Les flics ne dorment pas la nuit : le polar selon Richard Fleischer
Les flics ne dorment pas la nuit fait partie de ces œuvres stupéfiantes pour celui qui découvre le film sans jamais en avoir entendu parler. Sa modernité est éclatante, annonçant un cinéma qui sera à la mode une quinzaine d’années plus tardRichard Fleischer est un cinéaste dont le nom n’occupe pas toute la place qu’il mérite dans la mémoire cinéphile. Peut-être à l’instar d’un Robert Wise à cause de sa polyvalence : son talent l’a amené à travailler sur des films très différents les uns des autres : thriller (L'Étrangleur de la place Rillington, 1971), film de guerre (Tora! Tora! Tora! 1970), fantastique (Le Voyage fantastique, 1966), film historique (Mandigo, 1975), de l’adaptation en mode blockbuster de Jules Verne (Vingt mille lieues sous les mers, 1954) à la série Z (Amityville 3D : Le démon, 1983), sans oublier de livrer un classique de l’anticipation (Soleil Vert, 1974). Le cinéphile avisé, devant quelques plans fulgurants de L'Étrangleur de Boston (1967) ou le visionnage des Vikings (1958) sait pourtant ce que l’histoire du cinéma doit à ce grand réalisateur. Peu à peu, grâce aux rééditions de quelques éditeurs avisés, le génie de Richard Fleischer s’impose comme une évidence de plus en plus partagée.
Par Jean-Samuel Kriegk
Les flics ne dorment pas la nuit (1972) fait partie de ces œuvres stupéfiantes pour celui qui découvre le film sans jamais en avoir entendu parler. Sa modernité est éclatante, annonçant un cinéma qui sera à la mode une quinzaine d’années plus tard ainsi que certaines grandes séries télévisées des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix (on pense notamment à NYPD Blue).
Adapté d’un livre autobiographique de Joseph Wambaugh, Les flics ne dorment pas la nuit participe d’un renouveau du polar aux États-Unis : il sort dans la foulée de L’Inspecteur Harry et French Connection. Son ouverture quasi-documentaire montre un entraînement avant d’embarquer le spectateur dans la réunion d’un commissariat où des policiers applaudissent à la nouvelle de la mort d’un maquereau connu des services. Cette introduction induit en erreur : il ne s’agit pas - contrairement à ce qu’affirmaient certains critiques de l’époque - d’un film crypto-fasciste légitimant la violence policière. À l’opposé du superflic interprété par Clint Eastwood au même moment, Les flics ne dorment pas la nuit montre avec empathie le quotidien de policiers dotés d’un sérieux sens moral, mais engagés dans un métier tellement difficile qu’ils va les submerger.
On y voit plus de citoyens que de policiers hostiles, comme cette mère qui maltraite son bébé et veut empêcher les forces de l’ordre d’accéder à son domicile, ce qu’ils font sans mandat pour protéger l’enfant. Plus tard, est montré un policier qui passe à tabac un vendeur de sommeil dont la spécialité est d’arnaquer les mexicains sans-papiers, ou encore un jeune flic perturbé d’avoir arrêté des homosexuels, et se sentant carrément coupable de n’avoir pas rendu la justice. Jamais Fleischer ne montrera un policier prendre du plaisir à user de ses pouvoirs, ou les outrepasser pour commettre un abus. Chacun des dépassements qui peut être montré se fait toujours dans le souci de protéger les citoyens les plus faibles. Un dialogue passionnant du film laisse d’ailleurs entendre que seule la loi définit le mal, qui n’existe pas de façon intrinsèque, et qu’il suffirait de dépénaliser la drogue pour réduire - mathématiquement - la criminalité. La seule véritable bavure policière du film est grave mais complètement involontaire : un policier tue un jeune noir innocent en pensant avoir coincé un braqueur - on le voit s’effondrer dans la scène qui suit.
L’audace formelle du film Les flics ne dorment pas la nuit tient à son scénario volontairement décousu : on n’y suit pas une intrigue policière visant à résoudre un crime ou arrêter un malfaiteur mais on accompagne deux policiers dans leur travail quotidien dans un quartier difficile de Los Angeles. Pour seule trame, et comme dans de très nombreux polars à venir (notamment la série L’Arme fatale), un jeune rookie (Roy Fehler) est pris sous l’aile d’un policier au seuil de la retraite (Andy Kilvinski) qui va lui apprendre les ficelles du métier. Ces représentants de la loi sont présentés avec leurs ambiguïtés. Ils ne sont pas parfaits mais se débattent sans cesse avec leur sens moral. Leurs erreurs ne sont jamais le fait d’une quelconque corruption.
Les débuts du film sont étonnants, presque optimistes. Une séquence d’arrestation de prostituées ouvre la formation de Roy Fehler. Le binôme de policiers n’a rien à leur reprocher mais ils décident de « foutre en l’air leur soirée ». Malgré des débuts tendus, la scène devient rapidement chaleureuse et même joyeuse, une conversation un peu sordide des prostituées se racontant leurs pires expériences se termine dans les rires d’un fourgon où tourne une bouteille de bourbon. Policiers et prostituées semblent partager cette bonne humeur et l’on comprend peu à peu que dans ce fourgon les femmes ont été mises à l’abri. Un peu plus tard, un homme est hilare lors de son arrestation, après avoir été piégé par des policiers qui ont réussi à le faire entrer par la ruse dans leur voiture pour l’interpeller. Les interventions policières se succèdent, pour des faits plus ou moins graves. Lors d’une autre scène très amusante, un flic fait semblant de prononcer le divorce d’un couple d’alcooliques pour calmer une violente dispute, une idée qui porte ses fruits.
Cependant, par la force de la mise en scène, le danger est toujours palpable. Un sentiment que renforce une scène de braquage et de prise d’otage, véritable tournant du film qui vire au drame lorsque Roy est blessé lors d’une intervention. Dès lors, Les flics ne dorment pas la nuit ne renouera plus avec les instants joyeux de sa première heure. Les événements sont de plus en plus tendus (par exemple lorsqu’une jeune femme refuse de se laisser interpeller et essaye de tuer Fehler accroché à la portière de sa voiture), puis deviennent carrément poignants. Le destin des deux héros, plongés dans des abîmes de noirceur, transforme le film en tragédie moderne.
Le titre français du film n’est pas très heureux. Le titre original The New Centurions, permet de mieux comprendre le sens du film, en faisant écho à une ligne de dialogue : « Même les romains avaient les centurions pour maintenir l’ordre. Ils n’avaient aucun soutien, aucune reconnaissance, comme nous. Mais ils ont tenu un moment, jusqu’à ce que Rome soit envahie par les barbares ». La clé du film se trouve ici. Fleischer rend hommage aux policiers montrés comme les véritables héros méprisés de notre quotidien. Des vigies capables de protéger au péril de leur vie un bébé maltraité, une grand-mère arnaquée par un petit délinquant ou une femme battue au cœur d’une ville envahie par le mal. Los Angeles est ici dépeint comme une jungle urbaine impitoyable. Ces flics, sans cesse humanisés par le scénario (on voit Fahler border sa fille, retrouver sa femme le soir, et on assiste même au rendez-vous avec un plombier), deviennent au bout de deux heures de film des victimes expiatoires, noyées dans l’alcool, la dépression et le chaos, promis au divorce, à l’accident ou au suicide. La fin voulue par Fleischer, qui n’est pas celle du roman, appuie bien évidemment cette idée.
« Je veux juste être un bon policier, c’est tout » dit la jeune recrue Roy Fehler au début du film. Kilvinski lui offre deux leçons pour être un flic respectable : « Ne fais aucune différence. Blancs, noirs, marrons. Sois poli avec tout le monde et courtois avec personne ». Puis : « Si un gars utilise son poing, utilise ta matraque. S’il utilise un couteau, utilise ton flingue. Si rien ne marche, frappe-le avec une brique, n’importe quoi ». Ce n’est pourtant pas l’approche retenue dans le film, d’une grande sobriété : ultra-réaliste, aux velléités humanistes, il renonce sans cesse à toute tentation spectaculaire. Les flics ne dorment pas la nuit honore au contraire un héros qui paiera très cher ses hésitations à sortir son flingue. Le genre de flic qu’on ne verra plus beaucoup à Hollywood.