Happy Meal : La gastronomie selon Les Affranchis
Dans les films de Martin Scorsese, un bon repas est aussi important qu’une prière ou qu’un flingue bien chargé. Un cinéma de gueules, oui, mais surtout de grandes bouches.Dans les films de Martin Scorsese, un bon repas est aussi important qu’une prière ou qu’un flingue bien chargé. Un cinéma de gueules, oui, mais surtout de grandes bouches.
Article par Clément Arbrun paru en 2019. Retrouvez un dossier complet sur le réalisateur des Affranchis dans le « Rockyrama n° 32 - Martin Scorsese : King of New York », toujours disponible sur notre shop ici !
C’est l’une des scènes de bouffe les plus mémorables de notre vie de cinéphile. Expédié en prison, le gangster Henry Hill se la coule douce en compagnie de ses confrères mafieux. Les autres taulards morflent, mais les « affranchis » ont la belle vie – celle que chante Tony Bennett. Entre quatre murs, ils font circuler en contrebande drogues et nourriture. Les steaks cuisent, les homards se conservent dans la glace, le salami, le pain et les poivrons s’entassent, les plats de pâtes défilent et sont bien souvent recouverts de sauce, d’oignons, de tomates et d’ail frais, très finement coupé. Les bouteilles de vin rouge aident à faire passer tout ça.
Cette grande bouffe pénitentiaire est l’épicentre d’un récit tracé à coups de fourchette. C’est dans une pizzeria de Brooklyn que le jeune Henry Hill côtoie les gangsters italo-américains, entre deux verres de whisky et quelques poignées de parmesan. Fréquenter les barbecues du caïd Paulie et servir des sandwiches au très influent Jimmy Conway (Robert De Niro) le fait monter en grade. La nourriture est le fil rouge de cette fresque mafieuse, de l’ascension du protagoniste, qui finit par contourner les files d’attente des restos en traversant les cuisines, à son arrestation par des agents fédéraux en 1980, conclusion d’un long déjeuner, fait de côtelettes de veau et de poivrons, où l’on surveille autant la sauce tomate que les hélicos de la police. Quand il se retrouve « planqué » dans une maison de banlieue, Henry Hill se contente d’une phrase, une seule : « J’ai commandé des spaghettis à la sauce marinara, on m’a servi des nouilles au ketchup. » C’en est fini de la gastronomie sicilienne et des flûtes de Dom Pérignon. C’est la fin d’un monde où l’on se flingue entre deux coffee shops et dîners bien arrosés, au fil des tables et comptoirs lumineux du Bamboo Lounge, du Copacabana et du Neirs Tavern.
Il faut comprendre que pour ces tontons bien en chair (qui s’empiffrent de pain et de charcuterie italienne) c’est avant tout l’assiette qui sépare les médiocres des puissants. Martin Scorsese lui-même l’explique au magazine Rolling Stone en 1990 : « Dans le livre original de Nicholas Pileggi [Wiseguy: Life in a Mafia Family, dont s’inspire Les Affranchis, NDLR], le dernier paragraphe ne nous dit pas : “Maintenant, je comprends ce que j'ai fait. J'étais un bad guy, et j'en suis vraiment désolé.” Non, rien de tout cela, mais juste : "Bon sang, je ne peux pas avoir de la bonne bouffe ici !” Et c’est exactement ce que dit Henry Hill, enfant: "Je n'ai pas eu à faire la queue pour avoir du pain à la boulangerie.” C’est un film sur l’obtention d’un job où vous n’avez pas à attendre pour être servi dans un magasin ! »
Dis-moi ce que tu manges, je te dirais qui tu es. « Ce que l'on choisit de mettre dans son propre corps est le reflet de l'estime de soi », dissertait déjà le scénariste Paul Schrader au New York Times lors de la sortie de Raging Bull (1981). C’est pour cela que Travis Bickle, le protagoniste en chute libre de Taxi Driver (1976), enchaîne les soupers miséreux au Hector’s Diner et la junk food avalée sur le pouce. Entre deux pornos. « Les gens mangent de la malbouffe comme une manifestation extrême de leur haine d’eux-mêmes. Comme la pornographie, c’est une satisfaction immédiate mais sans valeur durable », poursuit en ce sens l’auteur américain. Cela se voit dans À tombeau ouvert (autre film du duo Scorsese/Schrader), où l’ambulancier suicidaire incarné par Nicolas Cage noie sa peine dans l’alcool… et des pizzas cheap livrées à la va-vite. Puisqu'elle les humanise, la gastronomie nous rapproche des personnages les plus ambigus. On bouffe beaucoup dans Les Affranchis, si bien que l’on a qu’une envie : s’inviter à leur table. Mais la nourriture témoigne aussi de leur vulnérabilité. Elle est comme une leçon d’anatomie, charnelle, crue et morbide.
Dans Les Affranchis, ces hommes ne sont que de grandes bouches, moulins à paroles aux rires sonores, aux anecdotes bruyantes et aux insultes abondantes. Et chacun risque de finir comme un vulgaire bout de viande servi saignant. C’est la tête dans le four à pizzas que les mafieux corrigent un facteur récalcitrant. C’est avec une lame de rasoir, propice à trancher les gorges, que le big boss Paulie découpe l’ail frais, avant de le faire fondre sur une poêle, recouvert d’un mince filet d’huile d’olive. C’est avec un couteau de cuisine que Tommy (Joe Pesci) achève le pauvre Billy Batts. Et que dire de Frankie Carbone, que l’on retrouvera dans un camion réfrigérant, suspendu à un crochet de boucher, entre deux pièces de bidoche ? Ces « bons vivants » redoutent tous de se retrouver de l’autre côté des fourneaux. Angoisse incarnée dans Gangs of New York, où le personnage le plus sanguinaire se nomme… Bill le Boucher. Dans ce cinéma très oral où les buffets fédèrent autant que l’hostie, un adage sacré semble unir les anti-héros de Scorsese, qu’importe leur époque : « ceci est mon corps, ceci est mon sang ».
Trois décennies plus tard, ce précepte pieux est au cœur de The Irishman. Une oraison funèbre où les mafieux trempent leur pain dans du vin en ressassant leurs exploits passés. Les établissements gastronomiques, comme le Colandrea New Corner Restaurant de Brooklyn, défilent en même temps que les avis de décès de ceux que l’on y trouve. Pour grossir les rangs de ces fantômes, l’Irlandais du titre s’est contenté d’une chose : livrer de la viande. Ces steaks qui hier encore suscitaient la rage du Jake LaMotta de Raging Bull (puisque trop cuits) et le dégoût du Howard Hughes d’Aviator (car trop saignants) ont désormais le goût amer de la mélancolie, à l’image du regard triste de Jimmy Hoffa, grand enfant dégustant son ice cream en apprenant la mort de JFK. L’alcool enivrant des Affranchis a tiédi. Au lieu d’euphoriser, il nous laisse sur les rotules. Le banquet, lui, est toujours là. Steaks, homards, salamis et poivrons n’envahissent plus le cadre. Le protagoniste attend un dernier repas qui n’arrivera jamais. Dans l’attente de ce Last Supper, il semble avoir fait sienne cette citation de Gatsby le Magnifique : « Et nous luttons ainsi, barques à contre-courant, refoulés sans fin vers notre passé.»
Article par Clément Arbrun paru en 2019. Retrouvez un dossier complet sur le réalisateur des Affranchis dans le « Rockyrama n° 32 - Martin Scorsese : King of New York », toujours disponible sur notre shop ici !