérie, la si cinématographique Anna Karina, ici cernée par deux jeunes comédiens à l’aube d’une belle carrière. Claude Brasseur se glisse dans la peau d’Arthur, un charmant cynique, tandis que Sami Frey tient le rôle de Franz, amoureux confus mais sincère. 

Nous sommes en 1964 et Jean-Luc Godard emprunte ce chemin du triangle amoureux qu’avait foulé François Truffaut deux ans plus tôt avec Jules & Jim, comme une réponse à son camarade d’alors. Beaucoup d’encre aura coulé autour de l’amitié turbulente des deux cinéastes piliers de la Nouvelle Vague. Mais en 1964, la rupture n’est pas encore consommée et Truffaut n’a pas encore reproché à Godard, dans une lettre salée et définitive, son « comportement de merde sur son socle ». Les deux films partagent plus encore qu’un ménage à trois : ils ont en commun le noir et blanc charbonneux de Raoul Coutard - chef opérateur emblématique de la Nouvelle Vague -, mais également cette voix off prononcée chez Truffaut par Michel Subor et chez Godard par Godard. 

Mais si le film de Truffaut est une course de fond de près de deux décennies, alors Bande à part est un sprint de trois jours. Face à l’endurance des sentiments de Jules & Jim, le trio de Godard entame une course effrénée : une course contre le temps qui passe, contre le ciel gris de Paris et contre l’âge adulte.

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Comme Jules et Jim courtisaient Catherine, Arthur et Franz se disputent ici la petite Odile. Pourtant, chez Godard, le triangle amoureux trempe bientôt dans le film de gangsters lorsque la jeune fille révèle à ses prétendants la présence d’un magot dans la maison de sa tante. Les deux amoureux enrôlent alors Odile dans un cambriolage improvisé. L’intrigue est mince, le braquage amateur et sa préparation confuse tournent vite au vagabondage parisien. Avant la tempête et l’inévitable fiasco du cambriolage, nos trois amoureux déambulent du café jusqu’au Louvre, du bistro jusqu’au métro, dans des scènes absolument déconnectées du récit principal. Et c’est d’ailleurs cet art de la digression qui offre au film quelques-uns de ses plus beaux moments.


Délaissant les intrigues à tiroir du film noir (Godard lui-même ne résume l’action que par quelques bribes de phrases : « Trois semaines plus tôt. Un tas d'argent. Un cours d'anglais. Une maison au bord de la rivière. Une fille romantique. »), Bande à part est un film de gestes, de parenthèses, de moments de grâce. Dans les colonnes du New Republic, Pauline Kael parlait de cette « désinvolture avec laquelle [Jean-Luc Godard] omet les scènes mécaniques qui ne l'intéressent pas pour que le film ne soit que des points culminants et des petites choses merveilleuses. ». 


Entre autres choses merveilleuses, on trouve une minute de silence, un jeu de chaises musicales à la table du café, une chanson crève-cœur entonnée dans le gris du métro... On trouve surtout la course folle à travers le Louvre et la mythique séquence du Madison. Deux scènes insouciantes, deux élans de vies dont le cinéma chérit encore le souvenir : dans The Dreamers de Bertolucci, les personnages cavalent à travers le Louvre dans le sillage de la bande ; dans l’épisode « Exactly like you » de la série Maniac ce sont Emma Stone et Jonah Hill qui entament un Madison reconnaissable entre mille ; pour la célèbre danse de Pulp Fiction, Tarantino montre la scène à Uma Thurman et John Travolta… En bon cinéphile, Tarantino appelle même sa société de production « A Band Apart », tandis que Godard appelle Tarantino un « faquin ». En effet, Godard apprécie peu l’hommage qui lui est rendu et reproche à Tarantino d’avoir emprunté le titre de son film sans autorisation ni salaire. Un reproche un peu vif lorsqu’on connaît le goût de la citation qui a nourri le cinéma de Godard.

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Car s’il y a quelque chose que Tarantino partage avec son aîné, c’est sans doute cet appétit pour le télescopage des genres, pour l’hommage et la référence qu’il distille à l’envi. Dans Bande à part cette référence est souvent littéraire, qu’on la cite et récite ou qu’on l’évoque au détour d’une conversation : on déclame Shakespeare ou Rimbaud, on mentionne Jack London, Queneau et Poe, on chante Aragon (J'entends, j'entends mis en musique par Jean Ferrat)… Mais Bande à part est également tissé de clins d’œil au septième art : à Chaplin, au western, à la série B, à la Nouvelle Vague (en grandes lettres lumineuses sur une devanture de magasin), aux Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy dont on entend la mélodie (hommage à Michel Legrand qui signe d’ailleurs la musique du film de Godard)… 


On n’en croit donc rien lorsqu’Odile déclare, boudeuse : « Je déteste le cinéma ». Car s’il est une chose en laquelle notre bande à part excelle, c’est précisément cet art de « faire son cinéma ». Qu’ils se prennent pour des héros de film noir ou qu’ils rejouent la mort de Billy the Kid dans Le Gaucher d’Arthur Penn, la vie est un jeu qui se joue « pour de faux ». Mais la réalité est plus brutale et le coup de feu bidon s’avère douloureusement prémonitoire. Arthur aura lui aussi droit à son duel final à l’issue tout aussi funeste que celui qui opposa Billy the Kid à Pat Garrett. 


Une fin qui nous laisse incrédules, perplexes, comme si l’on ignorait que ces enfants qui jouent la comédie pouvaient mourir « pour de vrai ». Pour Pauline Kael : « Don Quichotte, l'esprit embrouillé par les contes de chevaliers errants, se battant avec des méchants imaginaires, est un ancêtre des héros de Godard, rêvant aux films américains, voyant la vie en termes de flics et de brigands. » 


Bande à part dresse le portrait d’une jeunesse que l’âge adulte menace de rendre sage. Un pied encore dans l’enfance, le trio ignore tout du danger qui guette et de ces jeux qui, menés jusqu’au bout, aboutissent à la mort. Ils font écho aux Enfants terribles de Cocteau, à ses petits héros et leurs jeux vénéneux, car l’enfance est toujours prête à tenter le pire, « mais ce pire ne lui semble guère réel à cause de l'impossibilité où elle se trouve d'envisager la mort. »

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Dans le lumineux corpus des années soixante du cinéaste, Bande à part passe parfois pour un film mineur, peut-être par manque de moyens, peut-être encore par manque de succès en salle. « Jean-Luc Godard avait l'intention de donner au public ce qu'il voulait. Son prochain film allait parler d'une fille et d'un pistolet : "Une histoire sûre qui vendra beaucoup de billets." […] Il a réalisé une œuvre d'art qui a vendu moins de billets que jamais. Ce qui devait être un simple film commercial sur un vol est devenu Bande à part », déclare encore Pauline Kael. Ce film, Godard l’improvise aussi pour tirer sa compagne de la profonde dépression dans laquelle elle s’enlise. Derrière ses allures d’histoire d’amour criblée de balles, Bande à part masque finalement une grande mélancolie. 


Car nos trois personnages, mis au ban du monde, semblent également à part au sein de leur petite bande. Même la scène du Madison avec ses airs de légèreté illustre une forme de solitude à trois : chacun isolé dans ses pensées prononcées à voix haute par Jean-Luc Godard. C’est cette même solitude qui frappe Odile lorsqu’elle observe l’air « triste et malheureux » des passagers du métro, et qui lui rappelle une chanson. 


Une chanson entrecoupée d’images de gens seuls aux terrasses, de personnes sans abri, de foules pressées sur les quais de gares. Le cœur du film se trouve peut-être dans ce poème d’Aragon que chante Anna Karina, le visage grave tourné vers la caméra. Un poème sur les solitudes non pas partagées, mais vécues côte à côte. Le cœur de Bande à part c’est peut-être Jean-Luc Godard filmant les grands yeux tristes d’Anna Karina.


Par Camille Mathieu.